Politique
Analyse

Camps au Xinjiang : malgré les témoignages de tortures et de viols, Pékin persiste à nier

Une Ouïghoure dans un checkpoint à l'entrée du bazar de Hetan, au Xinjiang, province du nord-ouest chinois, le 31 mai 2019.(Source : RFA)
Une Ouïghoure dans un checkpoint à l'entrée du bazar de Hetan, au Xinjiang, province du nord-ouest chinois, le 31 mai 2019.(Source : RFA)
Ce sont surtout des femmes qui parlent. Les témoignages bouleversants se multiplient sur l’enfer des camps d’internement au Xinjiang, sur les souffrances des Ouïghours et des musulmans d’autres ethnies dans cette région du nord-ouest chinois. Malgré tout, la Chine persiste à nier la véracité de leurs dépositions quant à l’existence d’une volonté programmée de Pékin de détruire l’identité culturelle ouïghoure.
Dernier témoignage en date, celui de Gulbahar Jalilova, citoyenne kazakhe, emprisonnée dans un camp de détention à Urumqi de mai 2017 à septembre 2018. Elle en fut libérée grâce à une intervention de l’ONU. Elle réside désormais en France depuis janvier dernier. Enfermée dans une salle de 25 m² avec une quarantaine d’autres détenues âgées de 14 à 80 ans, elle dit avoir été torturée, violée, soumise à une contraception forcée.
Elle témoigne à visage découvert sur le fait que les femmes au Xinjiang sont parmi les premières victimes de cette implacable répression. « Nous étions debout dans cette pièce, les pieds liés par des chaînes de cinq kilos, confie-t-elle dans une interview diffusée le 22 février par Mediapart. Nous pouvions nous allonger, mais à même le sol, pas plus de deux heures pour permettre à d’autres détenues de s’allonger à leur tour. Il y avait des caméras installées aux quatre coins de la pièce. Les policiers, à l’extérieur de la pièce, nous dictaient leurs ordres par haut-parleur. Nous devions chanter des chants à la gloire de Xi Jinping. Plusieurs fois par semaine, on nous administrait des drogues qui ont eu pour conséquences que je n’avais plus mes règles. »
« J’ai vu de mes yeux les tortures infligées à d’autres détenues, poursuit Gulbahar Jalilova. Un jour, un jeune homme de 23 ans qui me soumettait à un interrogatoire a baissé son pantalon et a mis son sexe dans ma bouche. Je lui ai dit : « Comment peux-tu faire cela, tu pourrais être mon fils. » J’ai tenu face à cet enfer car nous, les détenues, nous nous encouragions les unes les autres. Lorsque finalement j’ai été libérée, ils m’ont mis en garde : « La Chine est le pays le plus puissant du monde. Nous avons le bras très, très long. Si tu parles, on va te retrouver et te tuer. » Mais mes codétenues m’ont suppliée de porter leurs voix devant le monde. »
« Le fond de la question est colonial », souligne Dilnur Reyhan, une Ouïghoure réfugiée en France depuis 16 ans et enseignante à l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Elle est devenue lanceur d’alerte et principale porte-parole des Ouïghours en France. Pour elle, ce sont les ressources naturelles que renferme le sous-sol du Xinjiang et sa position géostratégique qui explique ce fait. De nombreux attentats meurtriers attribués aux Ouïghours se sont produits en Chine mais, insiste-t-elle, il n’existe aucune preuve que leurs auteurs appartiennent à la minorité ouïghoure. « Dans une situation coloniale, entre colonisateurs et colonisés, il est normal qu’il y ait des tensions. »

Autre illustration de la volonté du régime de Pékin d’éradiquer l’identité culturelle des Ouïghours, la destruction de leur patrimoine humain et communautaire le plus symbolique : les tombes. Je ne résiste pas à l’envie impérieuse de retranscrire ici la quasi-intégralité d’une dépêche de l’Agence France-Presse en octobre 2019, diffusée après un reportage tant bien que mal réalisé au Xinjiang par mes anciens collègues de l’AFP de Pékin. Malgré la surveillance constante des autorités, ils sont parvenus à y recueillir des informations de première main sur le fait que les démolisseurs chinois en sont arrivés à effacer définitivement des cimetières ouïghours pour y construire à la place des parkings.
« Des ossements à même le sol, entre des traces de chenilles métalliques, décrivent-ils dans leur reportage, photo à l’appui. Dans ce cimetière musulman du nord-ouest de la Chine, les bulldozers n’ont pas fait dans le détail, effaçant un lien entre les Ouïghours et leur mémoire d’outre-tombe. Au pied des collines du comté de Shayar, des tombeaux, réduits à des tas de briques, parsèment le paysage. Le spectacle se répète dans plus d’une dizaine de cimetières visités le mois dernier par l’AFP au Xinjiang, une région à majorité musulmane qui fait l’objet d’une stricte reprise en main par Pékin. Les journalistes ont constaté la présence d’ossements à l’air libre dans trois anciens cimetières. »
« Selon des images satellite analysées par l’AFP avec l’association Earthrise Alliance, basée à Washington, au moins une quarantaine de cimetières ouïghours ont été rasés à compter de l’an dernier [2018] dans cette région vaste comme trois fois la France. À Aksu, dans l’ouest de la région, un vaste cimetière a été transformé en un « Parc du bonheur » qui comprend un lac artificiel, des jeux pour enfants et des pandas en carton-pâte. Le site était révéré par les Ouïghours car il abritait la tombe d’un de leurs poètes du XXe siècle, Lutpulla Mutellip. L’endroit était comme « un sanctuaire pour le nationalisme ouïghour », explique à l’AFP Ilshat Kokbore, qui s’est rendu sur place dans les années 1990 et vit désormais en exil aux États-Unis. Le sort des restes de Mutellip n’est pas connu. Un responsable du nouveau cimetière où les corps ont été déplacés, dans une zone industrielle au milieu du désert, dit tout ignorer de ce qui est advenu des cendres du poète. Quant aux autorités d’Aksu, elles n’étaient pas joignables pour répondre aux questions de l’AFP. »
« Le gouvernement chinois s’efforce de détruire chez les Ouïghours tout sentiment d’appartenance à cette terre », accuse Aziz Isa Elkun, un militant exilé au Royaume-Uni. La tombe de son père fait partie de celles qui ont été détruites dans les nombreux cimetières de Shayar. Les cimetières sont « un lien entre l’ancienne et la nouvelle génération. C’est cela qu’ils détruisent », dénonce-t-il. Lors de leur reportage en septembre, trois journalistes de l’AFP ont visité une dizaine de cimetières détruits dans quatre communes, ainsi que trois nouveaux sites où des dépouilles ont été réinhumées. L’équipe a été presque constamment suivie par les autorités. Dans un ancien cimetière de Shayar, les journalistes étaient surveillés par un groupe de 11 personnes, dont certaines expliquaient que les ruines des tombes étaient en fait celles de vieilles maisons, de fours à pain, ou encore de simples tas de sable. Même face aux ossements trouvés au sol, les fonctionnaires refusaient de se rendre à l’évidence. » Aujourd’hui, un tel reportage ne serait plus possible, car la surveillance et le contrôle des activités de la presse étrangère au Xinjiang se sont considérablement renforcées.

Le 19 janvier dernier, l’ancien secrétaire d’État américain Mike Pompeo avait accusé la Chine de commettre un génocide au Xinjiang, accusation reprise peu après à son compte par l’actuel secrétaire d’État Anthony Blinken. Le 23 février, le parlement canadien a entériné une motion dénonçant un génocide au Xinjiang. Le parlement des Pays-Bas a fait de même le 25 février.
Ce dimanche 7 mars, le ministre chinois des Affaires étrangères et conseiller d’État Wang Yi a profité de sa conférence de presse traditionnelle à Pékin en marge de la session annuelle de l’Assemblée Nationale Populaire (ANP) pour dénoncer les accusations de génocide au Xinjiang. « Le soi-disant génocide au Xinjiang est ridicule et absurde. Il s’agit d’une rumeur aux desseins noirs et un mensonge absolu, a affirmé le chef de la diplomatie. Quand on parle de « génocide », la plupart des gens pensent aux Indiens en Amérique du Nord au XIème siècle, aux esclaves africains au XIXème siècle, aux juifs au XXème siècle et aux aborigènes d’Australie qui luttent toujours aujourd’hui. » L’Histoire jugera ces propos.
« Je suis partagée entre d’une part une douleur humaine compatissante pour ces gens qui vivent des moments terribles, inimaginables, a déclaré ce lundi 8 mars à Asialyst la sinologue Marie Holzman. Nous avons du mal à concevoir ce qu’ils doivent endurer. C’est une chose. L’autre sentiment, c’est la stupéfaction. Nous avons tous des amis chinois qui aiment la vie et ont de l’humour, qui ont une très grande intelligence des rapports sociaux et humains. Or là aussi, nous avons beaucoup de mal à imaginer que ce sont des Chinois de cette même nation qui commettent des crimes contre l’humanité, comme si cela pouvait faire partie d’un programme tout à fait acceptable. Ça, c’est quelque chose qui dépasse mon imagination et mon entendement. Cela va au-delà de l’indignation. L’indignation, c’est banal. On n’arrive pas à penser l’impensable. »
Par Pierre-Antoine Donnet

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).