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Fukushima : dix ans après, les décalages persistent dans la vision de la catastrophe

La centrale néuclaire de Fukushima Daiichi à Okumamachi, dans la préfecture de Fukushim. (Source : Fairwinds)
La centrale néuclaire de Fukushima Daiichi à Okumamachi, dans la préfecture de Fukushim. (Source : Fairwinds)
Il y a dix ans, le 11 mars 2011, se produisaient le séisme, le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima. Si les jauges de mesure de la radioactivité indiquent, selon le gouvernement, une amélioration de la situation, celle-ci continue de poser de nombreux défis. En Chine aussi, l’environnement en est un, désormais pris en compte par le gouvernement. L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) a débattu des décalages dans les approches, politique comme littéraire, de la catastrophe, lors d’une conférence à distance le 8 février, dans le cadre de ses « Rencontres du lundi », avec Anne Bayard-Sakai, Guibourg Delamotte et Jean-François Huchet.

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À partir de 2021, Asialyst développe un nouveau partenariat avec l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE), une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, l’Institut national des langues et civilisations orientales. Le deuxième lundi de chaque mois, l’IFRAE organise un débat autour de ses chercheurs à l’Inalco à l’auditorium du 2 rue de Lille, 75007 Paris.

Visions occidentale et japonaise de la catastrophe

La vision non japonaise de ce désastre se concentre principalement sur l’explosion de la centrale nucléaire de Fukushima, alors que la triple catastrophe (séisme, tsunami et catastrophe nucléaire) du 11 mars 2011 est connue sous le nom de « 3.11 » au Japon. La « grande catastrophe [shinsai] de l’est du Japon » s’inscrit ainsi dans une « chaîne historique », explique Anne Bayard-Sakai : le séisme du Kantō en 1923, celui de Kōbe de 1995, celui du Tōhoku de 2011 et enfin celui de Kumamoto en 2016, dont Fukushima est un élément.
*L’un des deux syllabaires utilisé en langue japonaise notamment pour transcrire les mots d’origine étrangère autres que le chinois.
Alors qu’en Occident, « l’aspect nucléaire fait sens davantage que le reste » – ce que certains chercheurs japonais ont décidé d’appeler « Fukushima » en katakana*, pour désigner la manière dont les Occidentaux ont décrit la catastrophe. Il y a ainsi un décalage de visions. La pandémie risque d’accélérer le phénomène, « le séïsme et le tsunami risquent d’être relégués au rang de catastrophes locales ».

La littérature et Fukushima

En dix ans, la littérature a évolué par rapport à la catastrophe. « Il n’y a pas de reconstruction émotionnelle par la littérature, souligne Anne Bayard-Sakai. La consolation par la littérature n’est pas possible et la temporalité de la résilience n’est pas non plus celle de la littérature. En revanche, la littérature a dû se demander comment témoigner de ce qui s’était passé. » Cette catastrophe est la première à avoir été exposée par les images, des millions d’heures d’images officielles ou privées – collectées de manière intéressante à Harvard plutôt qu’au Japon. Face à leur déferlement, à « la puissance brute de l’image », la littérature s’est trouvée affaiblie dans ses capacités d’expression et par un inéluctable décalage dans le temps.
Une dissociation s’est faite entre prose et poésie. Il n’y a pas de prose sans récit. Que raconter ? « L’Histoire avait pris le dessus sur toute histoire, pour Anne Bayard-Sakai. Aucun récit ne pouvait avoir de sens. » La poésie, elle, a retrouvé une « seconde jeunesse » par le biais de Twitter qui a continué à fonctionner. « On a assisté à une réhabilitation spectaculaire de la poésie comme vecteur de réaction. » De plus, par la suite, la prose a été dépassée par la puissance, cette fois, des témoignages de bénévoles sur le terrain et par la « violence spectaculaire de leurs textes, la fiction étant confrontée à sa propre impuissance ». La puissance de ces textes était immédiate.
C’est dans les mois et années suivant la triple catastrophe que l’autre littérature s’est inventée une expression. Mais peu de textes ont finalement été produits, et dans l’abstention même, un choix peut avoir été opéré. Par ailleurs, qu’est-ce que « la littérature de la catastrophe » ? De mauvais textes peuvent-ils en faire partie ? Deux genres ont émergé : énormément de dystopies ont été écrites, décrivant un Japon ravagé par les catastrophes environnementales – un genre renouvelé par le 11 mars à cause de la nécessité de rendre compte de cette catastrophe nucléaire. La question de la corruption a pour sa part été abordée dans des romans policiers – corruption encadrant la reconstruction ou entourant l’industrie nucléaire.
La fiction reste en concurrence avec l’image : énormément de documentaires ont été tournés. Et quel que soit le mode de représentation concerné, texte ou image, la question de la légitimité fait débat au Japon : des personnes non concernées ont-elles ou non le droit de raconter à leur manière les faits, d’en porter témoignage, alors que d’autres mettent en avant leur « droit à l’oubli » ?

Les risques environnementaux en Chine

La Chine a, de son côté, construit un grand nombre de centrales à fission, grâce aux connaissances sur l’énergie nucléaire apportées par les Français, pour soutenir son besoin toujours plus grand en énergie. Son développement économique s’est accompagné d’accidents d’un autre ordre, liés à la pollution considérable.
Il faut distinguer les accidents ponctuels, spectaculaires et médiatisés – comme à la fin des années 1990, pour la rivière qui traverse Harbin, ou en 2015 avec la double explosion gigantesque dans le port de Tianjin – et les pollutions plus difficiles à établir liées à la pollution de l’eau dans les campagnes, ou les épisodes « d’airpocalypse » à Pékin. Pour prendre conscience de la masse chinoise dans l’empreinte écologique mondiale, « la pollution doit être mesurée en termes absolus », insiste Jean-François Huchet, et pas seulement relatifs. « La Chine est le premier producteur mondial de ciment et le ciment provoque environ 4 % du rejet de CO2 dans le monde. »

Une conscience environnementale chinoise grandissante

Il se produit en Chine « un peu ce qui s’est passé au Japon avec Minamata », poursuit Jean-François HUchet : le développement des classes moyennes amène une prise de conscience. « La crise est beaucoup plus grave qu’au Japon dans la haute période d’industrialisation, la dégradation de l’environnement, beaucoup plus sévère qu’ailleurs (sauf au nord de l’Inde). Mais la Chine est à un moment charnière » : la pollution atteint ses limites à la fois pour le développement du pays et pour la tolérance des populations.
Cependant, les populations n’ont pas le poids qu’elles ont pu avoir dans le Japon des années 1970. Leur poids est aussi inégal : elles pèsent davantage dans les villes. La Chine atteint « ce niveau de maturité économique et de développement d’une conscience environnementale mais cela ne se traduit pas par des mouvements politiques » : le système ne les laisse pas se développer.
Comme dans les pays occidentaux ou au Japon dans les années 1970, le gouvernement chinois pensait qu’il fallait s’industrialiser d’abord : « la priorité était donnée au producteur sur le bien-être des populations ». Cette priorité demeure : « La question n’est pas tranchée encore en Chine, même si le niveau de conscience environnementale dans la population urbaine est sans commune mesure avec ce qu’elle était il y a 10 ans. » Les citadins ont par exemple des applications qui leurs permettent de mesure la pollution.
Le cadre juridique, lui aussi, s’est beaucoup amélioré. Il s’est produit une rupture en 2012 et 2013 avec le scandale de la pollution de l’air : un ministère de l’Environnement à part entière a été créé puis le gouvernement a pris des mesures pour améliorer la qualité de l’air en ville. « C’est désormais une chose que le Parti met sur le radar quand il pense à sa survie, qu’il veut répondre à une opinion publique qui se fait entendre », précise Jean-François Huchet. Le gouvernement peut toujours « couper le son et l’image » de cette société qui essaie de s’organiser : un documentaire sur la pollution en Chine (Under the Dome de Chai Jing) a été vu par 300 millions de personnes avant d’être retiré de la toile chinoise par les autorités.
Si la Chine est le pays qui pollue le plus, « elle est aussi celui qui investit le plus dans les énergies vertes ». Une « situation schizophrénique » de deux Chine qui vont cohabiter encore 20 à 30 ans. Même avec l’énergie nucléaire, les énergies fossiles ne pourront être remplacées avant des décennies et la Chine continuera à brûler 4 milliards de tonnes de charbon par an.
Par Rémy Taintenier

Les prochaines Rencontres du lundi de l'IFRAE

Lundi 8 mars 2021 de 18h à 19h15 : « Violences sexuelles en Asie orientale : regards comparés »

La participation est gratuite. Pour vous connecter, cliquez sur ce lien. Code secret : 08022021. ID Réunion : 7454649124.

Avec :
Isabelle Konuma, professeure des universités et Françoise Robin, Professeur des universités[/asl-article-text] Doan Cam Thi, professeure de littérature vietnamienne, IFRAE[/asl-article-text] Itoh Yukiko, doctorante de l’IFRAE-INALCO.[/asl-article-text] Françoise Robin, professeure de littérature tibétaine, IFRAE

Publications :
Doan Cam Thi :
Écrire le Vietnam contemporain. Guerre, corps, littérature, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2010, 211 pages.
– « La Guerre du Vietnam au prisme de la littérature : Amours entre ennemis dans trois fictions vietnamiennes contemporaines », in Histoire et littérature au 20e siècle, ouvrage collectif, groupe de recherche « Histoire immédiate » de l’Université Toulouse Le Mirail, Toulouse, 2003, 527 pages, pp.385-398.[/asl-article-text]

Isabelle Konuma :
– « Le statut juridique de l’épouse au Japon : La question de l’égalité », in Recherches familiales, n° 7, 2010, p. 127-135.
– « La construction d’une identité de genre : les femmes dans les Mouvements pour une vie nouvelle (Shinseikatsu und, 1947-1982) », in Claire Dodane, Jacqueline Estran (dir.), Genre et tradition(s) – Regards sur l’Autre et sur Soi au XXe siècle, Paris, L’Harmattan, 2019, p. 39-51.[/asl-article-text]

Françoise Robin :
« Debating Marriage and Domestic Violence in Tibet Today », guest post, in High Peaks Pure Earth, octobre 2019.

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A propos de l'auteur
L’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE) est une nouvelle équipe de recherche rattachée à l’Inalco, à l’université de Paris-Diderot et au CNRS, mise en place au 1er janvier 2019. Elle regroupe les anciennes équipes d’accueil ASIEs et CEJ (Centre d’études japonaises) de l’Inalco, rejointes par plusieurs enseignants-chercheurs de l’université Paris-Diderot (UPD). Composée de soixante-deux chercheurs et enseignants-chercheurs, ainsi que plus de quatre-vingts doctorants et postdoctorants, elle constitue l’une des plus grandes unités de recherche sur l’Asie de l’Est en France et en Europe. Consulter la page web de l'IFRAE