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Les Indonésiens et Macron : "Lost in translation" ?

Manifestation du FPI (Front Pembela Islam, "Front des défenseurs de l'islam"), organisation islamiste indonésienne, contre le président français Emmanuel Macron devant l'ambassade de France à Jakarta, le 2 novembre 2020. (Source : Jakarta Globe)
Manifestation du FPI (Front Pembela Islam, "Front des défenseurs de l'islam"), organisation islamiste indonésienne, contre le président français Emmanuel Macron devant l'ambassade de France à Jakarta, le 2 novembre 2020. (Source : Jakarta Globe)
Après le discours du président français sur le « séparatisme islamiste », son homologue indonésien Joko Widodo déclare qu’Emmanuel Macron a « insulté la religion musulmane et a blessé les musulmans du monde entier ». Malentendu ? Problème de traduction du mot « islamisme » ? Des manifestations organisés par les islamistes indonésiens ont ensuite rassemblé des milliers de personnes contre les propos du président. Pour comprendre cette « colère » en Indonésie, il ne faut pas oublier le contexte de politique intérieure.
En 2017, le sommet du G20 s’était tenu à Hambourg. Emmanuel Macron venait d’être élu président. En marge de l’événement, lui et le président indonésien Joko Widodo, qu’on appelle familièrement Jokowi, ainsi que leurs épouses, avaient fait une séance de selfie dans laquelle entre autres Macron s’adressait aux Indonésiens et leur disait qu’il viendrait bientôt les voir. Bien des choses se sont passées dans le monde depuis trois ans.
Le 2 octobre 2020 aux Mureaux, une commune des Yvelines située à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de Paris, Macron présente un projet de loi pour lutter contre les « séparatismes ». Il explique : « Ce à quoi nous devons nous attaquer, c’est le séparatisme islamiste. C’est un projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République. » Il affirme un peu plus loin : « L’islam est une religion qui vit une crise aujourd’hui, partout dans le monde. […] C’est une crise profonde qui est liée à des tensions entre des fondamentalismes, des projets justement religieux et politiques qui, on le voit dans toutes les régions du monde, conduisent à un durcissement très fort, y compris dans des pays où l’islam est la religion majoritaire. » Le président propose donc de « bâtir enfin un islam en France qui puisse être un islam des Lumières ». Il précise : « Ce n’est pas le travail de l’État de structurer l’islam. Mais nous devons, nous, permettre, accompagner cette émergence, et c’est ce que ce dialogue, toute cette préparation nous a permis de faire. »
Quelques jours plus tard, le président turc Recep Tayyip Erdogan accuse Emmanuel Macron de traiter les musulmans de France de séparatistes et qualifie de « provocation claire » l’affirmation que « l’islam est en crise ». Ces propos déclenchent la colère du monde musulman.
Le 16 octobre, Samuel Paty est assassiné par un jeune Tchétchène musulman dont la famille est arrivée en France en 2018. Dans l’hommage qu’il rend le 21 octobre au professeur d’histoire et géographie, Macron dit, entre autres : « Je n’aurai pas de mot pour évoquer la lutte contre l’islamisme politique, radical. […] Samuel Paty est devenu vendredi le visage de la République, de notre volonté de briser les terroristes, de réduire les islamistes […]. Nous défendrons la liberté que vous enseigniez si bien, et nous porterons haut la laïcité. Nous ne renoncerons pas aux caricatures, aux dessins, même si d’autres reculent. » Un conseil de défense se tient le dimanche 18 octobre, à l’issue duquel est annoncé un plan d’action immédiat contre « les structures, associations ou personnes proches des milieux radicalisés », en attendant le projet de loi contre l’islam radical.
Trois jours après l’hommage à Samuel Paty, Erdogan s’en prend de nouveau au président français. Dans une allocution, il critique l’attitude de Macron envers les musulmans et exprime des doutes sur sa « santé mentale ». Dans plusieurs pays arabes, des campagnes de boycott des produits français sont lancées. Le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif accuse la France « d’alimenter l’extrémisme ».

Jokowi et les manifestations contre Macron

Le 30 octobre, le président indonésien Joko Widodo organise une réunion avec le MUI (le « Conseil des oulémas d’Indonésie »), la Nahdlatul Ulama (la première organisation musulmane d’Indonésie pour le nombre d’adhérents), la Muhammadiyah (la deuxième), la Conférence des évêques d’Indonésie catholique, le Conseil des églises d’Indonésie protestant, la Société de l’hindouisme d’Indonésie, l’Union de la communauté des bouddhistes d’Indonésie et le Conseil suprême de la religion confucéenne d’Indonésie. À la sortie de la réunion, il déclare que « l’Indonésie condamne fortement les violences qui ont eu lieu à Paris et à Nice » mais aussi « la déclaration du président de la France qui a insulté la religion musulmane et a blessé les musulmans du monde entier […]. Lier la religion à des actes de terrorisme est une grande erreur. […] Le terrorisme n’a pas de rapport avec quelque religion que ce soit ». Jokowi, comme on l’appelle familièrement, entend montrer qu’en Indonésie, ce ne sont pas seulement les musulmans qui condamnent les propos de Macron, mais l’ensemble de la communauté nationale dans son pluralisme.
Or nous l’avons vu, dans ses déclarations, Macron ne dénonce pas l’islam mais l’islamisme. Il est vrai que les Indonésiens ne connaissent pas ou ne comprennent pas cette distinction, bien que le livre Islamism and Islam de l’islamologue Bassam Tibi, paru en 2012, ait été traduit en indonésien en 2016. Toutefois, nous n’imaginons pas qu’on ait pu fournir à leur président une traduction incorrecte des discours de Macron. Cela dit, même en France la distinction n’est pas toujours claire pour tout le monde, au point qu’un quotidien comme La Dépêche ait jugé nécessaire de publier un article sur la question.
À la suite de la déclaration de Jokowi, des manifestations contre Macron ont lieu dans différentes villes d’Indonésie à l’appel de diverses organisations islamistes. À Jakarta, le 2 novembre, le FPI (Front Pembela Islam, « Front des défenseurs de l’islam »), une organisation islamiste connue notamment pour ses actions violentes contre tout ce qui n’est pas conforme à sa conception de l’islam, organise une manifestation devant l’ambassade de France pour protester contre les propos de Macron. Des journaux français publient une dépêche de Reuters sur l’événement avec pour titre « Indonésie : Des manifestants musulmans protestent à leur tour contre Macron ». Ce titre omet de préciser qu’ils manifestent à l’appel d’une organisation islamiste.

Les islamistes et la présidentielle de 2024

Une telle omission empêche de comprendre l’enjeu en Indonésie, qui n’est pas un « pays musulman ». Le 7 novembre, l’hebdomadaire Tempo publie une opinion sous le titre « Parce que la France, ce n’est pas nous » (« Karena Perancis bukan kita »). « La réaction du président Emmanuel Macron au meurtre de Samuel Paty est considérée comme insultant l’islam, explique le journal. Le président Jokowi n’a pas besoin de souffler sur les braises. »
Le 10 novembre, Rizieq Shihab, dirigeant du FPI, est rentré en Indonésie après un séjour de trois ans en Arabie saoudite. En Indonésie, depuis la seconde moitié des années 1970, l’Arabie saoudite finance la propagation du wahhabisme. Devant les milliers de partisans venus l’accueillir à l’aéroport, Rizieq, qui était allé en Arabie saoudite pour fuir une inculpation pour « pornographie », appelle à une « révolution morale pour sauver la République d’Indonésie ». Ce jour-là, le gouverneur de Jakarta Anies Baswedan, qui avait eu le soutien du FPI pour son élection en 2017, rend visite à Rizieq à son domicile.
Le retour de Rizieq est suivi de différents événements, dont des rassemblements de milliers de ses partisans à deux occasions, en infraction au protocole sanitaire pour lutter contre la pandémie de Covid-19. La police ne réagit qu’après ces événements, en convoquant les gouverneurs des provinces où se tenus ces rassemblements. Elle entreprend le démontage des panneaux saluant le retour de Rizieq, en coopération avec l’armée. Cette implication des militaires dans une opération qui relève de la police suscite des questions chez de nombreux politologues et militants pour la démocratie. Pour l’hebdomadaire Tempo, l’origine de cette agitation est dans l’attitude ambiguë du gouvernement envers Rizieq et son organisation, notamment en ne s’opposant pas à l’inculpation d’Ahok, alors gouverneur de Jakarta, permettant ainsi l’élection à ce poste d’Anies, soutenu entre autres par les islamistes. On dit aujourd’hui qu’Anies pourrait se présenter à l’élection présidentielle de 2024. C’est dans se contexte qu’on peut comprendre l’allocution de Jokowi condamnant les propos de Macron sur l’islam au nom des Indonésiens de toute confession.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.