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Cinéma sud-coréen : après le coronavirus, les films de zombies ressuscitent les salles obscures

Scène du film sud-coréen "#Alive" de Cho Il-hyung raconte l'histoire de d'un homme et d'une femme cherchant à survivre alors qu'une maladie mystérieuse se propage à Séoul. (Source : Nerdist)
Scène du film sud-coréen "#Alive" de Cho Il-hyung raconte l'histoire de d'un homme et d'une femme cherchant à survivre alors qu'une maladie mystérieuse se propage à Séoul. (Source : Nerdist)
Passé le sevrage forcé en temps de Covid, ce sont les zombies qui attirent de nouveau les Sud-Coréens au cinéma. L’ironie va plus loin en faisant de l’un de ces films, intitulé #Alive, le premier essai concluant du retour du public en salle. Avec plus de deux millions de spectateurs masqués, il a ouvert la voie à Peninsula, deuxième film de zombie et suite du désormais célèbre Train to Busan, puis à Deliver Us From Evil, un autre blockbuster dans le genre film noir, cette fois. Ces deux films à gros budgets ont dépassé les 4 millions d’entrées. Sans atteindre les sommets (jack-pot coréen des 10 millions), ils sont considérés comme des succès par l’industrie locale et comme des miracles au regard du contexte international de pandémie et de fermetures de salles. Comment la reprise a-t-elle été possible ? Grâce à la combinaison d’au moins deux facteurs : l’affaiblissement de la contagion et le choix d’un film de genre précis, « coréanisé » et reflétant les peurs du moment.
Car l’industrie du film locale revient de loin. On attendait une vague déferlante du cinéma sud-coréen après la palme d’or de Cannes pour Parasite de Bong Joon-ho et ses Oscars obtenus à la veille de la pandémie. Cette dernière a nettement refroidie les attentes. Même sur le sol sud-coréen, les salles ont d’abord été limitées à 50 % de leurs sièges pour permettre de séparer les spectateurs. Puis, les distributeurs ont préféré différer les sorties de blockbusters, laissant la place aux super-héros hollywoodiens. Enfin, c’est presque la quasi-totalité des films qui a été différée, remplacés par des ressorties de succès (souvent hollywoodiens) ou à quelques films indépendants sud-coréens, heureux d’avoir enfin des écrans grâce à la pandémie, mais dans des salles vides. Fin avril, le cinéma avait perdu plus de 70 % de ses spectateurs.

Des zombies calculés

Fin mai, la situation, qui n’a relativement jamais été très grave (un maximum de 400 nouveaux cas par jour et une stabilisation autour des 100 cas), s’améliore encore avec la localisation précise d’une poignée de foyers d’infection – notamment autour de communauté religieuses, militaires ou de commerces. Les films s’accumulent sur les listes d’attente des distributeurs, parfois sans même avoir une date de sortie en vue ; et s’ils en ont, elle est reportée au jour le jour. Ce qui est facilité par l’étroite collaboration entre les deux gros distributeurs (CJ et Lotte) et les trois grosses chaînes de salles (CGV, Lotte et Megabox). C’est à qui prendra le risque de sortir un film dans ces conditions de rentabilité quasiment nulle. L’exploit de #Alive est de jouer sur un genre zombiesque qui semble parfaitement approprié à l’époque, sur le thème du virus et en visant un public-cible jeune, peu affecté par l’épidémie. À cela s’ajoute qu’il est produit par Spackman Entertainment, une compagnie aux ramifications internationales (Zip Cinema en Corée du Sud, Perspectives Pictures aux États-Unis, etc.), qui pense d’emblée à de multiples marchés pour ses productions.
Ainsi, le film a été co-écrit par le Sud-Coréen Cho Il-hyeong (aussi réalisateur et qui a tourné là son premier film après des études à l’American Film Institute) et le scénariste américain Matt Naylor. Fait important, ce dernier avait déjà écrit un film de zombie intitulé Alone et déjà tourné aux États-Unis avec l’acteur Donald Sutherland. Mais le film n’est toujours par sorti en salles. #Alive est donc une seconde version adaptée pour le marché sud-coréen. L’argument de l’adaptation d’un drame autour de zombies coréanisés a été mis en avant lors de la courte période de promotion du film par Lotte, son distributeur. S’il ne s’agit pas d’un film à gros budget, il marque pour la deuxième fois l’introduction d’une star sud-coréenne, Yoo Ah-in (connu en France pour Burning de Lee Chang-dong) dans un film de zombies. La première était Train to Busan avec la star Gong Yoo.
#Alive également la nouvelle stratégie du « rouleau compresseur » anti-virus mise en place par les distributeurs : 1 882 écrans sont réservés au film, c’est-à-dire près du tiers des écrans du pays – en contradiction avec les récentes polémiques locales contre les monopoles. La voie étant ouverte, deux mois plus tard, Peninsula de l’autre distributeur, CJ, aura 2 575 écrans. Lors de la sortie le 24 juin, sans tambours ni trompettes (la décision et les délais de sortie étant trop courts pour une promotion normale), les principaux complexes de salles semblent dédiés à ce seul film. S’il est une sorte de poisson-pilote pour une industrie qui expérimente une stratégie anti-libérale en temps de crise, #Alive sans ses qualités propres aurait pu échouer – comme ce sera le cas le mois suivant avec le blockbuster d’espionnage aux relents néo-nationalistes Steel Rain 2 : 1 781 écrans, 170 0000 spectateurs « seulement ».

Un ancrage local critique réussi

Les co-scénaristes ont conservé la trame originelle du film américain Alone, mais ont transposé, au plus près, les détails de l’intrigue pour coréaniser les enjeux, les peurs et les situations des personnages. Ainsi, le personnage interprété par Yoo Ah-in est le modèle des otaku coréens actuels, absorbés à longueur de journée dans leurs écrans d’ordinateur et de téléphone portable. Ils jouent ou suivent quantité de fictions qui les rendent presque insensibles au monde réel extérieur. Ce renfermement, qui est une sorte de fuite en avant dans les mondes virtuels, rappelle le film français La Nuit a dévoré le monde (2018, Dominique Rocher) et son personnage parisien satisfait de sa vie casanière et solitaire. De son côté, le héros sud-coréen ne s’aperçoit même pas qu’un virus a transformé la population en zombies dangereux. Il se répète sans cesse les conseils de précaution de ses parents dont il a du mal à saisir la réalité car il en est lui-même très loin. L’ancrage dans le quotidien des adolescents et jeunes hommes sud-coréens est clair mais se ressent de l’adaptation à partir du « cocooning » à l’américaine. Car, en Corée du Sud, les jeunes vont plutôt passer leur temps dans les salles nommées « PC Bang » et ouvertes 24 heures sur 24.
Le second personnage du film ,l’actrice Park Shin-hye, l’héroïne – elle survit seule à la zombification dans l’immeuble d’en face – est aussi coréanisée dans le sens où elle incarne une vision fantasmée de la Sud-Coréenne moderne. Dans sa personnalité comme dans ses capacités physiques, elle est davantage un modèle futuriste qu’une représentation actuelle. Les deux héros partagent un isolement familial en porte-à-faux avec le contexte coréen. Malgré tout, les scénaristes tentent de rendre cela plausible avec les coupures d’électricité et d’Internet justifiant l’impossible communication avec les parents. Ce faisant, cette rupture n’est pas innocente et résonne dans l’actualité socio-culturelle sud-coréenne : une crise de la famille traditionnelle est sous-tendue dans la fuite vers les univers artificiels du numérique et dans la volonté des jeunes femmes d’exister seules hors du clan familial ou marital. L’héroïne se ressent également de la tendance générale actuelle à revaloriser les représentations féminines au cinéma. Elle n’est pas très éloignée des super-héroïnes aux super-pouvoirs des films de Marvel.

Les « apat' » revisités

L’essentiel du concept du film est de mettre en scène les zombies dans un lieu très familier des Sud-Coréens : les grands ensembles dits « apat' » en Corée du Sud. 100 % de l’action est située dans une cité d’immeubles typique, spécialement construite sous forme de décors pour le film : barres de préfabriqués organisés en forme de panoptique qui n’aurait pas dépareillé avec le concept de Michel Foucault. Les bâtiments, grisâtres, uniformes et numérotés militairement, sont organisés avec de multiples vis-à-vis de façon à ce que chacun puisse voir et surveiller ce que font les autres. Cet effet est renforcé par l’usage très rare en Corée du Sud des rideaux épais ou des volets. C’est d’ailleurs à travers le dispositif panoptique que le héros découvre qu’une jeune femme vit en face de chez lui. L’irruption de zombies dans ce contexte (ce sont en fait les voisins) jouent à la fois comme critique de l’habitat paramilitaire et carcéral (largement développé durant les années de dictature) et comme critique de la vie quotidienne déshumanisée de ce genre de cités.
Le dispositif filmique reprend des références désormais classiques comme le voyeurisme de Fenêtre sur cours de Hitchcock ou encore Someone’s Watching Me de John Carpenter et Body Double de De Palma. Au niveau thématique, il s’agit surtout de suggérer l’enfermement, la solitude, l’isolement et l’auto-réclusion qui menacent derrière les artifices de la communication hyper-réelle et de la surmédiatisation d’à peu près tout en Corée du Sud. Un des aspects les plus coréanisés du film se trouve dans la romance entre les deux survivants. Elle devient rapidement le centre d’intérêt de la mise en scène aux dépens des zombies, peu détaillés, et qui se contentent de représenter l’adversité en général ; une adversité de voisinage qui est aussi sensible dans une Corée du Sud qui a fait de la compétitivité un dogme dès l’école élémentaire en contradiction certaine avec l’ancienne tradition collectiviste et grégaire.
Le film résiste à la tentation de la comédie mais pas à celle de « glamouriser » ses superstars : l’actrice Park Shin-hye, tout en massacrant des zombies, ne perd jamais sa mise en plis ni son maquillage de starlette. De son côté, Yoo multiplie les clins d’œil de connivence avec un public qui lui est acquis d’avance. Alors que l’héroïne est d’abord montrée comme plus capable et inventive que l’homme pour se sortir d’affaire (seule ou à deux), la hiérarchie sexiste est rétablie quand c’est l’homme qui va, au final, réussir à les extirper de l’immeuble. Si on peut lire en filigrane que la femme inculque une certaine maturité à l’homme, cela reste dans la tradition qui veut que la femme ait les pieds sur terre, dans le concret de la cuisine et du ménage. Cela n’empêche pas, néanmoins, la mise en jeu de problématiques coréennes sérieusement d’actualité.

Reprise et coup d’arrêt momentané

Pour son contenu familier et pour avoir été le premier essai d’une nouvelle stratégie de distribution monopoliste, #Alive a a donc ramené les Sud-Coréens dans les salles. Le film continue sa carrière sur Netflix avec un succès qui ne se dément pas. Les zombies de Peninsula, longtemps attendus (le film était censé continuer Train To Busan et ses 10 millions d’entrées) ont confirmé que l’ambiance horrifique et paranoïaque distillée par le genre était le bon choix. Sorti fin juillet sur le nombre record de 2 575 écrans (les trois quarts des écrans), il a engrangé près de 4 millions de spectateurs localement et au moins autant dans les 120 pays où il a été pré-vendu. À l’inverse de #Alive, il a néanmoins beaucoup déçu, malgré sa surprenante sélection au festival de Cannes. En cause, son peu d’ancrage dans la réalité sud-coréenne – son titre n’aura pas suffi à donner le change.
Mais ce n’est pas cela qui a provoqué un nouveau repli de l’audience à la fin du mois d’août. Deliver Us From Evil, un blockbuster avec la star Hwang Jung-min (The Spy Gone North), avait par ailleurs réussi à capitaliser sur la reprise quelques semaines plus tôt. Le coup d’arrêt momentané est venu d’un regain des contagions suite à une manifestation anti-gouvernementale massive et menée par des groupes religieux le jour de la Libération, le 15 août. Une sorte de couvre-feu a été instauré à partir de 21h30. Les salles se sont désemplies et les films ont vu leur sortie différée. Le 14 septembre, le gouvernement a annoncé un retour à la normale. Quel film prendra, cette fois, le risque de ramener les spectateurs dans les salles ?
Par Antoine Coppola

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A propos de l'auteur
Réalisateur, Antoine Coppola enseigne le cinéma comme maître de conférences à l'Université Sungkyunkwan de Séoul. Il a aussi longtemps enseigné les cinémas d'Asie à l'université d'Aix-Marseille tout en étant consultant et délégué pour la Corée à la Semaine Internationale de la Critique du festival de Cannes et au San Sebastian Film Festival (2001-2006). Il a été programmateur au festival de Jeonju (Corée du Sud) et il collabore encore souvent avec des cinéastes, producteurs ou festivals d'Asie.