Politique
Trihune

Afghanistan : Doha ou les mirages de la paix

Le 12 septembre 2020, des pourparlers de paix historiques se sont ouverts à Doha entre le gouvernement afghan et les Talibans, sous l'égide de l'administration américaine. (Source : Al-Jazeera)
Le 12 septembre 2020, des pourparlers de paix historiques se sont ouverts à Doha entre le gouvernement afghan et les Talibans, sous l'égide de l'administration américaine. (Source : Al-Jazeera)
Négociations historiques à Doha, violence continue sur le sol afghan. Au moins 29 Talibans et 20 membres des forces gouvernementales ont été tués dans des affrontements ce jeudi 17 septembre, alors que les pourparlers interafghans continuent dans la capitale qatarie. Ces discussions, qui ouvrent sans doute la voie à un retour au pouvoir des Talibans à Kaboul, cachent mal l’ambition à court terme de l’administration Trump : afficher une succès diplomatique, même éphémère, avant la présidentielle du 3 novembre.
*Laquelle accueille depuis 2011 une ambassade talibane « officieuse ».
Une date comme un symbole, comme un rappel douloureux, bien mal à propos. Le 12 septembre dernier, au lendemain de la poignante 19e commémoration outre-Atlantique des attentats du 11 septembre 2001 portant la signature de la nébuleuse terroriste Al-Qaïda, Doha, la capitale qatarie*, accueillait les principaux protagonistes de l’interminable crise afghane pour une rarissime tentative de pourparlers de paix. Presque cent ans jour pour jour après l’indépendance de la République islamique d’Afghanistan, le 19 août 1919, ses représentants officiels – délégation du gouvernement afghan élu – et émissaires de l’insurrection radicale talibane étaient réunis au milieu d’un parterre bigarré d’hôtes, d’observateurs, de médiateurs et de médias pour tenter d’éloigner du chaos ce pays balafré par quatre décennies ininterrompues de crise et de conflits.
Une entreprise pour le moins téméraire, inédite, complexe, balisée de plus d’obstacles et d’incertitudes que de garantie de succès – mais indiscutablement bienvenue sur le principe. Le fond – tenter de ramener, 30 ans après le retrait soviétique d’Afghanistan – la paix dans un pays dénombrant quotidiennement ces dernières semaines une cinquantaine de morts (personnels militaires et population civile), emportés par un tourbillon de violence aveugle alimenté par l’insurrection talibane et le groupe État islamique (EI), ne saurait être discuté, dénigré. La forme et le calendrier prêteront en revanche davantage à la discussion.
*Environ 8 000 hommes aujourd’hui, contre 100 000 une décennie plus tôt. **On évoque ces derniers jours le nombre de 4 500 soldats américains encore présents sur le sol afghan en novembre. ***À noter la place minimaliste des femmes, trois personnalités courageuses, dans la délégation officielle afghane à Doha. ****Émirat islamique d’Afghanistan en 1996 et 2001.
Ces deux derniers points, importants soient-ils, ne porteront probablement pas trop ombrage à l’événement. Le seul fait de réunir en un même lieu officiels américains, dont le Secrétaire d’État Mike Pompeo, représentants de Kaboul et leurs ennemis jurés, les Talibans, relève il est vrai déjà de l’exploit. D’autant qu’au même moment, à 2 000 km de là en direction du Nord-Est, les troupes régulières afghanes, épuisées, terriblement exposées et de moins en moins « assistées » par les forces américaines encore présentes* sur le sol afghan, continuent en tout point du territoire à subir les assauts de Talibans exaltés. Des combattants radicaux faisant peu cas du recours à la violence, au moral forcément au plus haut, portés par la promesse conjuguée d’un retrait militaire américain bien engagé**, d’une réhabilitation internationale elle aussi en bonne voie – au désespoir que l’on devine de nombreux Afghans, d’une majorité d’Afghanes*** consternées -, enfin, à terme, d’un très plausible retour au pouvoir****, en association, dans un premier temps, avec les autorités démocratiquement élues… ou non). Une bien sinistre hypothèse que d’aucuns n’excluent plus désormais.

Le moment ou jamais ?

Il y a bien sûr loin de l’entame policée, feutrée et médiatisée des pourparlers externalisés dans une capitale étrangère à l’application de la paix sur un terrain meurtri a minima depuis une génération par le chaos, la guerre ou les attentats-suicides.
*Parmi les dispositions de cet accord, le retrait sous 14 mois de toutes les troupes américaines et de l’OTAN d’Afghanistan, la fermeture sous 135 jours de 5 bases militaires américaines, l’engagement des Talibans à empêcher Al-Qaïda d’opérer dans les zones contrôlées par l’insurrection, l’organisation de pourparlers Talibans-Kaboul. **Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, communiqué du 10 septembre 2020.
Le semestre écoulé depuis la signature déjà à Doha en février dernier de « l’accord de paix »* entre les États-Unis et la direction des Talibans fut heurté jusqu’à ces derniers jours, parsemé d’obstacles de toutes sortes, à l’instar de ces libérations réciproques de prisonniers qui, dans certains cas précis, ulcérèrent jusqu’aux autorités françaises**. Il aura fallu la force de persuasion d’une administration Trump toute entière investie dans le grand rendez-vous électoral de l’automne – et ainsi désireuse de produire aux futurs votants quelque rare succès probant, même temporaire, en politique étrangère – pour que la dramaturgie à Doha soit la hauteur de l’événement. Et tant pis naturellement si cet édifice ténu et par nature chancelant, assemblant dans la défiance tous les contraires, finisse quelques semaines ou quelques mois plus tard – une fois les « boys back home » et la présidentielle du 3 novembre passée – par révéler sa dimension superficielle et ses lacunes béantes.
Car de Kaboul à Bruxelles, de Kandahar à Washington en passant par Hérat, Paris ou Moscou, l’optimisme quant aux chances de succès de cette entreprise bien hardie n’est pas précisément de mise. Pas davantage chez des Afghans pragmatiques, rendus méfiants par des kyrielles de projets passés accouchant de peu. Les uns et les autres mesurent sans difficulté l’ampleur de la tâche et plus encore, la somme des différences éloignant les autorités afghanes du projet conservateur, réducteur et consternant, qui anime leurs interlocuteurs talibans. Le détail de leur feuille de route, sans être connu dans sa totalité, semble tout droit s’inspirer d’un précédent de bien triste facture : le quinquennat de l’Émirat islamique d’Afghanistan entre 1996 et 2001. On comprend mieux l’enthousiasme débordant de la société civile afghane, qui versa voilà bientôt vingt ans un tribut si lourd dans son quotidien aux aberrations rigoristes d’une autre époque imposées par cette théocratie fondamentaliste reconnue et soutenue en son temps par trois seuls gouvernements étrangers : le Pakistan, l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis.
Ces dommages collatéraux prévisibles n’effraieront guère une 45e administration américaine sur son crépuscule. On ne fera guère l’éloge ici de ses aptitudes auto-proclamées à la résolution des contentieux et des crises en Asie–Pacifique, de la péninsule coréenne à la mer de Chine méridionale, en passant par l’Iran, le conflit sino-indien ou celui entre New Delhi et Islamabad.
Pour autant, sur cet éreintant théâtre de crise ayant déjà souffert tant de maux, ayant traversé tant de décennies de guerre et de drames divers, familier de la gouvernance dans ce qu’elle connait le plus souvent de médiocre, comment ne pas s’inquiéter du très vraisemblable élan de violence talibane (de l’EI également, sans nul doute) qui accompagnera la chaotique épopée de ces pourparlers de paix. Une fois encore, la population civile et les forces de sécurité, police et armées, subiront au premier chef l’inconséquence impardonnable de ce mode opératoire faisant peu cas de la vie humaine ; avec résilience mais surtout résignation. Les sirènes de la paix, tout inspirantes et souhaitées soient-elles, ne sauraient à elles seules aveugler si aisément 36 millions d’Afghans dont fort peu donnent quelque crédit aux manières inhabituellement mesurées, au verbe relativement conciliant, sonnant davantage l’exercice imposé que la sincérité, employés par les émissaires talibans ces derniers jours à Doha.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.