Politique
Série - Chine, superpuissance maritime

La Chine et les régions polaires (6/7) : ces débats géostratégiques qui parasitent la coopération en Arctique

Le sous-marin d'attaque nucléaire américain USS Hampton (SSN 767), de classe Los Angeles, fait surface au pôle Nord, lors d'un exercice opérationnel le 19 avril 2004. (Source : CSP)
Le sous-marin nucléaire d'attaque américain USS Hampton (SSN 767), de classe Los Angeles, fait surface au pôle Nord, lors d'un exercice opérationnel le 19 avril 2004. (Source : CSP)
« Quand l’aigle tue le coq pour effrayer le singe. » En 2019, le chef de la diplomatie américaine prononçait un discours virulent contre les ambitions de Pékin dans le Grand Nord. Et derrière, c’est à la Russie, puissance régionale incontournable, qu’il s’adressait. Les régions septentrionales sont en proie à des joutes rhétoriques. La subtile dialectique chinoise se retrouve au milieu.

Dossier spécial : La Chine, superpuissance maritime

Le tour d’horizon d’Asialyst sur la « Chine hauturière » continue. Pour marquer à notre manière les 70 ans de la Chine populaire, nous vous proposons d’appréhender la projection chinoise en haute mer sous toutes ses composantes. Deuxième volet : « La Chine maritime dans les régions polaires ».

Entre la signature du traité du Svalbard dans les années 1920 et l’établissement des deux premières stations chinoises en Antarctique dans les années 1980, on ne peut pas dire que l’empire du Milieu se soit passionné pour ces territoires. Mais les temps ont changé.

Retrouvez l’intégrale de notre série « La Chine, superpuissance maritime » et le début de la saison 2, « La Chine et les régions polaires ».

La scène a lieu dans un spa, au bord d’un lac. À l’avant-veille du 11ème rendez-vous des huit ministres du Conseil de l’Arctique, début mai 2019 en Finlande, journalistes et organisateurs discutent de l’actualité régionale, bière Karhu à la main. Tradition oblige, les moins frileux vont par moments se baigner dans l’eau, que le retour printanier du soleil de minuit n’a pas encore pleinement dégelée. L’hospitalité, la convivialité, l’échange culturel et la mixité sont de mise, dans cet endroit de paix, de diplomatie, d’égalité, où la langue finnoise elle-même ne fait aucune différence entre les genres.
Nous sommes en Laponie, tout près de la paisible ville de Rovaniemi, juste au-dessus du cercle polaire. Le thème central des échanges, c’est le fil de l’actualité climatique, dont les régions les plus septentrionales de la planète sont le premier observatoire. Tout le monde est en effet réuni dans un but commun : participer à la réunion bisannuelle du Conseil de l’Arctique, qui doit comme à l’accoutumée mettre en exergue ces préoccupations presque unanimes. Témoignant de la conscience de leur nation, des confrères de la Télévision centrale de Chine, la CCTV, ont répondu présent.
*La présidence du Conseil tourne. Après la Norvège (2006-2008), le Danemark (2008-2010), la Suède (2010-2012) et le Canada de Leona Aglukkaq, première femme inuite nommée dans un cabinet fédéral (2013-2015), puis les États-Unis (2016-2017) et l’Islande (2019-2021), la Russie prendra la présidence une deuxième fois jusqu’en 2023. C’est le sortant qui organise la réunion ministérielle.
Pour les Finlandais, la collation d’avant-meeting vise à faire découvrir leur culture, ainsi qu’à briefer les reporters sur la fin de leur présidence de deux ans à la tête de ce forum multilatéral, voué à la protection de l’environnement, au développement du Grand Nord ainsi qu’à la coopération scientifique régionale et internationale. Les hôtes s’apprêtent à transmettre le flambeau à l’Islande*. Depuis les années 1990, la règle de bienséance est inchangée au sein du Conseil : lorsqu’une nation pénètre dans cet espace institutionnel, elle laisse ses visées stratégiques et militaires sur le palier.

À Rovaniemi, l’Amérique de Donald Trump dans tous les esprits

Cette année, l’inquiétude est néanmoins perceptible : les États-Unis, l’un des huit membres de plein droit du Conseil, ont en effet annoncé quelques jours plus tôt que le chef de leur diplomatie entendait prendre la parole de manière unilatérale avant les discussions. L’Amérique est incontournable. Mais les discours de ce type, dans le forum prédominant des régions du Grand Nord, ne sont pas d’usage. Et Mike Pompeo est membre d’une administration adepte de la « realpolitik », au mieux climato-fataliste, au pire climato-sceptique. Son propos risque de bouleverser l’agenda médiatique.
À Rovaniemi, on ose à peine évoquer le sujet : que diable le ministre de Donald Trump, président oscillant entre les figures du lion et du renard de Machiavel, va-t-il signifier à cette communauté unique au monde, à ses huit homologues de l’océan dont le puissant Russe Sergueï Lavrov, mais également aux délégués autochtones de trois continents pas moins, ainsi qu’à une multitude d’acteurs économiques et observateurs du monde entier ? Va-t-il, comme le confiera plus tard un participant à Asialyst, faire l’effet d’un « éléphant » déboulant dans le magasin de porcelaine ?
Dans le contexte ambiant de guerre commerciale sino-américaine, et de tensions Moscou-Washington, la publication quelques jours plus tôt d’un rapport du Pentagone sur les « développements militaires et de sécurité impliquant la République populaire de Chine », fait craindre une transposition des enjeux. Les Américains y ont glissé un « special topic » sur le Grand Nord, dont la première phrase pose le décor : « La Chine a accru ses activités et son engagement dans la région arctique, depuis qu’elle a obtenu le statut d’observateur auprès du Conseil de l’Arctique en 2013. »
Au moment d’énumérer ce que l’inquiète, le Pentagone prend ensuite l’assistance à partie : « Les pays frontaliers de l’Arctique ont fait part, écrit-il, de leur préoccupation concernant l’extension des capacités de la Chine. » « Le gouvernement danois a publiquement fait part de sa préoccupation concernant l’intérêt de la Chine pour le Groenland, qui comprenait des propositions visant à établir une station de recherche, une station satellite au sol, à rénover des aéroports et à développer l’exploitation minière. » Dès les mois suivants, Donald Trump lancera une offre de rachat pour cette clé entre l’Arctique et l’Atlantique.
*La Chine a deux brise-glaces : MV Xuelong 1 et 2. Le premier lui permet d’explorer les régions polaires depuis deux décennies. Le second effectue cet été son premier voyage dans l’Arctique. La Russie ne souhaite pas de brise-glace non autorisé dans sa Zone économique exclusive. L’avertissement est surtout destiné à Pékin, qui propose d’y escorter des convois commerciaux.
Les recherches civiles chinoises, selon le département américain de la Défense, qui parle en connaisseur, pourraient être le faux-nez d’une « présence militaire chinoise renforcée dans l’océan », pouvant même inclure selon lui « le déploiement de sous-marins dans la région comme moyen de dissuasion contre les attaques nucléaires ». L’assertion est sans aucun doute excessive. Mais plus insidieusement, le Pentagone rapporte qu’un expert russe de haut niveau a déclaré que son pays était « fermement opposé », au large de ses côtes, aux « brise-glaces étrangers ». La phrase qui fait mouche ?*

Un discours de guerre froide au beau milieu du Conseil de l’Arctique

Le 6 mai 2019, veille de la réunion des huit ministres des Affaires étrangères du Conseil de l’Arctique, soit quelques petits jours après la publication de ces lignes sibyllines, le secrétaire d’État américain se présente bonhomme au sommet de Rovaniemi pour prononcer son discours. Dans le public, un Chinois attend Mike Pompeo. C’est Gao Feng, le haut représentant de son pays pour les affaires du Grand Nord. Asialyst va lui parler, mais ce n’est manifestement pas le bon moment. Tendu comme un arc, M. Gao sait qu’il est sur le point d’être placé sous les projecteurs de la planète.
Oui, Mike Pompeo va parler à Rovaniemi d’affaires proscrites depuis la fin de la guerre froide dans ces régions, et pas qu’un peu. Oui, il a préparé quelques salves tout spécialement pour Pékin. « Pendant ses 20 premières années d’existence, expose-t-il au bout de trois minutes d’anecdotes feutrées sur la relation entre la Finlande et son pays, le Conseil de l’Arctique a pu se payer le luxe de se concentrer quasi exclusivement sur la coopération scientifique, les questions culturelles ou la recherche environnementale. […] Mais nous n’avons plus ce luxe des 100 prochaines années. »
*Le secrétaire d’État américain fait référence aux passages du Nord-Ouest et du Nord-Est, le second étant également appelé route maritime du Nord. Les deux axes maritimes restent difficiles d’accès, surtout le premier, mais ils sont praticables en été, dans le sillage des brise-glaces, à bord de cargos à la coque renforcée. Ils sont respectivement sous juridiction canadienne et russe.
S’ensuit un tir sans sommation. « Dans un schéma familier, Pékin tente de développer des infrastructures critiques en utilisant de l’argent chinois, des entreprises chinoises et des travailleurs chinois dans certains cas, pour établir une présence permanente de sécurité chinoise », lance Mike Pompeo. « Le monde a longtemps ressenti une attraction magnétique pour l’Arctique, mais jamais autant qu’aujourd’hui », philosophe-t-il, parlant d’un « espace de puissances mondiales, de concurrence », et rappelant que la fonte constante des glaces ouvre notamment de nouvelles voies maritimes*.
Et de filer une anaphore que chacun appréciera sur Pékin, accusé d’user des faiblesses de ses partenaires pour les enfermer dans une relation inconfortable, en sus de leur vendre de la camelote : « Voulons-nous que les nations de l’Arctique en général, ou les communautés autochtones en particulier, suivent la voie de l’ancien gouvernement du Sri Lanka ou de Malaisie, pris au piège de la dette et de la corruption ? Voulons-nous que les infrastructures cruciales de l’Arctique finissent comme des routes construites par la Chine en Éthiopie, en ruine et dangereuses après quelques années ? »
*En 2013, après des actes et déclarations mal reçus dans l’Arctique concernant l’exploitation des ressources, mais aussi la liberté de naviguer et l’organisation d’exercices militaires garantie par le droit de la mer au large de l’Alaska, la Chine a diplomatiquement reconnu la souveraineté et la juridiction des huit membres du Conseil sur l’océan, où un litige frontalier perdure entre pays limitrophes, dont la Russie et le Danemark. Elle a aussi donné des gages sur la pêche. Mais elle continue d’envoyer ses brise-glaces dans les eaux internationales : en 2017, le Xuelong a traversé la partie centrale de l’Arctique, hors Zone économique exclusive russe, et cet été la 11e expédition chinoise dans l’Arctique, actuellement menée par le Xuelong 2, prévoyait encore un passage par la partie centrale de l’océan.
Mike Pompeo évoque ensuite, au beau milieu de ce que Michel Rocard avait autrefois qualifié de « syndic » de copropriétaires de l’océan, les enjeux du droit de la mer : « Voulons-nous que l’océan Arctique se transforme en une nouvelle mer de Chine méridionale, faite de militarisations et de revendications territoriales concurrentes ? Voulons-nous que le fragile environnement arctique soit exposé aux ravages écologiques causés par la flotte de pêche chinoise dans les mers au large de ses côtes ? » Tancée, cette Chine qui voudrait naviguer librement dans les eaux internationales*.
Dans ce discours de guerre froide, le secrétaire d’État américain a gardé quelques remarques désagréables pour la Russie : « Sur la route maritime du Nord, Moscou exige déjà illégalement d’autres pays qu’ils lui demandent l’autorisation de passer, fait monter ses pilotes à bord de navires étrangers et menace d’utiliser la force militaire pour couler les récalcitrants. » La Russie laisse « des empreintes de bottes militaires dans la neige », attaque-t-il, métaphore visant à rappeler que la Fédération russe réhabilite des bases et s’entraîne à la guerre dans le vaste territoire sibérien.
*Deux exercices militaires de très grande ampleur se sont déroulés dans l’Arctique en 2018 : Vostok côté russe, et Trident Juncture côté Otan, avec la Suède participant pour la première fois aux simulations, et des suspicions de piratage numérique russe en toile de fond. Plus de détails dans notre storymap consacrée à la huitième expédition arctique du Xuelong.
De quoi légitimer une présence accrue des États-Unis, la boucle est bouclée. « En partie à cause des activités de déstabilisation de la Russie, justifie Mike Pompeo, nous sommes en train d’organiser des exercices militaires*, de renforcer la présence de nos troupes, de reconstruire notre flotte de brise-glaces, d’augmenter le financement de la garde côtière et nous créons un nouveau poste militaire supérieur pour les affaires arctiques. » Et le ministre de présenter son pays comme un partenaire fiable, durable et même vert. Sous-titre : pas comme les deux autres, malgré les apparences.

La Chine populaire de Mao Zedong, un État dit « proche-arctique » ?

En tentant de refermer quelque peu une brèche civile chinoise de plus en plus entrouverte dans l’Arctique, nul doute que Washington aura rappelé à tous qu’il y a de vrais gros joueurs, dans l’océan. Sur le plan commercial, certes, mais aussi militaire. Et la Chine populaire, aux yeux de Mike Pompeo, n’en fait à l’évidence pas partie, malgré ses efforts pour participer aux affaires du « club ». Mais Pékin a de la réserve, selon Gao Feng. « Une compétition entre puissances ? Une compétition ? Bien ! Voyons voir, qui pourra se faire le plus d’amis dans tout ça », lâche-t-il juste après le discours.
Quant à Sergueï Lavrov, suite aux propos de son homologue, il évite habilement toute « déclaration politisée », rappelant que c’est au sein du Conseil que l’on discute. Mais il précise, en réponse à Mike Pompeo, que « la route maritime du Nord est une route de transport russe » : « En tant qu’État littoral, en accord avec le droit international, nous sommes en charge de sa sécurité. Tout comme le Canada dans le passage du Nord-Ouest. Nous veillerons au transit des navires internationaux, en conformité avec le droit de la mer de 1982 et les normes internationales. C’est notre responsabilité. » En ce qui concerne le passage du Nord-Est, il se trouve dans la Zone économique exclusive russe, c’est un fait.
Gao Feng, le représentant spécial chinois pour les affaires arctiques à Rovaniemi, le lundi 6 mai 2019. (Copyright : Igor Gauquelin)
Gao Feng, le représentant spécial chinois pour les affaires arctiques à Rovaniemi, le lundi 6 mai 2019 face aux journalistes de son pays. (Copyright : Igor Gauquelin)
*Pour la première fois depuis sa création, au lendemain du discours de Mike Pompeo, le Conseil se retrouve dans l’incapacité d’adopter une déclaration conjointe à l’issue de la réunion interministérielle. Les États-Unis ont refusé que l’expression « changement climatique » y soit mentionnée, selon les organisateurs. Seul un communiqué ministériel conjoint au rabais est publié.
Quelques jours après l’échec historique de Rovaniemi*, le village-monde du Grand Nord se retrouve à Shanghai pour le Forum de l’Arctic Circle, autre cadre régional. Verdict : Mike Pompeo n’a pas fait l’unanimité à première vue. Le Pr Lassi Heininen, spécialiste des politiques arctiques à l’université de Laponie, confie à chaud : « Je suis allé directement de Rovaniemi à Shanghai. On en a parlé énormément. Les Chinois l’ont plutôt bien pris, sous l’angle : « On les connait, rien de nouveau, c’est sûr que c’est un petit peu étrange de prononcer un tel discours dans un tel cadre, mais bon. » »
Le chercheur finlandais rappelle quel est le consensus actuel au sujet de la Chine : « Nous sommes une majorité de pays nordiques à considérer qu’on doit plutôt coopérer avec elle, que c’est pour le mieux. Cela me parait plus sage à bien des égards, parce qu’on apprend ainsi à la connaître, à voir ce que pensent vraiment les Chinois, comment ils agissent. » Mais à n’en pas douter, le message de Mike Pompeo aura été reçu cinq sur cinq par l’autre école, celle dite des « réalistes » en relations internationales. En discuter au Conseil est important, glisse ainsi hors micro un autre Finlandais.
Pour sa part, Gao Feng est de retour sur le devant de la scène, à Shanghai. Et cette fois, il s’exprime à la tribune. L’occasion d’évoquer son mantra : la Chine est un « État proche-arctique », selon lui. « Il s’agit non seulement d’un fait géographique indéniable, mais aussi de faits naturels et sociaux qui affectent le climat, l’environnement et l’économie de l’Arctique. » À Rovaniemi, Mike Pompeo avait raillé cette rhétorique, rappelant dans un rictus que la distance entre la Chine et le Grand Nord était d’au moins 900 miles (près de 1 500 km), et qu’entre États arctiques et non-arctiques, il n’y a pas de « troisième catégorie ».
*« Les conditions naturelles de l’Arctique et leurs changements ont un impact direct sur le système climatique et l’environnement écologique de la Chine et, par ricochet, sur ses intérêts économiques dans l’agriculture, la foresterie, la pêche, l’industrie maritime et d’autres secteurs. » China’s Arctic Policy, janvier 2018.
Qu’à cela ne tienne ! Quelques mois plus tard, lors de l’Assemblée de l’Arctic Circle, Gao Feng persiste, développant plus encore cette vision poétique transcrite dans le « livre blanc » chinois de 2018 sur le Grand Nord*. Non seulement trois rivières majeures d’Asie se jettent dans les mers arctiques, explique-il, mais de surcroît, les vents glaciaux soufflent du Nord jusqu’à Pékin. « Il est donc juste de dire que l’Asie et l’Arctique ne sont jamais loin l’un de l’autre », conclut-il, dans une dialectique un peu spécieuse, toute en écosystèmes, pleinement tournée vers la défense de l’environnement et du libre-échange.
*Le mont Everest, qui abrite le sommet le plus haut du monde, fait office de frontière entre le Népal et la Chine depuis l’annexion du Tibet. Ses glaciers sont parfois qualifiés de troisième pôle, notamment en Chine où l’on dit se soucier de la protection des lieux, même si les représentants du Dalaï-Lama le contestent. L’Himalaya est le théâtre de tensions armées entre l’Inde et la Chine.
Selon son représentant spécial, la Chine a donc besoin de l’Arctique, et l’Arctique a besoin de la Chine. Ce qu’il se passe d’un côté, c’est avéré, se répercute de l’autre côté et vice versa. La Chine est ainsi, selon Gao Feng, un État proche-Arctique, ce qui justifie qu’elle s’implique dans les affaires de ces régions. Il en va d’ailleurs de même pour l’Antarctique, d’un point de vue chinois. Comment pourrait-il en être autrement, puisque ce pays continue de se concevoir comme l’empire du Milieu ? N’abrite-t-il pas, feront remarquer ses environnementalistes, le « troisième pôle » ?*

L’influence croissante des Chinois dans les régions du Grand Nord

*La Chine n’est d’ailleurs pas la seule à invoquer la recherche et la défense de l’environnement pour se rapprocher d’un cercle arctique dont elle ne fait pas partie. Dans sa feuille de route de 2016, le Quai d’Orsay affirmait par exemple que la France, également membre observateur permanent du Conseil, est une nation polaire du fait de ses activités scientifiques, menées depuis des décennies.
Conscient de l’impact des changements climatiques, y compris sur son propre sol ; conscient également de l’importance, sur le plan culturel et diplomatique, de ces enjeux dans les us et coutumes du Grand Nord, le dragon asiatique se dit « guidé par une philosophie de l’innovation résultant d’un développement vert et fondé sur le partage » en Arctique. C’est en effet une Chine ouverte sur le monde et ses défis, avançant avec une prudence indéniable, qui se présente à la face de ces régions*. Tout sauf la Chine hégémonique dénoncée par ses voisins dans son pré-carré historique.
Un fait, cependant : acteur de premier plan dans la mondialisation, disposant d’abondantes technologies et de capacités d’investissement considérables, le régime de Pékin ne cesse de bâtir des partenariats directement avec les États. Soucieux du développement de ces derniers, et de leurs populations, il prône une coopération mutuellement profitable. « Notre président appelle à construire un nouveau type de relations internationales basées sur un modèle de coopération gagnant-gagnant s’étendant à une plus grande communauté partageant le même avenir », explique Gao Feng.
Voilà en effet l’argument commercial phare des VRP de Pékin, celui que le régime « vend » aux pays de ces régions : les projets de route de la soie polaire, initiés avec les Russes sur le passage maritime du Nord-Est le long de l’Eurasie, promeuvent l’interdépendance, le « win-win ». De quoi s’assurer une certaine bienveillance chez les acteurs-clés de la région. Mais ces derniers ne sont-ils pas, aussi, mis en concurrence face à la perspective de voir leur échapper la poule aux œufs d’or au profit d’un voisin ? Qui ne voudrait pas voir abonder les crédits dans son giron national ?
*La Chine a profité de la crise économique en Islande. Contre un soutien à son système bancaire et un contrat de libre-échange, Reykjavík a appuyé, en 2013, sa candidature comme membre observateur du Conseil. Dans la même logique d’influence, les Chinois ont profité des sanctions frappant la Russie après l’annexion de la Crimée, en 2014, pour monter en puissance au sein du projet d’extraction de Sabetta. **Soucieuse d’équilibrer ses débouchés, la Russie elle-même tient à ce que l’Inde participe à ses projets gaziers dans l’Arctique. Le président Poutine l’a rappelé lors du forum économique de Vladivostok en septembre 2019, en présence de Narendra Modi. Il était question du projet d’usine de la péninsule de Gydan.
Derrière le cadre multilatéral pointe donc bien la question bilatérale. Et ce jeu-là, les sinologues en conviendront, Pékin le maîtrise, s’appuyant sur les moments de faiblesse de l’Islande ou de la Russie comme elle le fait en Grèce ou en Argentine*. Il serait néanmoins erroné de penser que la Chine peut se permettre d’avancer seule. Situation paradoxale que de voir la Corée du Sud ou le Japon s’accrocher au wagon pour s’insérer dans les projets de ces régions. C’est pourtant le cas : quand Pékin extrait du gaz en Sibérie, toute l’Asie, continent décrété « proche-Arctique », en profite**.
En 2018, c’est d’ailleurs à Séoul que se tient l’Arctic Forum. L’occasion pour Gao Feng, flanqué de son homologue sud-coréen, de faire valoir que l’Asie dans son ensemble est un nouvel espace de prospérité dans une économie mondialisée. L’Arctique doit pouvoir en profiter, du point de vue de ces nations extrême-orientales soudées pour la cause. « La Chine est prête à coopérer avec les autres pays asiatiques pour construire ensemble la route de la soie polaire », garantit M. Gao. Car « le Japon et la Corée se situent dans la zone où franchissent les navires empruntant ces routes ».
*Des recherches ont été menées à ce sujet, et soulignent que les Chinois jouent un rôle inégal dans les ateliers, instances où ils ont le plus de poids. Ren, Y. (2019). « China and the Arctic Council : existing problems and prospective solutions ». Dans Shibata, A. et al (dir.), Emerging Legal orders in the Arctic. The role of non-Arctic actors. Londres, Routledge, 244-259. Babin, J., & Lasserre, F. (2019). Asian states at the Arctic Council : perceptions in Western States. Polar Geography, 42(3), 145-159. **Washington a négligé le Conseil et ses travaux, contrairement à Moscou. Quant aux investissements dans le Grand Nord, une donnée résume la situation : 10%. C’est la part de ceux de la Fédération russe consacrée aux régions septentrionales. Vladimir Poutine le rappelait un mois avant le rendez-vous de Rovaniemi, lors du Forum annuel arctique de Saint-Pétersbourg.
Conscients de l’importance de la composante scientifique, les experts chinois participent aux groupes de travail du Conseil, mandatés par les États membres de plein droit. Participation certes non indispensable, mais à tout le moins active*. Et en assimilant peu à peu toutes ces règles, en investissant massivement, n’en déplaise à Washington, Pékin s’installe dans un cercle fermé dont les Américains, au fond, ne se sont préoccupés que pour contrer les Russes, dont c’est l’horizon. Prompts à jauger les investissements des autres, les États-Unis réalisent en fait qu’ils sont à la traîne**.
En témoignent leurs brise-glaces. Alors que la Russie possède une armada de navires sans équivalent dans le monde, de propulsion conventionnelle comme nucléaire, les Américains n’ont actuellement qu’un seul brise-glace lourd pour voguer dans les régions polaires, le vieil USCGC Polar Star, épaulé par l’USCGC Healy, de catégorie inférieure. En juin 2020, le président Trump a ordonné la construction d’une flotte de sécurité. Mais il faudra une décennie pour la rendre opérationnelle. Pendant ce temps, en la matière, les progrès chinois impressionnent jusqu’à Moscou.

Un poids certes grandissant, mais une logique qui a ses limites

Contrairement à celui des Américains et des Russes, le statut d’observateur des Chinois n’accorde le droit que d’assister aux discussions du Conseil, non de s’exprimer en séance plénière. Certes, plus un État participe aux activités des groupes de travail, plus il est à même d’influer sur les recommandations adressées aux décideurs. Mais cette logique n’est pas sans limite. Or, le Conseil demeure l’organisation-phare des régions arctiques. D’où l’utilité, pour la Chine, de s’investir dans d’autres cadres de discussion où elle a voix au chapitre. L’Arctic Circle, par exemple ?
L’Arctic Circle est un forum créé en 2013 sous l’impulsion d’un ami de la Chine : Ólafur Ragnar Grímsson, président islandais ayant pu compter sur le soutien de Pékin dans la tempête économique, et le lui ayant bien rendu. Objectif : discuter du développement et des enjeux liés au réchauffement climatique, comme le Conseil. Deux arènes : les Assemblées, qui ont toujours lieu à Reykjavík, et les Forums, qui se tiennent dans des villes différentes à chaque fois. De quoi renforcer l’inclusion autour d’acteurs-clés : scientifiques, institutionnels, commerciaux. Un bon cadre pour les affaires.
À ses débuts, l’Arctic Circle a fait craindre à certains que la Chine, mais aussi l’Inde et Singapour, y trouvent un canal d’influence. Pire, que les fondations de la coopération en soient affectées. Au Canada, The Globe and Mail décrivait une possible épine dans le pied du Conseil. Quant à la journaliste Irene Quaile, elle résumait : « La question est de savoir quel forum se révélera le mieux placé pour protéger efficacement les écosystèmes sensibles et les modes de vie traditionnels des groupes autochtones de l’Arctique, alors que l’intérêt commercial international ne cesse de croître. »
Mais là encore, la logique a des limites. Si la Chine peut parler librement à l’Arctic Circle, aucune décision d’importance ne peut en ressortir. Sur le plan économique, guidé par l’objectif de contribuer à l’ouverture de ces régions, Pékin avance donc avec une réelle humilité dans l’Arctique, apprenant à éviter les faux pas. Comment faire autrement ? Du seul fait de la géographie, l’Amérique et la Russie ont accès à l’océan, ce qui n’est pas son cas. La Chine devrait pouvoir franchir sans surveillance l’étroit détroit de Béring, ou racheter elle-même la clé groenlandaise, pour rivaliser.
*Propos tenus dans le cadre d’une conférence intitulée « Les représentations de l’Arctique : cartographie et appropriation du Grand Nord », à la Bibliothèque nationale de France le 27 février 2020. Cycle initié par la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) avec le Groupe d’étude géopolitique (GEG).
Or, sur le plan stratégique, derrière la bonne entente commerciale sino-russe*, Moscou n’entend probablement pas laisser entrer le loup dans une bergerie déjà pleine, en offrant à Pékin une sortie sur mesure de l’endiguement. Derrière la cordialité, c’est une relation d’intérêts, rappelle le chercheur Florian Vidal (Ifri). « L’un est fournisseur de ressources naturelles, et l’autre est disons son financeur. » Et de confirmer, en écho à M. Pompeo : « Il y a un débat entre deux lignes au sein des élites russes : les pro-Chinois, et ceux qui se méfient de la Chine. En Arctique, ces tensions-là existent. »*
Symbole de ces tensions relatives pouvant exister en Russie, quant à la meilleure position à adopter face à l’ami chinois, sous les yeux de l’Amérique qui scrute de près le moindre signal : à la mi-juin 2020, le président de l’Académie russe de l’Arctique est accusé dans son pays d’avoir travaillé pour le renseignement chinois ; et presque aussitôt, l’envoyé spécial russe au Conseil de l’Arctique, Nikolai Korchunov, se met publiquement d’accord avec la position binaire de Mike Pompeo sur les États arctiques et non arctiques. Comme un avertissement moscovite à l’adresse de Pékin ?

Visées stratégiques et changement climatique, l’enjeu de l’Arctique

Au fond, la Chine se sert des cartes qu’elle a entre les mains, mais ces cartes relèvent encore beaucoup du « soft power », dans le Nord à l’heure actuelle. Lors de l’Assemblée 2018 de l’Arctic Circle, elle a organisé une « China Night », reflet de sa grandeur avant tout culturelle. « Le meilleur savoir-faire n’est pas de gagner cent victoires dans cent batailles, mais plutôt de vaincre l’ennemi sans le combattre », écrivait d’ailleurs Sun Tzu, dont les préceptes semblent toujours, comme ceux de Confucius, coller à cette Chine nouvelle qui ne s’est jamais totalement départie des temps anciens.
L’Arctique non plus, n’entend pas se départir des temps anciens. « Nous savons que le Conseil et la gouvernance de l’Arctique continueront de faire face à de sérieux défis tant que Trump restera président des États-Unis, écrivait récemment le chercheur finlandais Timo Koivurova. Le cadre de la gouvernance sera mis à l’épreuve de la résilience : comment le travail sur le changement climatique peut-il se poursuivre alors que les États-Unis ne veulent même pas voir figurer ce terme dans une déclaration, ou veulent présenter la région comme un lieu de compétition stratégique ? »
La Chine doit participer à cette effort universel, l’Arctique l’a acté. La difficulté ? Conforter cet enjeu, l’empêcher d’être balayé par le contexte, sans basculer dans une stratégie de l’autruche ou des trois singes de la sagesse, en refusant de voir, d’entendre ou de dire que, derrière les questions civiles et commerciales, des visées géostratégiques s’expriment, certes moins explicites que celles de Washington, mais réelles. La remilitarisation de l’Arctique est relative, et plus d’un pays membre ou observateur y contribuent. Cependant, depuis Mao, les superpuissances valsent à trois.
Par Nicolas Verrier et Igor Gauquelin
Avec l’aide de Lou Lee Po pour la lecture du chinois

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A propos de l'auteur
Journaliste et responsable d'édition multimédia pour le site internet de Radio France internationale, en charge de la rubrique Chine maritime et navale à Asialyst.
Récemment diplômé en science politique spécialisation en relations internationales à l'Université libre de Bruxelles, et membre du Groupe d'études géopolitiques (GEG) de Paris, Nicolas Verrier s'intéresse principalement à la gouvernance de l'Arctique.