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Mer de Chine du Sud : Le verdict de la Haye est le pire des scénarios pour Pékin

Des piétons regardent la carte de la Chine avec la "ligne à neuf traits" en mer de Chine du Sud et l'inscription en chinois "On ne peut rien enlever !", dans une rue de Weifang dans la province du Shandong sur la côte nord-est de la Chine, le 14 juillet 2016.
Des piétons regardent la carte de la Chine avec la "ligne à neuf traits" en mer de Chine du Sud et l'inscription en chinois "On ne peut rien enlever !", dans une rue de Weifang dans la province du Shandong sur la côte nord-est de la Chine, le 14 juillet 2016. (Crédits : Zhang chi / Imaginechina / via AFP)
La véhémence des médias officiels chinois est à la mesure de l’affront ressenti. Trois jours après le jugement délivré par la Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye, Pékin ne décolère pas. La sentence qui invalide toute l’argumentation chinoise construite autour de la notion de « droits historiques » en mer de Chine du Sud est le pire scénario auquel pouvaient s’attendre les autorités chinoises. Elle donne raison aux Philippines point par point sur l’essentiel, à quelques exceptions près, gommant du même coup l’espace diplomatique pour un compromis sur la base d’un verdict qui fait date, en définissant des pans entiers de la politique chinoise en mer de Chine du Sud comme hors-la-loi.

Sur la compatibilité entre la ligne en neuf traits et la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer

Pour le tribunal de La Haye, la revendication par la Chine de « droits historiques » à l’intérieur de la « ligne en neuf traits » est illégale. L’argument juridique retenu ici est que le débat sur les droits préexistants sur des ressources naturelles a déjà abouti à une conclusion lors des négociations de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM), dont l’adoption a « éteint » ces droits en attribuant des zones maritimes sur une base géographique. « Eteindre », le verbe clef employé par les 5 juges de la CPA est une réponse cinglante à l’argumentation légale chinoise et au débat sur la compatibilité entre la Convention et la notion de droits historiques. Sur ce point, le jugement fait date.

Bien entendu, la sentence ne se prononce que sur cet aspect de la « ligne en neuf traits » – le tribunal n’est pas compétent pour dire qu’elle est « illégale ». Il se contente de conclure qu’elle ne délimite pas de droits historiques. En théorie, la Chine conserve donc un espace pour faire évoluer son argumentation et définir plus nettement le tracé en neuf traits comme une ligne délimitant les éléments sous souveraineté chinoise.

C’était le point le plus attendu de la sentence, et il constitue une victoire stratégique retentissante pour Manille – enfin, pour l’administration sortante du Président Aquino qui avait initié l’arbitrage dans le but d’affaiblir politiquement la notion de « tracé en neuf traits ».

Sur les éléments occupés par la Chine dans les Spratleys

Deuxième conclusion marquante de la sentence, tous les éléments découverts à marée haute dans les îles Spratleys sont des rochers et non des îles. Incompétente pour se prononcer sur la souveraineté, la cour n’a conclu que sur la nature de ces éléments, comme le demandaient les Philippines. Il n’y a donc pas d’île dans les Spratleys, dans le sens de l’article 121 de la Convention, et en conséquence aucun élément ne génère de Zone Economique Exclusive (ZEE) ! Parmi les éléments dont la nature était questionnée, certains – les récifs de Subi, Hughes, Mischief et Second Thomas – sont recouverts à marée haute et ne génèrent donc même pas d’eaux territoriales. Enfin et c’est un point extrêmement important car il préempte une option qu’avait la Chine, le tribunal conclut que les Spratleys comme groupe d’îles ne peuvent pas générer collectivement de ZEE.

Il en découle une situation inédite – et imprévue : les ZEE dans les espaces maritimes qui couvrent les Spratleys doivent être selon la cour calculées à partir des lignes de base des Etats riverains, ce qui avantage à l’évidence les Philippines, mais aussi Brunei et la Malaisie. Le Tribunal a examiné et rejeté les arguments historiques qui mettaient en avant l’exploitation économique, au motif que celle-ci n’était que de nature extractive et dépendait d’un appui logistique extérieur. Il a aussi rejeté l’argument portant sur l’habitation humaine, y compris sur Itu Aba (Taiping) gouvernée par Taiwan et considérée comme une île par de nombreux observateurs, pour qui le verdict retentit comme un choc. Sur ce point, la sentence va donc bien au-delà des relations Chine-Philippines.

Une sentence simplificatrice ?

Qu’aucun élément des Spratleys ne puisse générer de ZEE pourrait contribuer à la simplification du problème de délimitation des frontières maritimes si ce n’est la controverse que le jugement soulève au-delà de Chine – Taïwan a déjà exprimé qu’elle ne considérait pas le jugement comme contraignant, et les revendications du Vietnam sont aussi affectées.

Mais la sentence a aussi des implications pour les activités militaires dans les Spratleys puisque celles-ci sont désormais localisées dans les ZEE des Etats riverains. En conséquence, les Etats-Unis pourront s’appuyer sur le jugement pour rejeter l’argument chinois qu’il y a nécessité de notification préalable à leurs exercices militaires dans la zone. Quant aux règles du passage inoffensif pour les bâtiments militaires, elles auront à s’appliquer normalement dans les douze milles nautiques autour des rochers dans les Spratleys. Sur ce point, le jugement apporte une clarification importante à l’impact direct sur l’équation militaire en mer de Chine du Sud.

Violation des droits philippins et destruction de l’écosystème

Autre conclusion du Tribunal, la Chine a violé les droits souverains des Philippines dans sa Zone Economique Exclusive autour de Mischief et Second Thomas. Puisque ces deux éléments ne sont même pas des rochers en droit de la mer, ils n’ont pas droit à une mer territoriale, et appartiennent donc à la ZEE de l’Etat insulaire. En outre, le tribunal accuse la Chine d’avoir manqué à ses obligations de préservation de l’environnement en causant de graves dommages aux écosystèmes de par sa construction d’îles artificielles. Enfin, sur le récif de Scarborough, la Chine a manqué à ses obligations d’Etat partie de la Convention de Montego Bay en interdisant l’accès aux pêcheurs philippins depuis l’incident de 2012, mais le contraire aurait aussi été vrai car le récif génère un droit à une mer territoriale.

Sur ce point aussi, le verdict est très sévère et constitue le résultat le plus dur parmi un éventail de possibilités. Cette partie de la sentence est pourtant la seule à comporter un élément nettement positif pour la Chine, puisqu’elle souligne que l’obligation de ne pas entraver l’exploitation halieutique traditionnelle de leurs pêcheurs respectifs autour du récif Scarborough est mutuelle et que Manille doit aussi s’y tenir.

L’heure du choix pour Manille

Ce jugement soulève une question majeure pour les autorités philippines. L’arbitrage était une action coup de poing du gouvernement sortant, qui a sans doute réussi au-delà de ses espérances, mais qui comporte un coût stratégique et des risques. Les premiers signaux de Manille suggèrent un moment d’hésitation sur la marche à suivre. Le communiqué du ministère des Affaires étrangères sur la sentence est prudent et mesuré. Il mentionne le « respect » pour un verdict qui représente une contribution importante à la résolution des disputes et conclut sur ses efforts pour une résolution pacifique des différends de souveraineté. Une position plus dure appelant au respect de la sentence par toutes les parties n’aurait surpris personne.

Les options du gouvernement philippin sont encadrées par deux choix extrêmes. Il peut ignorer la sentence en pratique et négocier de manière bilatérale avec Pékin un accord de développement conjoint, ou à l’inverse monter une campagne de diplomatie publique intense et coopérer militairement avec les États-Unis à l’application de la sentence – on identifie immédiatement le récif Mischief comme un point chaud.

Véhémence rhétorique et choix tactiques

Si la réponse chinoise est violente dans le choix des mots – l’agence Xinhua parle d’une « feuille de papier à jeter à la poubelle » –, la Chine examine ses options tactiques. Elle a déjà défini une ligne en 12 caractères à l’égard de l’arbitrage : « Pas d’acceptation, pas de participation, pas de reconnaissance, pas de mise en œuvre » (bu jieshou, bu canjia, bu chengren, bu zhixing – 不接受、不参与、不承认、不执行). Mais que veut dire en pratique ignorer le jugement et faire en sorte qu’il n’ait aucun impact sur les « intérêts maritimes et sur la souveraineté » de la Chine, comme l’a annoncé Xi Jinping en marge du sommet UE-Chine ?

La tentation chinoise d’une sortie de la convention sur le droit de la mer est plus forte que si la sentence avait été plus nuancée et avait laissé davantage d’espace à une réinterprétation des intérêts de Pékin dans le sens du compromis. Mais si cette option était retenue, ce serait une rupture majeure qui porterait au niveau de la nature de l’ordre international un conflit limité aujourd’hui à des intérêts de souveraineté, de sécurité et des intérêts économiques. Or Pékin a jusqu’à présent toujours cherché à localiser le conflit.

Ce qui est quasiment certain, c’est que la réponse chinoise s’appuiera sur l’outil militaire. Au minimum, on observera une présence plus importante de l’Armée populaire de Libération (APL) sur la zone. Une autre option est le renforcement des défenses des îles artificielles, y compris Mischief Reef. La mise en place d’une Zone d’Identification aérienne (ZIDA), évoquée par Pékin, aurait un coût diplomatique considérable – l’on note une préférence à développer la capacité de patrouiller cet espace maritime et aérien en pratique et sans effet d’annonce.

Faut-il s’attendre à une surprise stratégique, comme un accord bilatéral de développement conjoint avec Manille qui prendrait tout le monde au dépourvu, permettant de contourner la voie juridique et de changer la dynamique en cours ? Pour être acceptable à Pékin, il faudrait qu’un tel accord engage les Philippines à délégitimer la sentence de manière nette.

Mathieu Duchâtel

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A propos de l'auteur
Mathieu Duchâtel est directeur adjoint du programme Asie et Chine de l’ECFR (European Council on Foreign Relations) depuis 2015. Avant de rejoindre l’ECFR il était représentant du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) à Pékin et chercheur à Asia Centre en poste à Taipei et Paris.
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