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Série - Chine, superpuissance maritime

La Chine et les régions polaires (4/7) : en Arctique, comment Pékin investit dans les minerais et les hydrocarbures

Sabetta est le nouveau port russe capable d’accueillir de grands méthaniers brise-glaces. (Source : Wikimedia Commons)
Sabetta est le nouveau port russe capable d’accueillir de grands méthaniers brise-glaces. (Source : Wikimedia Commons)
Le 2 décembre 2019, Xi Jinping et Vladimir Poutine inauguraient ensemble, par vidéoconférence, le gazoduc sino-russe « Force de Sibérie ». Une nouvelle étape dans le partenariat énergétique entre la Chine et la Russie. Cet acte symbolique de la coopération gazière entre ces deux puissances, attisait les discours les plus alarmistes sur la voracité présupposée de la Chine pour les hydrocarbures en Arctique. Le projet titanesque de gaz naturel liquéfié Yamal LNG en Sibérie suscite les mêmes craintes. La part des investissements chinois n’a cessé d’y augmenter, jusqu’à atteindre 29 %. La Chine viserait-elle à s’approprier les ressources énergétiques du Grand Nord ?

Dossier spécial : La Chine, superpuissance maritime

Le tour d’horizon d’Asialyst sur la « Chine hauturière » continue. Pour marquer à notre manière les 70 ans de la Chine populaire, nous vous proposons d’appréhender la projection chinoise en haute mer sous toutes ses composantes. Deuxième volet : « La Chine maritime dans les régions polaires ».

Entre la signature du traité du Svalbard dans les années 1920 et l’établissement des deux premières stations chinoises en Antarctique dans les années 1980, on ne peut pas dire que l’empire du Milieu se soit passionné pour ces territoires. Mais les temps ont changé.

Retrouvez l’intégrale de notre série « La Chine, superpuissance maritime » et le début de la saison 2, « La Chine et les régions polaires ».

L’Arctique, une région fantasmée depuis toujours pour ses trésors souterrains

*François Kersaudy, La Guerre du fer, Tallandier, 1987. **Thierry et Aurélie Bros, La géopolitique du gaz russe : vecteur de pouvoir et enjeu économique, Les Carnets de l’Observatoire, 2017, 123 p., 4e couverture. ***Christian Vicenty, « Les nouvelles routes de la soie : ambitions chinoises et réalités géopolitiques », in Géoéconomie, 2016/4 n°81, p. 133-158.
Depuis des siècles, le pôle Nord fascine l’imaginaire des scientifiques, des explorateurs mais aussi des compagnies marchandes, notamment pour les ressources naturelles qu’il détient. Cette zone hautement stratégique a été le lieu d’affrontements maritimes, pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce fut notamment le cas quand les Britanniques, lors de la bataille de Narvik en 1940*, ont tenté de couper la « route du fer », acheminant le minerai de Suède vers une Allemagne extrêmement dépendante. Les Chinois ne sont donc pas les premiers à prendre part à des échanges commerciaux de minerais énergétiques. De plus, l’intérêt chinois pour l’Arctique n’est pas si récent, mais sa surmédiatisation et surtout sa dramatisation**, si. La thématique des ressources est bien plus médiatisée depuis le tournant de 2014 dans la stratégie chinoise en Arctique, alors devenue un programme à part entière du grand projet des « Nouvelles Routes de la Soie »***. Cette ambition est le résultat d’une double volonté : sécuriser et diversifier les sources d’énergie de Pékin, tout en s’imposant comme un acteur de rang mondial dans la région, aux côtés des États-Unis et de la Russie notamment.
*Viviane Du Castel, « La mer de Barents : laboratoire d’une nouvelle diplomatie énergétique ? », Sécurité Globale, 2010/4 (N°14), pages 81 à 96. **Selon l’INSEE, les réserves prouvées sont « les quantités d’hydrocarbures, de charbon qui, selon les informations géologiques et techniques disponibles, ont une forte probabilité (supérieure à 90 %) d’être récupérées dans le futur, à partir des gisements connus et dans les conditions technico-économiques existantes. »
Avec ses ressources fantasmées, l’Arctique attire et se transforme en nouveau laboratoire géopolitique mondial*. Les ressources potentielles de cette région glacée ont été estimées par l’Institut d’études géologiques des États-Unis (USGS), en 2008, à approximativement 13 % des réserves prouvées** de pétrole et 30 % des réserves prouvées de gaz naturel au niveau mondial. Bien que ces chiffres soient à prendre avec beaucoup de précautions, ils donnent une idée de la quantité des trésors qu’abrite l’Arctique. Néanmoins, il apparaît que 84 % de ces ressources encore quasiment inexploitées se trouvent en mer. L’exploration des sols pour l’extraction de ces matières premières nécessite donc de la technologie, pas encore complètement maîtrisée, afin d’atteindre ces zones plus difficiles d’accès, isolées, à la géologie complexe et au climat rude.
Les investissements chinois dans le secteur extractif. (Sources : Alexiane Lerouge, Camille Le Ho, Frédéric Lasserre / Réalisation : Gaëlle Sutton - 2020)
Les investissements chinois dans le secteur extractif. (Sources : Alexiane Lerouge, Camille Le Ho, Frédéric Lasserre / Réalisation : Gaëlle Sutton - 2020)

Une rentabilité dépendante du cours des matériaux

*Frédéric Lasserre et Pierre-Louis Têtu, « Projets d’investissements miniers chinois dans l’Arctique », Recherches sociographiques, 2017.
Malgré ces difficultés d’accès, plusieurs entreprises chinoises investissent dans les ressources souterraines de l’Arctique. Elles participent à des projets préexistants, par des apports en capital, via la création de co-entreprises avec des sociétés locales ou tout bonnement par le rachat pur et simple de projets d’extraction*. À titre d’exemple, au Canada, la Chine a des participations dans une vingtaine de projets miniers. La société minière Jilin Jien Nickel Industry s’est fait connaître dans le Grand Nord québécois en faisant l’acquisition de Canadian Royalties pour exploiter le gisement de nickel situé près de la communauté inuite de Kangiqsujuaq, au Nunavik. Filiale de l’entreprise d’État provinciale Jilin Horoc Nonferrous Metal Group, cette compagnie chinoise a investi près de 800 millions de dollars en 2012 pour que ce projet aboutisse. C’est le plus grand domaine d’extraction chinois au Canada. Par ailleurs, au Yukon, trois filiales appartenant respectivement au Shaanxi Nonferrous Metals Holding Group (Youser Group), Northwest Mining and Geological Exploration Bureau for Nonferrous Metals, et Fosun International, avaient fait l’acquisition en 2008 de l’entreprise Yukon Zinc et de sa mine Wolverine. Toutefois, victime de la chute du prix des métaux, ce projet est au point mort.
*Frédéric Lasserre et Pierre-Louis Têtu, op. cit.
Bien qu’implantées dans quelques projets miniers arctiques, les entreprises chinoises sont loin des comportements de prédation sur les ressources que certains commentateurs leur attribuent. De surcroît, ce qu’il faut retenir et qui peut paraître surprenant, c’est leur autonomie croissante vis-à-vis de leur gouvernement. Autrement dit, bien que ces entreprises bénéficient pour la plupart de subventions publiques, elles suivent une logique tout aussi libérale – attirées par la rentabilité économique que promettent ces projets – que les entreprises issues des pays occidentaux. À ce titre, la stabilité politique et le climat compétitif sont des facteurs-clés dans le choix des entreprises chinoises pour investir. L’accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) entre la Chine et le Canada explique en partie les nombreux investissements effectués dans le pays des Caribous. La qualité des ressources minières constitue le troisième facteur de décision. Selon le ministère chinois des Terres et des Ressources, « les compagnies minières chinoises sont en quête des bénéfices que les nombreuses richesses du sous-sol minier canadien représentent l’opportunité de réaliser »*.

Les terres rares : l’or noir chinois

*Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, 2018, p.252.
L’intérêt stratégique pour Pékin est très marqué lorsqu’on aborde certains minéraux. C’est le cas des terres rares, des ressources énergétiques de plus en plus recherchées pour la confection de nos appareils high-tech et le développement des énergies vertes (batteries de voitures électriques ou aimants permanents pour la fabrication d’éoliennes). La Chine possède aujourd’hui un quasi-monopole sur le commerce de ces ressources et tient à le protéger. Avec la participation de l’entreprise chinoise Shenghe auprès de l’Australienne Greenland Minerals and Energy (GME) dans le projet de Kvanefjeld au Groenland (voir encadré), Pékin a obtenu un relatif contrôle sur un concurrent potentiel* – de la même façon que pour le projet de Mountain Pass, en Californie. Si la mine de Kvanefjeld venait à ouvrir, les conditions encore incertaines d’extraction de ces ressources, susceptibles de rejeter des éléments toxiques, dont de l’acide sulfurique, du thorium et du radon, justifient certaines craintes sur le plan environnemental.
Contrairement à l’intérêt pour les terres rares, les projets pétroliers sont peu nombreux en Arctique, du fait de coûts de production trop élevés au regard des profits espérés. Quelques entreprises chinoises, à l’image de la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC), se lancent tout de même dans des projets de prospection. En 2014, CNOOC a participé à l’exploration du gisement d’hydrocarbures de Dreki dans la Zone économique exclusive (ZEE) de l’Islande, en partenariat avec le pétrolier islandais Eykon Energy. Les opérations ont finalement été interrompues en janvier 2020, après des résultats décevants. Cet exemple de projet de prospection, qui n’a pas abouti à la construction d’une infrastructure d’extraction pétrolière, n’est pas rare et ne concerne pas que les entreprises chinoises. Par exemple, le consortium d’entreprises gazières et pétrolières – incluant l’Américain Conoco Phillips, le Français GDF Suez, les Danois Nunaoil et Maersk et les opérateurs principaux, les Hollandais Cairn Energy et Shell – a arrêté en 2012 son exploration dans les gisements de la baie de Baffin, au large du Groenland. Et cela malgré des licences d’exploration obtenues en 2007 par le gouvernement du Groenland et après avoir foré 11 puits d’exploration.
Passée une courte période d’intérêt pour le pétrole du Grand Nord au début des années 2000 (où les prix étaient plus élevés), la lourdeur des coûts pour l’exploration offshore dans la région arctique a fini par décourager la plupart des investisseurs. Des exceptions existent toutefois. Des entreprises chinoises continuent à investir dans la région en nouant des contrats de service avec des entreprises détenant des champs d’extraction. C’est le cas de la China National Chemical Engineering qui a signé un contrat avec l’entreprise russe Neftegazholding, propriétaire du gisement de Payakha, dans le delta d’Ienisseï. Ce contrat – qui promet un investissement de 5 milliards de dollars pour les quatre prochaines années – inclut la construction de six entreprises de traitement du pétrole brut, la construction d’un port capable d’exporter 50 millions de tonnes de pétrole brut par an et l’édification d’un oléoduc de 410 km contenant du pétrole pressuré. La construction d’une centrale électrique de 750 mégawatts de puissance et d’une entreprise de stockage est également prévue dans le contrat.

Un engouement chinois plus récent pour le gaz russe : reflet du nouveau partenariat géopolitique entre Pékin et Moscou

*Sophie Hohmann, « L’Arctique russe, reconquête d’un front pionnier ? » in Hérodote, n°166-167, 2017, p.261-276, p.261.
Bien plus médiatisés, les investissements chinois en Arctique sont particulièrement visibles dans le secteur gazier. Assimilée par Patrick Pouyanné, le PDG de Total, à une « vraie cathédrale du XXIème siècle » perdue dans l’immensité polaire, l’usine titanesque de gaz naturel liquéfié impressionne. Située à 2 500 km et à près de 4 heures d’avion de Moscou, la Péninsule de Yamal est plongée dans la nuit la moitié de l’année, et connaît des températures tombant jusqu’à – 60°C. L’implantation de cette usine en Arctique constitue un nouveau pas dans le défi humain gigantesque que représente la conquête soviétique de l’Arctique. Les exploits réalisés sur la nature pendant la période soviétique ont façonné une identité urbaine spécifique*, constituant la mythologie soviétique de « l’Arctique rouge ».
Yamal LNG a fait couler beaucoup d’encre puisqu’elle est la première entreprise de cette ampleur à être construite sur le permafrost. Cela induit l’usage d’une ingénierie de fondations très spécifique pour assurer la stabilité de l’usine pendant toute la durée de vie du site. Inauguré en 2018, le site produit aujourd’hui 16,5 millions de tonnes de gaz naturel liquéfié (GNL) par an, qui est transporté par voie maritime après liquéfaction par une quinzaine de méthaniers vers l’Europe et l’Asie. Pour ce faire, ils suivent le passage du Nord-Est, longeant la côte nord de la Russie jusqu’au détroit de Béring. Tout un complexe industriel a été érigé autour du site. Sabetta est le nouveau port capable d’accueillir de grands méthaniers brise-glaces. Un aéroport international, des voies ferrées et des routes ainsi que des réservoirs géants pour le stockage du GNL ont également été aménagés. La construction de l’entreprise s’est donc accompagnée de l’édification d’une ville entière. La première cargaison de gaz naturel liquéfié (GNL) a quitté le port en 2017. Le méthanier brise-glace Christophe-de-Margerie (en hommage à l’ancien PDG de Total mort en 2016) a été le premier mis en service.
Carte de la péninsule de Yamal, front pionnier pour les hydrocarbures. (Sources : Marchand 2015, Gazprom 2016 / Réalisation : Gaëlle Sutton 2019)
Carte de la péninsule de Yamal, front pionnier pour les hydrocarbures. (Sources : Marchand 2015, Gazprom 2016 / Réalisation : Gaëlle Sutton 2019)
Envisagée à l’origine comme une initiative franco-russe, dont les entreprises Novatek et Total étaient les actionnaires majoritaires, la réalisation de cette plateforme a été mise en péril par les sanctions occidentales contre la Russie suite à l’annexion de la Crimée en 2014. Jusqu’alors, le financement du projet dépendait de levées de capitaux réalisées par le biais de vente d’actions, majoritairement en dollars, et d’emprunts dans diverses devises. L’accès aux marchés financiers occidentaux désormais bloqué, tout comme l’apport de technologies et d’équipements indispensables à l’extraction des hydrocarbures, la Russie s’est tournée vers la Chine. Pour attirer les investisseurs chinois, le gouvernement russe a mis en place une fiscalité avantageuse et une législation plus libérale concernant les investissements étrangers. Dès lors, l’État chinois a participé au projet, en apportant un financement supplémentaire, via le Fonds des Routes de la Soie (China’s Silk Road Fund). Ce financement s’est ajouté à la participation de la compagnie China National Petroleum (CNPC), qui avait déjà investi à hauteur de 20 % dans le projet. Des yuans, des roubles et des euros ont en partie remplacé les dollars jusqu’alors majoritaires.
Financement de Yamal LNG. (Crédit : Alexiane Lerouge)
Financement de Yamal LNG. (Crédit : Alexiane Lerouge)
Arctic LNG 2, situé en péninsule de Gydan, est le deuxième projet de GNL dans l’Arctique russe auquel les entreprises chinoises prennent part. En effet, CNPC et CNOOC participent chacun à hauteur de 10 % à ce projet dont la capacité de production devrait être supérieure à celle de Yamal LNG, avoisinant les 20 millions de tonnes par an. Avec une production prévue en 2023, Arctic LNG 2 profitera des infrastructures considérables construites pour répondre aux besoins de l’usine voisine Yamal.
Carte des deux projets de gaz naturel liquide dans l'Arctique russe, auxquels participent des entreprises chinoises. (Sources : Total, "Russie : Total étend son partenariat avec Novatek au travers du projet Arctic LNG 2" / Réalisation : Gaëlle Sutton 2019)
Carte des deux projets de gaz naturel liquide dans l'Arctique russe, auxquels participent des entreprises chinoises. (Sources : Total, "Russie : Total étend son partenariat avec Novatek au travers du projet Arctic LNG 2" / Réalisation : Gaëlle Sutton 2019)
Financement d'Arctic LNG II. (Crédit : Alexiane Lerouge)
Financement d'Arctic LNG II. (Crédit : Alexiane Lerouge)
Plus tolérante à l’égard des investissements chinois que l’Occident, la Russie peut déjà estimer les bénéfices de ces partenariats. L’aménagement du complexe industriel en péninsule de Yamal, facilité par les investissements chinois, s’inscrit dans une politique plus large de développement des territoires arctiques russes. Bien que rémunératrice, l’extraction d’hydrocarbures ne suffit pas à développer les espaces qui subissent depuis des décennies une véritable hémorragie de populations. La pérennisation de ces projets dans le Grand Nord russe permet donc d’apporter de l’emploi dans ces zones dépeuplées pour éviter les zones de grand vide.
*Pascal Marchand, Géopolitique de la Russie : une nouvelle puissance en Eurasie, PUF, Collection « Major », Paris, 2014, 182 p., p.142.
Dans la même perspective, Moscou cherche à réhabiliter la région de Sakhaline*. Le virage asiatique de l’Extrême-Orient russe est visible avec l’étude des aménagements d’infrastructures, notamment portuaires. De nouveaux ports y ont été aménagés, à l’image de Vostochnyi qui a vu son trafic augmenter. Des lignes ferroviaires ont été prolongées, comme la Magistrale Amour-Iakoutie, sur les traces de la ligne historique Baïkal Amour Magistrale. Il faut ajouter à ces aménagements portuaires la construction de plusieurs usines de GNL, au niveau du gazoduc Sakhaline-Khabarovsk-Vladivostok. Bien que l’Extrême-Orient russe ait été délaissé par les Chinois, lui préférant le gaz issu du Turkménistan, au début des années 2000, il bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt de la part des entreprises chinoises, accru par la transformation de l’île de Sakhaline en hub énergétique.
Carte des gazoducs russes d'exportation vers la Chine. (Crédit : Sophie Hou)
Carte des gazoducs russes d'exportation vers la Chine. (Crédit : Sophie Hou)

La double vocation de la politique énergétique chinoise

À travers ses investissements dans des projets gaziers ou miniers, la Chine sécurise donc ses sources d’approvisionnement. Plus encore, elle noue des partenariats présentés par le président chinois comme « gagnant-gagnant » avec les pays situés sur la « Route de la Soie polaire » dans le but de s’intégrer dans l’ordre mondialisé.
*Gilbert Rozman, The Sino-Russian Challenge to the World Order : National Identities, Bilateral Relations, and East versus West in the 2010s, Washington, Woodrow Wilson Center Press, Stanford University Press, 264 p. **Bobo Lo et Tatiana Kastouéva-Jean, « Un équilibre fragile : les relations sino-russes », in Politique étrangère, 2007, p.141-151. ***Thierry Garcin, « Où en est la course à l’Arctique ? », in Revue internationale et stratégique, 2014, n°95, vol. 3, p.142.
D’ailleurs, en lien avec sa politique énergétique, la Chine entretient et cultive une relation privilégiée avec la Russie, transformant la relation historique que celle-ci entretient avec l’Europe en partenariat tripartite: le capital chinois vient s’ajouter à la technologie et au savoir-faire occidentaux pour exporter les matières premières russes. L’intensification de la relation entre Pékin et Moscou date de 2014 et de l’instauration des sanctions occidentales. Si important soit-il, ce partenariat grandissant connaît des limites, notamment en termes d’égalité des deux protagonistes*. Malgré des convergences encourageantes pour la coopération sino-russe, des obstacles à son approfondissement persistent**. Toutefois, leur volonté commune de développer leur influence et leurs ambitions nationales en Arctique les unit***.

L’enjeu sous-jacent des infrastructures : les ports ciblés par les investissements chinois

* Barthélémy Courmont, Eric Mottet, Frédéric Lasserre, « Chine. Le déploiement des projets d’infrastructures de l’ « Initiative Belt and Road ». Une stratégie opportuniste ? », in Diploweb, le 12 janvier 2020.
Derrière les nombreux projets auxquels participent les entreprises chinoises dans l’Arctique, aussi bien au Canada, au Groenland et en Russie, se cachent d’autres motivations. Développer les projets d’infrastructures, notamment portuaires sur la « Route maritime du Nord », ou « Route polaire de la Soie », est un des enjeux sous-jacents de la participation des entreprises chinoises aux projets énergétiques. Cette participation dans les infrastructures portuaires prend différentes formes, rappellent les spécialistes de l’Arctique canadien Barthélémy Courmont, Éric Mottet et Frédéric Lasserre : « La gestion de ports le long de la route maritime principale ou la construction de terminaux portuaires en mode Build, Operate, Transfer (BOT), assurant aux opérateurs chinois la main sur la gestion des terminaux sur le long terme et leur permettant ainsi de contrôler le développement du terminal, mais ne représentant pas l’acquisition de ces infrastructures. »* Dans l’Arctique, les ports de Zarubino, au sud-ouest de Vladivostok, et d’Arkhangelsk, près de la frontière finlandaise, sont en effet concernés par ces investissements chinois.

La mainmise sur le passage du Nord-Est : des craintes surestimées

La maîtrise du passage du Nord-Est est l’autre enjeu caché derrière les investissements chinois dans les projets d’hydrocarbures. Avec la fonte de la banquise, ce passage en fait une route commerciale optimale. Les navires de l’armateur national China COSCO Holdings franchissent depuis 2013 cette « Route maritime du Nord ». Un guide de navigation sur ce passage a été publié en 2015 attestant les intentions maritimes de la Chine dans cette région stratégique. Cette question est en partie liée à celle des Zones économiques exclusives (ZEE).
Selon l’article 77 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, aussi appelée Convention de Montego Bay, « l’État côtier exerce des droits souverains sur le plateau continental aux fins de son exploration et de l’exploitation de ses ressources naturelles. »* Quant aux plateaux continentaux, souvent confondus avec les ZEE, ils renvoient aux prolongements des continents sous la mer à des profondeurs excédant peu les 200 mètres.
Les revendications territoriales, devant la Commission du plateau continental à l’Organisation des Nations unies, organe dépendant de la Convention de Montego Bay, ont pour but d’étendre le plateau continental « de base ». L’objectif visé est en réalité d’étendre la ZEE et les droits que celle-ci confère à l’État concerné au-delà des 200 milles. Le droit de la mer autorise en effet un pays à étendre sa ZEE dans une limite de 350 milles à la condition de prouver, par des études géologiques, que son plateau continental s’étend sous les eaux au-delà des 200 milles. En plantant un drapeau russe en titane à la verticale du pôle Nord, à plus de 4 000 mètres de profondeur dans la mer de Barents en 2007, la Russie revendique donc des territoires s’étendant jusqu’au pôle Nord, dont une partie de la dorsale de Lomonossov, également revendiquée par le Danemark et le Canada. L’enjeu principal derrière ces revendications d’extension du plateau continental et donc de la ZEE concerne la possibilité d’exploiter les ressources offshore telles que la pêche et les hydrocarbures situées plus au nord de la Zone économique exclusive russe. Cette exploitation des ressources offshore n’est en principe pas possible dans les eaux internationales où les États n’ont aucune prérogative. Toutefois, l’enjeu de l’extension des plateaux continentaux, en termes d’impact pour les ressources d’hydrocarbures, est à relativiser en raison du coût d’accessibilité à ces ressources, situées plus au nord que l’actuelle ZEE russe.
Par Camille Le Ho

Quels investissements chinois dans les sous-sols de l’Arctique ?

Depuis les années 2010, les investissements à l’étranger dans le secteur extractif se sont multipliés dans la région Arctique. Une trentaine de projets miniers, pétroliers ou gaziers ont été financés en partie par des fonds chinois (voir carte). Quelques-uns comptent même deux ou trois sociétés chinoises différentes parmi leurs investisseurs. C’est le cas pour Yamal LNG et Arctic LNG 2, mais aussi par exemple pour le projet minier de Duncan Lake (participation de la China Minmetals Nonferrous Metals Co. Ltd et du Wuhan Iron and Steel Group Co. Ltd., mieux connu sous le nom de WISCO).

Parmi tous les projets où la Chine a investi, on compte six propriétés à part entière de firmes chinoises. C’est le cas au Groenland du projet de mine d’or et de cuivre situé près d’Ittoqqortoormiut. À l’ouest de l’île, le projet d’Isua (mine de fer) a été acquis par le groupe privé chinois General Nice via le rachat de la London Mining PLC, après que cette dernière a fait faillite. Au Canada, la mine Nunavik Nickel, aujourd’hui en activité, est passée aux mains de l’entreprise chinoise Jilien Jien Nickel Industry en 2012. Le projet de corridor d’Izok (plomb, zinc et cuivre), en phase de développement, appartient à la China Minmetals Nonferrous Metals depuis le rachat de l’Australienne MMG Limited. Aujourd’hui à l’arrêt, les projets de Howard’s Pass et de Wolverine (exploitation de zinc) ont quant à eux été achetés, il y a quelques années, pour 100 millions de dollars chacun. Un septième projet pourrait bien passer sous pavillon chinois. Début mai 2020, la Shandong Gold Mining, mieux connue sous le nom de SD Gold, a annoncé son projet de racheter la société canadienne TMAC Resources, propriétaire du champ aurifère de Hope Bay, dans l’ouest du Nunavut.

D’autres sociétés chinoises se sont intéressées en effectuant des investissements minoritaires dans le capital-actions de compagnies minières implantées. C’est la stratégie qu’a privilégiée WISCO dans plusieurs projets au Québec. À Otelnuk Lake par exemple, WISCO a acheté 60 % du projet de mine de fer en 2012 en formant une joint-venture avec la junior canadienne Adriana Resources (40 %).

Enfin, au Groenland, Shenghe Resources Holding et la Non-Ferrous Metal Industry’s Foreign Engineering and Construction (FNC) ont signé des partenariats assortis de mémorandums d’entente avec les compagnies minières australiennes implantées à Kvanefjeld et Citronen Fjord (sur des gisements importants de terres rares pour l’un et de zinc pour l’autre). Ces partenariats confient à Shenghe et NFC plusieurs responsabilités sur le site (l’ingénierie, l’opération de la future mine ou le marketing des ressources extraites), bien que leur engagement financier reste limité (respectivement 12,5 % et 19,9 %).

Pour aller plus loin

– François Kersaudy, La Guerre du fer, Tallandier, 1987.

– Thierry et Aurélie Bros, La géopolitique du gaz russe : vecteur de pouvoir et enjeu économique, Les Carnets de l’Observatoire, 2017, 123 p., 4e couverture.

– Christian Vicenty, « Les nouvelles routes de la soie : ambitions chinoises et réalités géopolitiques », in Géoéconomie, 2016/4 n°81, p. 133-158.

– Viviane Du Castel, « La mer de Barents : laboratoire d’une nouvelle diplomatie énergétique ? », Sécurité Globale, 2010/4 (N°14), pages 81 à 96.

– Frédéric Lasserre et Pierre-Louis Têtu, « Projets d’investissements miniers chinois dans l’Arctique », Recherches sociographiques, 2017.

– Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, 2018, p.252.

– Sophie Hohmann, « L’Arctique russe, reconquête d’un front pionnier ? » in Hérodote, n°166-167, 2017, p.261-276, p.261.

– Pascal Marchand, Géopolitique de la Russie : une nouvelle puissance en Eurasie, PUF, Collection « Major », Paris, 2014, 182 p., p.142.

– Gilbert Rozman, The Sino-Russian Challenge to the World Order : National Identities, Bilateral Relations, and East versus West in the 2010s, Washington, Woodrow Wilson Center Press, Stanford University Press, 264p.

– Bobo Lo et Tatiana Kastouéva-Jean, « Un équilibre fragile : les relations sino-russes », in Politique étrangère, 2007, p.141-151.

– Thierry Garcin, « Où en est la course à l’Arctique ? », in Revue internationale et stratégique, 2014, n°95, vol. 3, p. 142.

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A propos de l'auteur
Membre du Groupe d'études géopolitiques (GEG), Camille Le Ho est diplômée du master européen de l'Institut d'Etudes Politiques de Rennes. Dans le cadre d'un mémoire, elle a étudié la remise en cause des intérêts européens géopolitiques par le partenariat sino-russe en Arctique, abordée sous le prisme du secteur gazier. Elle a ensuite approfondi l'investissement des puissances asiatiques avec sa contribution au manuel "Les régions de l'Arctique", dirigé par Camille Escudé. Elle a présenté ses recherches à un colloque organisé par le Centre de Recherches Internationales (CERI-Sciences Po Paris) dédié à l'Arctique, restitué dans un numéro spécial de la revue Études internationales d'octobre 2020.