Société
Entretien

En Corée du Sud, le coronavirus stoppé grâce au traçage numérique

En Corée du Sud, le système d'alerte sur la messagerie des téléphones portables permet d'être prévenu du parcours des personnes contaminées au coronavirus dans son quartier. (Source : QZ)
En Corée du Sud, le système d'alerte sur la messagerie des téléphones portables permet d'être prévenu du parcours des personnes contaminées au coronavirus dans son quartier. (Source : QZ)
Le texte qui prolonge de deux mois l’état d’urgence sanitaire est débattu ce mardi 5 mai à l’Assemblée nationale en France. Il rappelle notamment la mise en place d’outils permettant le déconfinement, tels que le dépistage et le traçage des personnes infectées par le coronavirus. Le gouvernement vient d’annoncer le lancement de l’application StopCovid pour le 2 juin prochain. En Corée du Sud, l’établissement de l’itinéraire précis de chaque cas de contamination est l’une des clés du succès de la lutte contre l’épidémie de pneumonie virale. Et pas de quoi crier au liberticide, affirme François Amblard, auteur d’un rapport sur la méthode coréenne de lutte contre la Covid-19. Ce professeur et directeur de recherche en détachement du CNRS à l’Institut des Sciences et des Technologies d’Ulsan rappelle que les données des patients sont conservées pendant une durée limitée et stockées sur un serveur externe au gouvernement.

Entretien

L’épidémie c’est fini, ou presque en Corée du Sud. Certains experts redoutent un rebond à l’automne, mais pour l’instant, l’heure est à la détente. Si les slogans de la campagne de distanciation sociale sont encore présents jusque sur les sentiers de randonnées en montagnes, Séoul n’enregistre plus de nouveaux cas locaux de contaminations depuis trois jours. Une partie des élèves devraient retrouver les bancs de l’école le 13 mai prochain.

Les Sud-Coréens n’en menaient pourtant pas large lorsque le 31ème patient, une femme de 61 ans membre d’une secte protestante à Daegu dans le sud-est du pays, a mis le feux aux poudres de la pneumonie virale en février dernier. Face à l’emballement des cas de contaminations la doctrine sud-coréenne des trois T (tests, traçage, traitement et isolement des patients) a aussitôt été enclenchée. Le pays, comme la plupart des voisins de la Chine, a pris très tôt et très au sérieux la menace de cette « mystérieuse pneumonie » apparue sur un marché de Wuhan officiellement fin décembre. La Corée du Sud est le seul État à avoir aplati la courbe des nouveaux infectés sans avoir recours au confinement général, rappelle Pierre Joo dans La Règle du Jeu. C’est aussi l’un des rares pays a avoir laissé ses frontières ouvertes aux voyageurs venus de la Chine voisine, dont à la patiente zéro – une touriste chinoise venue de la province chinoise du Hubei et prise en charge dans un hôpital à Séoul le 20 janvier.

Le succès de l’endiguement ne doit donc rien au hasard. Pas plus qu’il n’y a de miracle économique, il n’y a pas de miracle épidémiologique. Confucius n’a ici rien à avoir dans l’affaire ! La lutte contre une épidémie n’a rien de culturelle, elle est d’abord le résultat de choix scientifiques et politiques. Quant aux clichés sur l’esprit de discipline et un comportement soit-disant moutonnier des Asiatiques, on remarque que c’est le premier argument dégainé lorsque les masques tombent, quand certains en Occident ne trouvent rien d’autres pour tenter de justifier l’incurie.

A l’heure des bilans, seules les vies sauvées comptent. La Corée du Sud rapporte 252 décès liés au coronavirus. L’expérience du SRAS et du MERS a beaucoup joué. Mais aussi et surtout, une politique de dépistage permettant d’isoler et de prendre en charge le plus rapidement les porteurs du virus à couronne. Avec une population de 52 millions d’habitants, le pays a testé près de 635 000 de personnes depuis début janvier. Le traçage permettant également de retrouver les personnes éventuellement contaminées.

Un traçage qui, contrairement à certains pays en Europe, fait peu débat en Corée, soulignait récemment Frédéric Ojardias dans La Croix. Et pour cause : il est strictement encadré par la loi, explique François Amblard dans cet entretien réalisé juste après la publication d’un premier rapport sur la lutte contre le coronavirus en Corée du Sud.

Voilà cinq ans ans que ce directeur de recherches au CNRS enseigne à l’Institut des Sciences et Technologies d’Ulsan au sud de la Corée du Sud. Les bonnes nouvelles sont rares par les temps qui courent. Ce document d’une trentaine de pages traduit en anglais est l’histoire d’un succès. Selon ce physicien, biologiste et amateur de nage au long cours dans la mer de l’Est, il est d’abord lié à la mobilisation générale d’un État et de ses administrés derrière l’avis des scientifiques.

François Amblard, professeur et directeur de recherche en détachement du CNRS à l'Institut des Sciences et des technologies d'Ulsan en Corée du Sud. (Copyright : Stéphane Lagarde)
François Amblard, professeur et directeur de recherche en détachement du CNRS à l'Institut des Sciences et des technologies d'Ulsan en Corée du Sud. (Copyright : Stéphane Lagarde)
Quelles sont les clés du succès sud-coréen face à l’épidémie ?
François Amblard : À la base de l’organisation mise en place pour combattre le coronavirus, il y a ici une réflexion parfaitement rationnelle entièrement basée sur les sciences, sur les connaissances et la médecine. Ce qui a conduit a exécuter les opérations dans des circonstances très différentes de ce qui se passe en France, par exemple. L’ensemble des opérations sont conduites par les professionnels de la santé qui jouissent d’un respect accordé au savoir médical et scientifique. C’est d’ailleurs ce qui s’impose devant tout le reste ici. Du fait de ce pouvoir accordé aux autorités sanitaires, l’interférence avec l’échelon politique est quasiment nul. L’échelon ministériel n’intervient pas dans les choix décidés par le Centre coréen de contrôle des maladies (Korean Center for Disease Control, KCDC). C’est l’opposé de ce à quoi on assiste aux États-Unis. Les Sud-Coréens seraient scandalisés d’entendre leur président, ou même un ministre non médecin, prendre position sur des questions qui sont du ressort de la médecine.
L’administration dans son ensemble s’est mise au service du centre coréen de prévention des maladies (KCDC). Peut-on parler de pouvoirs d’exceptions accordés aux scientifiques ?
Il y a pouvoirs d’exception dans le cadre de la crise sanitaire, effectivement. C’est prévu par la loi de 2015, modifiée en 2016 et re-modifiée au mois de mars 2020 pendant l’épidémie. La loi donne au KCDC tous les pouvoirs nécessaires pour qu’aucun délai ne soit pris dans des décisions qui habituellement passent par une autorisation juridique, ou par la mise en œuvre de mesures policières. En temps normal, elle demanderait que le KDC remonte à son ministère de tutelle, le ministère de la santé, qui lui même remonte au cabinet du premier ministre puis redescend au ministère de l’intérieur, puis au préfet, etc. Pendant l’épidémie et pour l’exécution de leurs missions, les scientifiques peuvent donner des ordres aux administrations appelées à coopérer.
Masques vendus en magasin en Corée du Sud. (Copright : Stéphane Lagarde)
Masques vendus en magasin en Corée du Sud. (Copright : Stéphane Lagarde)
On a entendu plusieurs dirigeants employer le mot guerre. Est-ce que cette exception pour « l’ennemi coronavirus » est du même type que les pouvoirs d’exception suite à une attaque terroriste, par exemple ?
*Le 16 avril 2014, le ferry Sewol chavire en mer jaune. 476 personnes sont à bord, dont une majorité de lycéens en voyage scolaire. 304 passagers et personnels d’équipages vont périr dans le naufrage sous le regard impuissant des caméras de télévision. En cause : l’erreur humaine et le dysfonctionnement des services de secours.
On est en effet dans le cadre d’une mobilisation nationale avec des enjeux diplomatiques également. Pour ce qui est des mesures d’exception, c’est effectivement la soumission d’une partie des procédures de police et des procédures judiciaires au KCDC. Mais le dispositif qui encadre la réponse coréenne n’est pas spécifique aux épidémies. C’est plus large que cela puisqu’il est sensé répondre à tous types de catastrophes. En 2015, le législateur avait à l’esprit le naufrage d’un navire* dans lequel 300 jeunes ont péri. Un accident qui a révélé des problèmes de coordination des secours au sein de l’État. Il y a eu ce naufrage en 2014 et l’année d’après l’arrivée du MERS. L’épidémie n’a fait que 35 morts, mais elle a également beaucoup traumatisé les Coréens. La structure qui a été mise en place permet de répondre à différentes crises tels qu’un tremblement de terre, un accident dans une centrale nucléaire, un tsunami ou une attaque terroriste. A chaque fois, une instance est désignée pour répondre à la catastrophe. Dans le cas du terrorisme, ce serait le ministère de l’Intérieur. Dans le cas d’une épidémie, c’est le KCDC. L’idée, c’est d’avoir une instance spécialisée à laquelle sont assujettis des pouvoirs juridiques ou d’autres compétences gouvernementales, avec un accès direct sans passer par l’échelon ministériel.
« Si on entend par traçage le fait de coller un bracelet à quelqu’un, un GPS sous sa voiture, une puce sous la peau ou dans le téléphone, ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit en Corée du Sud. Le traçage est strictement rétrospectif. »
Dans la doctrine coréenne du « dépistage, traçage et isolement », c’est le traçage qui semble poser questions à certains en Europe. Qu’en est-il des libertés ?
D’abord, je rappelle que la Corée du Sud est une démocratie. Avec Taïwan, c’est même l’un des rares pays asiatiques où il existe une vraie alternance politique. La loi de 2015 qui met en place les outils de traçage a ainsi été adoptée de façon bipartisane. Ensuite, si on entend par traçage le fait de coller un bracelet à quelqu’un, un GPS sous sa voiture, une puce sous la peau ou dans le téléphone, ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit en Corée du Sud. Le traçage est strictement rétrospectif. C’est à dire que le jour où le résultat du test arrive, la personne qui est déclarée positive va être soumise à une effraction de sa vie privée sur les 15 jours qui ont précédé. Cette effraction est légalement permise. On n’a pas le droit de s’y opposer, mais la loi dispose malgré tout de demander le consentement. C’est une forme de politesse et une façon de demander à chaque citoyen de se soumettre individuellement à une loi qu’il a acceptée par le principe de la majorité. Au début de la crise, c’était très manuel : cela prenait 24 heures avec l’envoi d’emails. Puis le nombre de malades augmentant, il a été décidé le 10 novembre dernier d’automatiser la procédure. On entre le numéro de téléphone dans la base de données, et les demandes d’autorisation sont automatiquement envoyées à la police et à la justice, afin d’interroger les comptes en banque, les caméras de surveillance et autres.
Les "Dol hareubangs" ou "grands-pères de pierre", ces statues traditionnelles de l’île sud-coréenne de Jeju aujourd'hui masquées pour inciter les touristes à continuer de le porter, le 3 mai 2020. (Copyright : Park Tae-gun)
Les "Dol hareubangs" ou "grands-pères de pierre", ces statues traditionnelles de l’île sud-coréenne de Jeju aujourd'hui masquées pour inciter les touristes à continuer de le porter, le 3 mai 2020. (Copyright : Park Tae-gun)
Il s’agit de retracer un parcours d’un porteur du coronavirus et de retrouver les éventuels contaminés…
Le patient se retrouve face à un enquêteur. Dix minutes après le début de l’entretien, l’agent épidémiologiste voit apparaître sur son écran les résultats. L’idée c’est de coopérer afin de prévenir le plus grand nombre de gens qui auraient pu être contaminés. Les données sont présentées au patient pour mieux déterminer les lieux par lesquels il est passé. Cette collaboration entre l’agent et le sujet permet de raviver les souvenirs : quel moyen de transport avez-vous emprunté ? Qui avez vous croisé ? Ce souvenir numérique présenté au sujet permet d’enrichir les données de la mémoire du patient. On donne ensuite le tout aux algorithmes qui vont se charger de contacter les personnes susceptibles d’avoir contracté la pneumonie virale, les lieux qui pourraient avoir été infectés. C’est comme ça qu’on a fermé des bureaux ou un bâtiment dans mon université. Nous aussi avons eu une remontée de la base de données. Le message disait qu’un étudiant était allé voir sa grand-mère qui s’était révélée être positive. Cet étudiant s’était rendu ensuite dans l’un des bâtiments de l’université. On a immédiatement fermé l’étage indiqué, mais aussi les étages du dessus et du dessous, ainsi que l’ascenseur. Il s’est avéré que l’étudiant était négatif, mais dans le doute, on n’a pas attendu d’avoir le résultat pour désinfecter. S’il y avait eu un début de foyer, toute l’université aurait été fermée.
« On a un itinéraire précis pour chaque personne positive. Et cet itinéraire va être diffusé dans tous les quartiers. Chaque habitant résident dans un endroit où est passé le contaminé aura cette information sur son téléphone portable. »
Une fois collectées, comment ces données sont-elles utilisées ?
On a un itinéraire précis pour chaque personne positive. Et cet itinéraire va être diffusé dans tous les quartiers. Chaque habitant résident dans un endroit où est passé le contaminé aura cette information sur son téléphone portable ou par voix d’affiches. Le premier jour où j’ai eu ce genre d’alerte, c’était un dimanche matin dans mon ascenseur. C’était la fameuse patiente 31 à l’origine de centaines de contaminations. Dans le cadre réservé aux annonces de mon ascenseur, on apprenait que cette personne était passée dans la petite ville à coté. Et j’ai appris qu’elle avait pris le train deux heures avant moi sur la même ligne. J’ai pu voir par rapport à mon horaire que je n’étais pas dans ce train-là.
C’est très précis… Jusqu’à quel niveau de détail les informations sont-elles diffusées ?
Ce qu’on avait sur l’affiche, c’était un itinéraire, un genre, en l’occurrence une femme, et son âge. Par la suite, je sais que dans certains endroits ont été divulguées des informations plus confidentielles telles que la profession ou l’employeur. Après protestation des organisations des droits de l’homme, les informations personnelles ne peuvent plus être diffusées. On se cantonne au parcours de la personne positive.
Qui conserve ces données ?
La loi précise que cette base de donnée est temporaire et sera en principe détruite à la fin des opérations. Elle est surtout hébergée en dehors du gouvernement. Les données sont à disposition de la KCDC qui est sous la tutelle du ministère de la Santé, mais elle est gérée par un hébergeur autre. En France, on pourrait par exemple faire que des institutions qui ont une certaine indépendance comme l’Institut National de Recherches en Informatique et en Automatique (INRIA) ou le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) puissent servir d’hébergeur. Si le ministère de l’Intérieur veut interroger la base de données, il doit se déclarer à la porte d’entrée. Toute requête, toute information qui sort de la base est elle aussi tracée. Ce qui rend très difficile toute autre exploitation que ce pourquoi la base a été établie, à savoir tracer le virus. Cette base de données existe également en version anonymisée ouverte. L’information de la population est donc permise à des acteurs privés mais sur la base de données anonymisées. Des étudiants de mon université ont mis au point par exemple une application spécifique à notre ville à partir de ces données anonymes.
L’application de quarantaine fait-elle partie de ce système de traçage ?
Le suivi sanitaire pendant l’isolement se fait notamment via une application qui permet au patient de transmettre son relevé de température corporelle et éventuellement les symptômes s’ils se déclenchent. Ce suivi sert d’abord à transférer les malades à l’hôpital dès qu’ils présentent des symptômes. Mais c’est aussi au passage un moyen de communiquer et de savoir si la personne a assez à manger, si elle a tout ce qu’il faut. Si vous ne répondez pas sur l’application, si vous ne répondez pas au téléphone, c’est qu’il y a un problème. Vous avez donc quelqu’un qui va venir voir si vous êtes là, si vous allez bien, et si vous respectez la quarantaine. Si ce n’est pas le cas, des amendes et même une peine de détention sont prévues.
En Corée du Sud, c’est une femme qui pilote la lutte contre le coronavirus…
Oui, la patronne du centre de contrôle des maladie est Madame Jung Eun-gyong. C’est une femme d’expérience qui a été appelée à la tête du KCDC en raison de son rôle très apprécié dans l’épidémie de MERS en 2015. L’actuel président sud-coréen était secrétaire de la présidence à l’époque. Il a piloté la mise en place de la KCDC. Moon Jae-in s’entend très bien d’ailleurs avec la patronne de la lutte contre le Covid-19. Là aussi, l’âge, l’expérience et la confiance entre les acteurs mais aussi entre la population et l’administration, ont facilité la mise en place de la stratégie face à l’épidémie.
Le MERS a été un choc pour la Corée parce que toutes les contaminations ont eu lieu à l’intérieur de l’hôpital. Cela a fait très peur aux Sud-Coréens, qui se sont dit : il faut absolument que notre système de réponse soit protégé. Dans le dispositif actuel, on a ainsi une délimitation extrêmement stricte entre une partie du secteur hospitaliers (70 hôpitaux Covid) et ils ont tout fait pour garder l’essentiel du système hospitalier « Covid-free ». Cette attention portée à la protection de l’hôpital est l’une des clés du succès. Cela se manifeste bien sûr par le fait que tout le monde est protégé à l’hôpital. Tous les soignants ont l’équipement adéquat. Et c’est renforcé en situation de crise par le fait que quelqu’un qui est un tout petit peu malade n’a plus le droit de travailler. Le MERS a réveillé les pouvoirs publics sur le fait qu’il fallait absolument sanctuariser le cœur de la réponse qu’est l’hôpital.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.