Politique
Entretien

Gilles Verniers : "En Inde, un confinement dur dans un pays qui s’y prête très mal"

Une foule de travailleurs migrants tentent d'embraquer dans un bus pour rejoindre leur village, le 28 mars 2020, à Ghaziabad, dans la banlieue de Delhi, après la décision d'instaurer un confinement total de l'Inde pendant 21 jours. (Source : Asie Nikkei Review)
Une foule de travailleurs migrants tentent d'embraquer dans un bus pour rejoindre leur village, le 28 mars 2020, à Ghaziabad, dans la banlieue de Delhi, après la décision d'instaurer un confinement total de l'Inde pendant 21 jours. (Source : Asie Nikkei Review)
Avec ses 1,3 milliard d’habitants, l’Inde a mis en place le plus grand confinement de la planète. Mais avec des chiffres officiels extrêmement faibles (moins de 14 792 cas détectés et moins de 488 décès ce samedi 18 avril), on sait peu de choses sur la façon dont le Covid-19 affecte le pays. Gilles Verniers, professeur de sciences politiques à l’Ashoka University de Delhi, explique à Asialyst comment se passe le confinement dans la capitale indienne, où des jeunes gens viennent mendier de la nourriture aux portes des maisons des quartiers résidentiels, ce qui ne s’était jamais vu. Il explique aussi pourquoi on ne pourra sans doute jamais connaître le bilan réel de l’épidémie et comment le Premier ministre Narendra Modi pourrait sortir encore renforcé de la crise sanitaire.

Entretien

A l’université Ashoka (Delhi) où il est professeur de sciences politiques, Gilles Verniers participe notamment à un projet sur la visibilité de la démocratie, soutenu par l’Alliance Program de l’Université de Columbia. Il dirige le Trivedi Centre for Political Data, un centre de recherche dédié à la sociologie des élections et de la classe politique indienne. Il coordonne avec le Professeur Christophe Jaffrelot un projet portant sur la sociologie des représentants élus en Inde, mené conjointement par Ashoka, Sciences Po, le King’s India Institute, et le CSDS à Delhi.

Gilles Verniers est docteur en science politique (Centre d’études et de recherches internationales (CERI), Sciences Po). Il a été chercheur invité à l’Institute of International Studies de l’Université de Californie à Berkeley. Il est également titulaire d’un master de science politique, d’un diplôme complémentaire en philosophie et d’un diplôme complémentaire en éthique économique et sociale de l’Université catholique de Louvain.

Le chercheur Gilles Verniers. (Crédit : DR)
Le chercheur Gilles Verniers. (Crédit : DR)
Vous êtes actuellement confiné à Delhi. Comment les choses se passent-elles en Inde ?
Gilles Verniers : Assez mal. Le gouvernement passe plus de temps à gérer les conséquences de ses décisions qu’à gérer la crise sanitaire elle-même. L’Inde a mis en place un confinement dur et restrictif dans un pays qui s’y prête très mal. L’essentiel de la force de travail dépend de salaires journaliers. Les conséquences sociales et économiques sont donc infiniment plus dures que dans une économie avancée où les gens sont adossés à des revenus, des mécanismes d’aide, des systèmes de sécurité sociale qui permettent d’absorber le choc. En Inde, ces systèmes sont inexistants pour une vaste majorité de la population et en particulier pour les très nombreux travailleurs migrants dont le pays semble découvrir tout à coup l’existence.
En fait, le confinement trouve son application essentiellement auprès des classes moyennes et supérieures mais s’applique assez mal aux pauvres et avec des conséquences dramatiques. Et l’Inde n’est pas à même de compenser ce choc. La réponse est d’une certaine manière à l’image du régime en place puisqu’elle consiste à donner des instructions par le haut en centralisant les informations et les décisions. Même si au fil des semaines les États ont pris de plus en plus d’autonomie dans leurs réponses et peuvent maintenant faire davantage pression vis-à-vis du Centre, le premier réflexe a été d’imposer les décisions à tous sans concertation. C’est typique de la manière de Narendra Modi de prendre les décisions importantes, qu’il s’agisse de la démonétisation ou de la suppression du statut spécial du Cachemire.
Quelles conséquences cette manière de faire entraîne-t-elle ?
L’effet de ces grandes annonces spectaculaires, c’est d’entraîner toutes sortes de conséquences inattendues que l’État doit ensuite gérer. Typiquement, aujourd’hui, la question des travailleurs migrants qui n’avait pas été anticipée. Et tout cela sans qu’il y ait un plan d’action clair présentant l’action de l’État dans la lutte contre le virus. Le gouvernement persiste à dire : « Nous allons prendre les mesures appropriées ». Mais sans jamais vraiment les détailler. Il y a des évolutions, bien sûr, avec la désignation des « hot spots » et l’augmentation des tests dans des endroits ciblés mais depuis le début de la crise, l’attitude a plutôt été de faire porter la responsabilité de la propagation du virus aux citoyens.
Et comme les décisions sont prises personnellement par le Premier ministre, les services de l’État passent beaucoup de leur temps à s’assurer qu’elles sont suivies d’effet. Quand Modi demande à la population de taper sur des casseroles aux balcons pour remercier le personnel de santé comme ça se fait en Europe ou ailleurs, des agents de l’État s’emploient à faire en sorte que les gens adhérent à ces demandes. L’école de ma fille cherche des informations sur le nombre de familles qui répondent à la demande du Premier ministre d’allumer des bougies à leurs fenêtres. Les services du département de l’Éducation ont lancé un vaste exercice de collecte de données pour vérifier le nombre de personnes qui allument effectivement des bougies ! On peut penser que l’énergie de l’État pourrait être déployée à autre chose…
Comment se passe concrètement le confinement dans les quartiers résidentiels de Delhi où vous habitez ?
Nous n’avons pas particulièrement de motif de nous plaindre de quoi que ce soit. Nous avons accès aux biens essentiels, les épiceries du quartier sont ouvertes. Nous sommes confinés, certes, mais dans le confort de notre appartement, avec une connexion Internet qui fonctionne et sans avoir de problème de ravitaillement. Le trafic est très limité et la qualité de l’air est extraordinaire ! Donc à part les contraintes de mouvement, c’est plutôt confortable.
Mais ce que l’on voit depuis une semaine, ce sont des jeunes gens, surtout des hommes, qui passent dans les rues en frappant aux portes pour demander de l’argent ou de la nourriture. Ils expliquent qu’ils marchent depuis des kilomètres et depuis des heures parce qu’ils n’ont plus d’accès à la nourriture et qu’ils ont faim. C’est quelque chose qu’on ne voyait jamais dans nos quartiers résidentiels. Et ils viennent alors même que la police cherche à inciter les gens à rester chez eux. Sachant qu’elle est plus à même d’utiliser la coercition et la force dans les quartiers populaires que dans les quartiers riches. Et ça n’est qu’un très petit aperçu des dures conditions pour la grande partie de la population de Delhi.
Il y a donc une grande coupure entre l’impact du confinement sur les classes moyennes et sur les catégories populaires ?
Oui, les classes moyennes sont assez protégées. Ceux qui peuvent travailler à partir de leur domicile le font – je donne mes cours en ligne depuis le début, on a fait la transition très rapidement. Mais ce n’est pas le cas pour la majeure partie de la population. Et il suffit de faire quelques centaines de mètres ou quelques kilomètres pour avoir accès à une réalité complètement différente. D’une certaine manière, cette crise sanitaire exacerbe les différences de classes. Ceux qui ne sont pas trop affectés par le confinement sont évidemment enclins à soutenir l’action du gouvernement et à faire porter la responsabilité des infractions aux règles aux catégories populaires qui peuvent voir leur survie affectée par ces décisions.
Que veut dire la notion de confinement dans un « slum » (bidonville) d’une grande ville indienne ?
Pas grand-chose. Même si les gens restent chez eux, la promiscuité est telle que les mesures de confinement strict n’empêchent pas la diffusion du virus. La densité de population au mètre carré est extrêmement élevée et comme ce sont des gens qui dépendent d’activités journalières pour avoir des revenus, il paraît futile d’essayer même de les confiner à domicile. Ce que le gouvernement fait pour rendre la situation un peu plus gérable, c’est d’identifier des zones où des cas sont détectés et de les placer sous couvre-feu avec interdiction complète de sortir de chez soi. Des mesures complétées par des livraisons à domicile de denrées alimentaires.
Cela fonctionne-t-il ?
Oui, plus ou moins bien, parce que c’est assez gérable. Mais le gouvernement ne pourrait pas et ne souhaite pas étendre ces restrictions au-delà de ces « hot spots ». C’est efficace, mais en partie seulement parce que ces zones sont mises en place après que des cas ont été détectés. L’Inde n’a pas les moyens ni la volonté de mettre toute sa population pauvre sous couvre-feu.
Il y a un certain mystère sur l’ampleur de la crise sanitaire en Inde : les chiffres publiés sont très faibles. On dit que c’est parce que peu de tests sont réalisés et qu’il doit y en avoir beaucoup plus en réalité. Mais les semaines passent et on n’a pas l’impression qu’il y ait une hécatombe quelque part…
On n’a en fait que très peu d’informations sur ce qui se passe vraiment dans les hôpitaux. Déjà en temps normal, un décès sur cinq seulement est enregistré avec la cause du décès. On ne sait donc pas de quoi les gens meurent. Et il ne faut pas oublier que dans de nombreux districts, les systèmes de soins de santé sont extrêmement faibles et ne produisent aucune donnée. Donc les informations que l’on a montrent une diffusion du Covid-19, surtout dans les métropoles. Les déplacements de populations migrantes ont nécessairement dû faire circuler le virus dans les zones rurales, mais très peu de données émergent de ces régions.
Pourrait-il donc y avoir actuellement des hécatombes dans des zones rurales sans qu’on le sache ?
C’est possible. Après tout, on voit bien que même aux États-Unis, les experts disent que les chiffres sont très sous-estimés. En Inde, on a fait le choix de ne pas tester les personnes déjà décédées car il n’y a pas suffisamment de tests. Cela contribue à baisser les statistiques. Et de toutes façons, ici, une très faible minorité de gens meurt à l’hôpital.
On a vu les images de ces files de migrants quittant les grandes villes en marchant le long des routes pour rentrer dans leur village d’origine. Où en sont-ils désormais ?
Certains évidemment n’ont pas réussi à rentrer chez eux. Les États ont répondu assez rapidement en fermant les frontières et donc en refoulant ces populations, souvent en utilisant la violence. Ces gens sont dans la nature puisqu’ils n’ont pour la plupart plus de maison. Ils se concentrent près des gares et des stations de bus dans l’attente d’un redémarrage des moyens de communication. Et ils se concentrent aussi le long des routes, sous les ponts, ils n’ont littéralement nulle part où aller.
Les pouvoirs publics ont-ils mis en place des moyens pour les ravitailler ?
C’est laissé aux autorités locales. Il y a des localités qui ont mis des systèmes en place mais il n’y a pas de politique de coordination globale. L’Inde dispose pourtant d’instruments qui permettent de distribuer des biens publics à l’échelle locale. Les 500 000 ou 600 000 panchayats (municipalités) sont connectés à Internet et ont des comptes en banque où l’État pourrait envoyer des ressources. Mais ce dernier ne fait pratiquement pas usage de ces moyens d’action décentralisés. Donc, non seulement l’État est sous-équipé mais il n’utilise pas ce dont il dispose.
Le gouvernement n’a-t-il pas tout de même annoncé un ensemble de mesures d’aide incluant des versements sur les comptes en banque des populations démunies ?
Oui, ça existe mais les conditions d’accès sont relativement imprécises et laissent beaucoup de place à de l’arbitraire. C’est assez caractéristique du fonctionnement de l’État en Inde. Ces aides ne sont donc efficaces que jusqu’à un certain point. Le problème ici est un problème d’échelle : dès que l’on parle d’un certain pourcentage de la population qui n’a pas accès à un service, cela fait tout de suite des millions de personnes.
Le gouvernement a également annoncé des distributions de nourriture ?
Oui, cela fonctionne globalement plutôt bien mais avec de fortes variations d’un État à l’autre. Ceux qui ont des systèmes de distribution de biens publics efficaces déjà bien en place sont à même de distribuer la nourriture, d’autres n’en sont pas capables. Cela marche plutôt bien dans le Kerala, le Tamil Nadu, l’Andhra Pradesh, le Telangana, l’Orissa, donc essentiellement la côte est et le sud de l’Inde. Mais dans l’intérieur du Maharashtra, le Madhya Pradesh, l’Uttar Pradesh, le Bihar, la situation est beaucoup plus compliquée.
Certains analystes n’excluent pas que la situation engendre des émeutes de la faim. Cela vous semble-t-il plausible ?
On voit déjà des attroupements de migrants qui expriment leur colère, on a vu ça à Surat, à Bombay… Mais l’État indien avec sa police a une forte capacité de répression et assez peu d’hésitation à user de la force. Pour le moment, cela reste spéculatif mais je ne pense pas que les autorités auront beaucoup de difficultés à réprimer ces manifestations de manière rapide, brutale et somme toute efficace… J’envisage assez peu que l’on voie des manifestations de masse avec des violences importantes.
Ce qui m’inquiète particulièrement, en revanche, c’est la manière dont certains individus ou certaines organisations parviennent à donner une coloration communautaire à la crise en ciblant en particulier les musulmans pour les rendre responsables de la diffusion du virus. Cela favorise de nouveau un déchaînement de haine contre les musulmans accusés de conspirer avec des forces maléfiques internationales pour diffuser la maladie auprès des populations. Cela intervient dans un contexte assez chargé, surtout à Delhi qui a connu il y a quelques semaines ses pires violences intercommunautaires depuis longtemps. On pourrait penser qu’une crise de cette gravité génère de nouveaux comportements de solidarité, et on en voit quelques exemples. Mais ce sont les vieux réflexes de haine et de méfiance qui semblent prédominer.
Pour certains politologues, cette crise sanitaire est inespérée pour Modi : elle a fait disparaître les protestations contre les lois sur la nationalité, elle conforte sa stature de sauveur du pays et elle balaye les critiques contre les mauvais résultats de sa politique économique qui pourront être attribués au virus. Partagez-vous cette analyse ?
Pas particulièrement. Oui, le Premier ministre pourra accuser le virus pour la mise à plat de l’économie indienne. Mais les problèmes engendrés par la probable récession à venir vont de loin dépasser les avantages immédiats qu’il pourrait en tirer. Ce qui m’inquiète plus, c’est que l’incapacité de l’Inde à produire des statistiques fiables peut permettre au gouvernement de dissimuler l’ampleur de la diffusion du virus. Modi pourra dire : « Regardez l’efficacité des mesures que nous avons prises. » Même a posteriori, nous n’aurons probablement pas les données permettant d’évaluer l’impact de la crise, même s’il y avait énormément de morts.
Pour l’instant, est-il donc impossible de dire si la crise aura ou pas des conséquences politiques ?
C’est un fait que peu de gens doutent des bonnes intentions du Premier ministre. Ils trouveront toujours quelqu’un d’autre à critiquer pour les effets négatifs de ses décisions. On l’a vu avec la démonétisation : les gens ont dans l’ensemble détesté cet épisode mais ont réussi malgré tout à faire l’éloge du Premier ministre pour son courage, sa volonté de s’attaquer à la corruption – même si, de toute évidence, sa décision n’avait pas grand-chose à voir avec la corruption. Et les problèmes suscités par la démonétisation ont été attribués plutôt aux banquiers, aux bureaucrates locaux et pas au Premier ministre. A mon avis, il va donc plutôt sortir renforcé de la crise, et d’autant plus si l’Inde produit officiellement assez peu de cas. Il mettra cela à son crédit et pourra apparaître comme le sage leader dont la capacité à prendre des décisions difficiles aura permis au pays de limiter les dégâts… Cela lui sera d’autant plus facile qu’il n’a personne en face : l’opposition est pratiquement invisible et inaudible.
L’Organisation internationale du Travail prévoit que la crise pourrait renvoyer plusieurs centaines de millions d’Indiens dans la pauvreté. Si cela se vérifie, n’y aura-t-il pas tout de même des conséquences politiques ?
On a déjà des exemples récents de crise économique qui ne se traduit pas dans les urnes. Modi a remporté un second mandat de manière très spectaculaire dans un contexte de faible croissance, de destruction d’emplois et de crise de l’économie agricole qui occupe encore 60 % de la population au travail. Il manque une figure d’opposition qui pourrait cristalliser le mécontentement. Mais sauf dans certains États, de telles figures sont complètement absentes. Du coup, Modi et le BJP sont ultra dominants dans la politique nationale. Ils sont fortement contestés au niveau des États où il y a des alternatives. Mais la somme de ces alternatives ne permet pas de constituer une alternative nationale… La conséquence, à mon sens, c’est que le BJP va avoir de plus en plus de mal à conserver le pouvoir dans les États sans que cela ait beaucoup d’effet au niveau national.
Propos recueillis par Patrick de Jacquelot

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.