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Analyse

Coronavirus en Inde : un confinement total entre nationalisme, déni et manque de moyens

(Source : Institut Montaigne) L'Inde se confine pour lutter contre le coronavirus.
Pour lutter contre la pandémie de coronavirus, Le Premier ministre indien Narendra Modi a ordonné ce mardi 24 mars un confinement total de son pays, géant d’1,3 milliards d’habitants, pendant trois semaines. Une décision qui intervient alors que de nombreux États avaient déjà pris cette mesure.
Selon les sources officielles, l’Inde recense 665 cas déclarés ce 26 mars, plus qu’à Singapour. Les régions les plus touchées sont le Kerala (100 cas), le Maharashtra (101 cas) et le Karnataka (41 cas). Au total, 13 personnes sont mortes du coronavirus. Ces chiffres sous-estiment néanmoins sans doute la réalité de l’épidémie.
(Source : Covindia) Evolution du nombre de cas de coronavirus en Inde jusqu'à 25 mars
Le coronavirus n’est pas la seule épidémie à sévir en Inde. En 2019, plus de mille personnes sont mortes du virus H1N1. Le pays est parmi les plus affectés sur la planète : à son apparition en 2009, 981 personnes avaient été atteintes du H1N1 contre 27 326 dans le monde. Ce nombre a grimpé à 1 763 en 2010 avant de diminuer à 75 en 2011. Il est ensuite remonté dès 2012. Les États du Gujarat et du Rajasthan sont les plus afectés. Les maladies du cœur, les maladies pulmonaires et les diarrhées restent les principales causes de mortalité en Inde avec 9,2 millions de décès par an.

Le Kerala, premier État touché

Le premier cas de Covid-19 est apparu en Inde le 30 janvier dernier, dans l’État du Kerala, région d’origine d’un grand nombre d’Indiens qui travaillent à l’étranger. Il s’agissait d’un étudiant revenu de Wuhan pour les vacances de Nouvel an. Juste après, deux autres jeunes hommes sont à leur tour revenus de Chine contaminés. Le gouvernement du Kerala, dirigé par le Parti Communiste, a aussitôt réagi et décrété l’état d’urgence. 3 400 personnes soupçonnées d’avoir été en contact avec ces étudiants ont été placées en quarantaine.
Le 5 février, Delhi a pris une première mesure drastique et a décidé d’annuler les visas accordés à des Chinois. Le nombre de cas de Covid-19 semblait alors rester stable. Début mars, il s’est mis à augmenter brutalement. Selon India Today, sur les 50 cas déclarés le 10 mars, 39 avaient séjourné à l’étranger. Dans le détail, 23 venaient d’Italie et les autres de Chine, d’Iran, de Malaisie. Après l’interdiction d’entrer sur le territoire aux Chinois, les porteurs de visas d’Italiens, Iraniens, Coréens et Japonais, qui n’étaient pas encore entrés sur le territoire, se sont vu interdit d’accès au sol indien. La mesure s’est finalement étendue à tous les Européens.
(Source : Covindia) Le nombre de cas de coronavirus par Etat en Inde

Un retard dans la prise de mesures ?

Pendant un long moment, l’Indian Council of Medical Research (ICMR) a maintenu sa position, assurant que l’Inde n’avait pas atteint la troisième phase de l’épidémie. Tous les cas étaient alors directement ou indirectement liés à des voyageurs ou à leurs proches. Le 14 mars, son directeur déclarait que l’Inde dispose « d’une fenêtre de trente jours pour éviter de passer au stade 3 », c’est-à-dire, lorsque le virus circule sur l’ensemble du territoire. Mais trois cas sans relation directe avec des voyageurs ont finalement été confirmés, puis 12 cas à Bhilwara, une ville de 400 000 habitants du Rajasthan.
Selon l’ICMR, la propagation de l’épidémie était moins forte qu’ailleurs et déclencher la troisième phase pouvait provoquer une panique. Le président de la Fondation de la Santé publique expliquait alors sa stratégie : il voulait bloquer les contaminés potentiels venant de l’extérieur jusqu’à la mi-avril pour permettre au système de santé de traiter efficacement les cas détectés. Une position critiquée par K. Sujatha Rao, ancien secrétaire d’État à la Santé. Auteur du livre Do We Care: India’s Health System, il demande de se préparer au pire. Ce dernier est rejoint par Shashank Joshi, doyen de l’Académie de physique pour qui « L’Inde est une bombe à retardement ». « Si les déplacements ne sont pas interdits très rapidement, le contrôle du virus deviendra impossible, » explique t-il. Il plaide en outre pour « des amendes pour stopper les crachats dans les lieux publics et privés ».
Le 22 mars, moins de 20 000 personnes ont été testées en Inde. À titre de comparaison, ils étaient 160 000 en Allemagne et 280 000 en Corée. L’Inde, qui dispose d’un stock de 150 000 tests, en a commandé un million. Les tests sont en priorité effectués sur les personnes ayant voyagé dans des pays infectés, sur celles en contact avec un cas déclaré et faisant apparaître des symptômes après deux semaines d’isolement, sur le personnel médical et sur ceux qui sont hospitalisés pour des problèmes respiratoires.

Un confinement de trois semaines

Le 22 mars, le Premier ministre a demandé aux concitoyens de rester à la maison et d’applaudir le personnel de santé à 17 heures depuis les fenêtres et les balcons. Cette manifestation a malheureusement été l’occasion de rassemblements et de nombreux contacts en bas des immeubles. En parallèle, ne respectant pas la demande du Premier ministre, des milliers de personnes du Maharashtra, où le nombre de cas confirmés est le plus élevé, et de l’Uttar Pradesh, l’État le plus peuplé, se sont précipités dans les gares. Depuis, Indian Railways a suspendu les trains de voyageurs jusqu’à la fin de ce mois de mars.
De nombreux États ont alors opté pour le confinement et parfois imposé un couvre-feu. Le gouvernement fédéral a suspendu les transports publics, fermé les bureaux, les lieux de culte et limité au strict nécessaire les déplacements. Des mesures analogues ont été prises par les États d’Haryana, du Rajasthan, du Bihar, de l’Uttarakhand, du Telangana, le Jammu et Cachemire. Au Maharashtra, les autorités apposent aussi un tampon indélébile sur la main des personnes confinées à domicile, afin de les dissuader de s’échapper. Le 24 mars, Narendra Modi a finalement annoncé trois semaines de confinement et de couvre-feu pour casser la contagion.

Un manque de moyens inquiétant

La promiscuité des bidonvilles fait néanmoins redouter une brusque aggravation. Cela n’a pas été le cas après la découverte d’un cas à Mumbai le 22 mars, mais cela reste un danger. La situation des migrants est par ailleurs très précaire, et ceux qui sont employés dans les services (dont les rickshaws) n’ont désormais plus de revenus. La suspension des transports (chemin de fer, bus) n’a pas arrêté leurs départs : ces migrants partent à pied des grandes villes et font redouter la diffusion de l’épidémie dans les zones rurales où les infrastructures hospitalières sont les moins développées.
Tous les moyens sont désormais mobilisés contre le Covid-19. Le Premier ministre a promis 1 210 euros à celui qui trouvera une « solution technologique ». Les adhérents de la All India Hindu Mahasabha louent ainsi les vertus de l’urine de vache pour « chasser le démon Corona ». Ramdas Athawale, secrétaire d’État en charge de la justice sociale a, lui, posté une vidéo et un mantra (« Corona go ») à répéter, qui a eu un succès viral. Heureusement, le corps médical se mobilise également. L’hôpital de Jaipur a administré avec succès sur deux Italiens un traitement habituellement utilisé dans la lutte contre le VIH, déjà expérimenté en Chine et faisant l’objet d’essais en France.
Si tous les moyens sont bons, le système de santé est confronté à un manque de moyens qui témoigne du peu d’attention que l’Inde accorde à la santé publique. Dans An uncertain glory : India and its contradiction, publié en 2013 par Allan Lane et rédigé avec Jean Drèze, le prix Nobel d’économie Amartiya Sen consacre un chapitre à la crise sanitaire de l’Inde. Il remarque que le terme santé public ne figure dans aucun éditorial des plus grands journaux en 2000, et dans 1 % des articles douze ans plus tard. La santé publique n’est pas un enjeu et l’Inde consacre seulement 1,28 % (5,6 % en Chine) du PIB à ce budget. Selon la Banque mondiale, il y a 0,7 lit d’hôpital pour 1 000 habitant, soit six fois moins qu’en Chine et l’on recenserait 70 000 lits équipés en matériel respiratoire pour une population d’1,3 milliard. Si l’épidémie s’engage dans une trajectoire italienne ou espagnole, le système hospitalier sera très vite saturé.
Par Jean-Raphaël Chaponnière

Témoignage

Elizabeth Reiss et Michel Testard ont voyagé en Inde du 25 février au 15 mars dernier. Ils livrent leur témoignage et leur ressenti face à l’arrivée du coronavirus dans le pays.

Durant notre récent séjour en Inde, du 25 février au 17 mars, nous avons l’impression d’avoir vécu l’avant-coronavirus, ou la phase zéro. Nous avons été successivement à Delhi et au Kerala, puis à Goa et à Mumbai.
À Delhi, fin février et la première semaine de mars, il n’y avait aucune mesure visible, la vie tumultueuse de la capitale était comme à l’ordinaire. Tout juste y avait-il des flacons de gel désinfectant dans les magasins. L’avancée du virus à l’étranger, et peut-être en Inde, alimentait tout de même les conversations. J’étais venu à Dehli pour lancer une nouvelle exposition de mes œuvres. « Si le virus se répand vraiment à Delhi et dans les grandes villes, il y aura beaucoup de dégâts. Nous sommes déjà tous plus ou moins malades de la pollution, avec des affections pulmonaires en tout genre ! » m’avait expliqué le galeriste avec lequel je m’étais entretenu.
En arrivant dans le Kerala, le contraste était saisissant. Ici, les quelques cas déclarés ont déclenché dès début février des mesures d’urgence. Tous les jours, la presse et la télévision diffusent des consignes à la population, l’aéroport de Kochi est sur le pied de guerre avec des contrôles de température de tous les passagers par des agents de sécurité protégés.
Puis à Goa, où nous étions entre le 9 et le 13 mars, la situation était encore complètement différente. Comme à Dehli, aucune mesure n’était visible : rien à l’aéroport de Dabolim, rien dans les rues bondées de monde. La circulation était habituelle dans des rues étroites. Le pire, pour nous, a été de nous arrêter par hasard, alors que nous étions sur la plage d’Anjuna, dans un café-restaurant bondé de touristes britanniques. Fin de la saison d’hiver, ces touristes venaient de Manchester, Liverpool et Londres pour échapper aux grisailles de la Grande-Bretagne. Quelques jours après, on apprenait que 1 500 touristes étrangers étaient bloqués en attente de charter pour les rapatrier en Europe.
Les 13 et 14 mars à Mumbai, nous avons retrouvé l’image similaire d’une mégalopole qui ne semblait pas encore avoir pris la mesure de la vague à venir. Nous pouvions quand même voir, sur les côtés de la grande artère urbaine qui descend de l’aéroport aux quartiers sud de Colaba, d’immenses panneaux affichant comment se laver les mains et ne pas paniquer. En rentrant au fameux hôtel Taj de Colaba, en plus de la fouille de sécurité habituelle, on vous prenait la température. En revanche, à la petite maison-musée de Gandhi, aucune mesure de sécurité n’avait été adoptée.
Nous avons décidé de rentrer en catastrophe de Mumbai à Paris par Air France dans la nuit du 14 au 15 mars, lorsque nous avons compris que les vols deAir India allaient être fermés.
Enfin, nous avons été choqué par le comportement de certaines stars indiennes. Le 20 mars dernier, l’actrice et chanteuse Kanika Kapoor à peine rentrée de Londres a assisté à une grande réception dans un hôtel cinq étoiles de Lucknow. La fête était organisée par un grand architecte d’intérieur, Adil Ahmad et réunissait plus de cent personnes, de nombreux politiciens et des bureaucrates… y compris le ministre de la Santé de l’Uttar Pradesh Jai Pratap Singh. Kanika a participé à trois soirées successives et s’est trouvée en contact avec 350 à 450 personnes ! Pourtant elle avait avoué avoir de la fièvre depuis un moment. Elle a finalement été testée positive au Covid-19 à Lucknow. Elle est depuis en quarantaine comme plusieurs membres de la famille Kapoor et le ministre Jai Pratap Singh ! Sa conduite désinvolte fait l’objet de nombreuses critiques, d’un bashing médiatique et d’une enquête judiciaire (FIR) pour négligence. Heureusement pour la réputation de Bollywood, d’autres acteurs plus responsables donnent des consignes à la population, comme le célèbre Abhithab Bhachchan.
Dans cette crise, l’Inde montre son immense diversité. Un État fédéral aux moyens limités et des États aux réponses contrastées. La pandémie si elle s’installe risque d’y être très grave.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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