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Livres d'Asie du Sud

Littérature indienne : "Quand je te frappe" de Meena Kandasamy, autofiction à la sauce curry

L'auteure indienne Meena Kandasamy. (Source : The Guardian)
L'auteure indienne Meena Kandasamy. (Source : The Guardian)
Dans Quand je te frappe, Meena Kandasamy décrit la descente aux enfers que fut son mariage. Un récit douloureux et fort, sauvé par une certaine prise de distance et des bouffées d’humour.
Sale temps pour les grandes consciences de gauche en Inde. Tout récemment, le roman Miss Laila armée jusqu’aux dents dénonçait avec un humour acide l’absence totale d’efficacité de l’intelligentsia face à la montée de l’hindouisme militant. Avec Quand je te frappe, Meena Kandasamy décrit par le menu son mariage catastrophique avec un professeur d’université marxiste qui se révèle être un abject individu…
Quand la jeune femme, poétesse, diplômée de philosophie et de linguistique, militante féministe et anti-castes, décide en 2011, à 27 ans, de se marier, elle pense avoir trouvé l’homme idéal : un universitaire et penseur marxiste reconnu. Mais cet homme – dont elle ne cite jamais le nom – semble n’avoir retenu du marxisme que la pratique des camps de rééducation. Très rapidement, la vie de Meena devient un véritable enfer.

Jeu d’échecs

La jeune femme va d’abord se retrouver complètement isolée. Installée avec son mari dans un État de l’Inde dont elle ne parle pas la langue, sans travail, elle se retrouve sans personne à qui parler. L’homme s’arroge le contrôle du seul accès à Internet du couple et ne lui octroie que trente minutes d’accès par jour. Il l’oblige à se retirer de Facebook, lui interdisant de rester en contact avec son réseau d’amis et de relations professionnelles. Viennent ensuite l’effacement de toute sa messagerie, le remplacement de ses mots de passe par de nouveaux qu’elle ignore, et enfin la destruction complète du contenu du disque dur de son ordinateur, avec tous ses écrits. Le tout justifié notamment par le passé de son mari dans la guérilla naxalite (le mouvement révolutionnaire maoïste très actif dans l’est du pays), qui en ferait, dit-il, la cible permanente des services de renseignement de l’État indien.
Cet isolement méthodique s’accompagne d’une mise sous tutelle de chaque aspect de sa vie. Car « en tant que « véritable maoïste » autoproclamé, écrit-elle, il s’est embarqué dans une analyse de classe fouillée me concernant et, compte tenu des résultats décevants, a décidé de me remettre sur le droit chemin. […] Lui s’est transformé en enseignant et je suis devenue l’épouse-étudiante en formation auprès de ce croisé communiste. » Dès lors, la façon dont Meena s’habille, ce qu’elle fait de ses journées, à qui elle parle, tout cela est soumis aux diktats implacables du mari. Viennent ensuite, très vite, les coups, de plus en plus violents, puis les viols.
Confrontée de façon totalement inattendue au comportement de cet homme qui, progressiste revendiqué, exige en fait d’elle le comportement le plus traditionnel de l’épouse indienne, c’est-à-dire une soumission totale à son mari, l’auteure évoque l’extrême difficulté à réagir, ce sentiment d’être englué dans une situation sans échappatoire. « Cette bataille entre rivaux est structurée comme un jeu d’échecs, écrit-elle. Dans notre cas, il n’y a que deux joueurs. Je suis le roi, constamment menacé. Je suis le roi, qui ne peut bouger que d’une seule case à chaque fois. Lui, c’est la reine qui en fait des tonnes. Il peut se déplacer dans toutes les directions. […] Il finit toujours par me coincer. »

« La contre-violence de ceux militent pour les droits du peuple »

Même s’il écrit d’émouvants poèmes – « Quand je te frappe, le camarade Lénine pleure… », qui donne son titre à ce livre -, son mari revendique l’utilisation de la violence contre son épouse. « Ta violence, lui dit-il, c’est celle de l’État indien. C’est une violence structurelle. Moi, je déploie la contre-violence de ceux qui militent pour les droits du peuple. […] Je n’ai pas honte de ma violence. J’en suis fier. » Au bout du compte, quatre mois seulement après s’être mariée, Meena s’enfuit. Elle divorce par la suite et vit aujourd’hui en Grande-Bretagne.
Terriblement dur, ce récit de descente aux enfers n’est pas traité au premier degré. Meena Kandasamy est une intellectuelle sophistiquée qui cite Derrida, l’Oulipo et les Monologues du vagin – des références peu courantes en Inde – et elle ne veut surtout pas que l’on considère son livre comme une autobiographie. C’est une « histoire », explique-t-elle dans ses interviews. « Ce n’est pas ce qui m’est arrivé, c’est une représentation de ce qui m’est arrivé », affirmait-elle ainsi au Guardian. Cette mise à distance via l’écriture, qui n’est pas sans rappeler les « autofictions » à la française, l’amène en particulier à imaginer différentes façons dont son « histoire » pourrait être racontée. Ainsi rêve-t-elle d’un film dont le texte de promotion serait :
« DOUZE HOMMES EN COLERE (AU LIT)
Ce film met en scène une jeune écrivaine bohême recrutée pour militer en faveur de la révolution communiste par un mari dévoué à la cause. Celui-ci pense inconsciemment que la sexualité est plus qu’une affaire de fluides corporels et, convaincu d’injecter ainsi de l’idéologie dans l’esprit de son épouse écervelée, il ramène chaque soir douze hommes en colère dans son lit, compromettant par mégarde son propre statut d’objet de désir. Tantôt extraordinaire, tantôt assommante, la compagnie de Hegel, Marx, Lénine, Staline, Mao, Edward Said, Gramsci, Zizek, Fanon et de l’incontournable Che Guevara, s’avère être une influence désastreuse. […] Combinant, sur un mode parodique, prétentieuses orgies intellectuelles et routine domestique, cette farce de chevet grivoise met en scène douze hommes en colère et une écrivaine envoûtante occupée à comploter sa fuite des griffes de leur idéologie. »
Des bouffées d’humour qui sont autant de respirations dans une lecture qui demeure malgré tout souvent éprouvante.
Par Patrick de Jacquelot
Couverture du roman de Meena Kandasamy, "Quand je te frappe", traduction de Myriam Bellehigue, Actes Sud. (Copyright : Actes Sud)
Couverture du roman de Meena Kandasamy, "Quand je te frappe", traduction de Myriam Bellehigue, Actes Sud. (Copyright : Actes Sud)

À lire

Meena Kandasamy, Quand je te frappe. Portrait de l’écrivaine en jeune épouse (traduction de Myriam Bellehigue), Actes Sud, 256 pages, 22 euros.

A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.