Politique

Indo-Pacifique : l'étonnante complicité entre Donald Trump et Narendra Modi

L'accolade toujours plus serrée entre le président américain Donald Trump et le Premier ministre indien Narendra Modi le 24 février 2020. (Source : CNN)
L'accolade toujours plus serrée entre le président américain Donald Trump et le Premier ministre indien Narendra Modi le 24 février 2020. (Source : CNN)
Il n’a pas eu à forcer sa nature. Accomplir une visite d’État en Inde avec un Premier ministre qui partage sa façon de faire de la politique, son addiction pour Twitter et son penchant pour les meetings tapageurs devant une audience de fidèles, tout cela n’était pas une corvée diplomatique pour Donald Trump. Le locataire de la Maison Blanche n’a pas manqué ses objectifs d’apparat : mettre l’accent sur le renforcement des liens militaires et commerciaux entre l’Inde et les États-Unis. Mardi 25 février, après 36 heures d’une escale indienne habilement chorégraphiée, le 45e président américain a donc réembarqué à bord d’Air Force One en laissant dans son sillage un sentiment général positif, du côté de l’hôte comme du visiteur. Un événement « win-win », « a fair deal », résumerait le milliardaire. Non sans raison.

Les (bons) mots du président

*On pense notamment ici au commerce bilatéral indo-américain, très favorable à l’Inde en 2019, beaucoup moins à l’Amérique (déficit de d’environ 23 milliards de dollars). A peine 6 % toute fois du déficit commercial américain à l’égard de la Chine (345 milliards de dollars).
Pour le successeur de Barack Obama à la Maison Blanche, il ne saurait bien sûr être question de faire l’impasse deux jours durant sur une série de sorties mêlant sans grand sens de la mesure flatteries et banalités, observations plus ou moins bien senties et réalités – à plus forte raison dans le pays de V.S. Naipaul et de Rabindranath Tagore. À peine posé sur le sol ayant vu naître un siècle et demi plus tôt le mahatma Gandhi, l’apôtre contemporain de la « tweetomatie » s’est comme il se doit aussitôt fendu d’un tweet traduit pour l’occasion en hindi et annonçant la couleur : « La première dame et moi-même avons parcouru 8 000 miles autour du monde pour apporter ce message à chaque citoyen de ce pays : l’Amérique aime l’Inde, l’Amérique respecte l’Inde et le peuple américain sera toujours un ami fidèle et engagé du peuple indien. » Une entrée en matière engageante, jetant les bases d’une visite officielle bienveillante, animée d’une dynamique positive bien plus que querelleuse. Au grand soulagement des autorités du pays hôte, lesquelles exprimaient en amont de cette visite quelque crainte quant aux possibles éructions du président visiteur sur des thématiques bilatérales potentiellement conflictuelles*.
*L’Inde est aussi un marché important pour les intérêts patrimoniaux du président, dont les Trump Towers.
« L’ascension de l’Inde en tant que nation prospère est un exemple pour tous les pays du monde, une réalisation exceptionnelle de ce siècle », continua un peu plus loin le magnat de l’immobilier*, dans une veine toujours très appréciée de son auditoire. Plus encore lorsqu’il déclara, avec force conviction dans le verbe et le ton : « L’Amérique sera toujours un ami fidèle et loyal du peuple indien. […] Merci pour l’accueil spectaculaire dans votre magnifique pays ! »
Vingt ans après la venue de Bill Clinton en Inde et sa visite au Taj Mahal, un chef de l’État américain a donc à nouveau eu le privilège d’une rencontre quasi privée avec l’incomparable mausolée de marbre blanc scintillant. Un lieu unique à maints égards symbolique, grandiose, flattant idéalement l’ego du septuagénaire natif de New York. Les aspirations de grandeur (ou de démesure…) avaient du reste déjà été éprouvées en amont de cette escale à Agra, lorsque le Premier ministre Narendra Modi reçut lundi 24 février son invité dans le très impressionnant et flambant neuf Cricket stadium d’Ahmedabad, capitale du Gujarat dont il fut le ministre en chef. dans le stade, se pressaient plus de 100 000 personnes pour y acclamer le très atypique et visiblement enjoué binôme Modi-Trump, réuni à cette occasion pour la cinquième fois en l’espace de huit mois. Ce rendez-vous « Namaste Trump » (« Bonjour Trump ! ») d’Ahmedabad faisait écho dans la patrie de Nehru à la très médiatique visite à Houston dite « Howdy Modi » (« Hello Modi ! ») en septembre dernier de l’actuel chef de gouvernement indien. « L’accolade Modi-Trump se resserre », note à juste titre le Times of India.

Bonnes affaires

Pour le chef de l’État américain, campagne électorale en cours ou non, il ne saurait se concevoir de déplacement à l’étranger sans une déclinaison comptable sonnante et trébuchante à valoriser devant le parterre de journalistes suivant à la trace l’imprévisible locataire de la Maison Blanche. Un passage obligé pour le périple de Donald Trump en Asie du Sud comprenant une halte unique en Inde, sans étape pakistanaise, à plus forte raison chez la cinquième économie mondiale (en PIB nominal).
« Je suis heureux d’annoncer que demain [mardi 25 février], nos représentants signeront des accords de défense d’une valeur de plus de trois milliards de dollars, autorisant la fourniture aux forces armées indiennes des meilleurs hélicoptères militaires qui soient et de divers autres équipements », annonça depuis le stade d’Ahmedabad le visiteur avant de poursuivre, mi-prophétique, mi-visionnaire : « Nos équipes respectives ont fait d’énormes progrès vers la conclusion d’un accord commercial global. Je suis optimiste : nous devrions être en mesure de parvenir à un accord, lequel sera d’une grande importance pour les deux pays. »

« Région indo-pacifique libre »

Le 7ème président américain à visiter la « plus grande démocratie du monde » ne pouvait laisser son aventure indienne de 2020 exempte d’empreinte historique – et politique -, à l’aune de ses ambitions personnelles et de son jugement si particulier. Tout en mesure, s’entend : « Je pense que nous sommes arrivés à un point où notre relation avec l’Inde est si spéciale que l’on peut dire qu’elle n’a jamais été aussi bonne qu’aujourd’hui. Nous avons des sentiments très forts l’un pour l’autre. Nous [avec Narendra Modi] avons réalisé quelque chose d’unique. » Confiant et en verve, le visiteur livra ensuite à l’assemblée le fond de sa pensée : « Je pense que les États-Unis devraient être le premier partenaire de l’Inde en matière de défense. C’est ainsi que cela doit se concevoir. Ensemble, nous défendrons notre souveraineté, notre sécurité et protégerons une région indo-pacifique libre, pour nos enfants et les générations futures. »

Les dividendes

*Sommet de Hanoi réunissant D. Trump et Kim Jong-un (Corée du Nord) les 27-28 février 2019. **Une vingtaine de victimes après trois nuitées de violences intercommunautaires. ***Cf. nouveau cadre légal sur la citoyenneté et le statut administratif du Jammu et Cachemire.
Un an précisément après son sommet de Hanoï avec Kim Jong-un, aux attentes majeures mais à l’issue décevante à bien des égards, la visite en Inde du président américain devait prioritairement se résumer à un déplacement sans heurt, sans piège, sans mauvaise surprise. Place aux célébrations, aux effusions entre les deux dirigeants, à la coopération et à la compréhension réciproque. Rien ne devait venir gâcher la fête, ni les meurtrières violences intercommunautaires au même moment dans la banlieue de New Delhi, ni l’agitation anti-gouvernementale des derniers mois sur la citoyenneté et le Cachemire. De part et d’autre, l’objectif est à l’évidence atteint.
Engagé voilà une vingtaine d’années, nourri d’incertitudes communes à l’égard des ambitions de Pékin, des desseins sujets à caution d’Islamabad ou encore du futur incertain de Kaboul, le rapprochement progressif entre Washington et New Delhi ne peut que sortir consolidé de cette nouvelle manifestation de communion Trump–Modi, dont on relèvera à nouveau l’étonnante complicité naturelle.
À diverses reprises, Le président américain a insisté – avec emphase – sur l’émergence de l’Inde sur la scène mondiale, sur la modification progressive de son statut international, sur la force de son ADN démocratique… Tout en se gardant bien de faire état des quelques difficultés domestiques du moment exposant les autorités indiennes ou même d’insister sur les derniers grands sujets bilatéraux contentieux comme le déficit commercial. Tout cela n’a pu que satisfaire le Premier ministre Narendra Modi, et impulser quelque élan nouveau dans ce partenariat stratégique ambitieux dont l’Inde et les États-Unis attendent beaucoup – sur un plan transversal – à l’avenir. À bon droit.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.