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Analyse

Coronavirus : la loi de la rumeur, de la contestation au racisme

Des passagers portent un masque pour se protéger du coronavirus à l'arrivée d'un vol en provenance d'Asie à l'aéroport international de Los Angeles, le 29 janvier 2020. (Source : USA Today)
Des passagers portent un masque pour se protéger du coronavirus à l'arrivée d'un vol en provenance d'Asie à l'aéroport international de Los Angeles, le 29 janvier 2020. (Source : USA Today)
Le coronavirus est-il une nouvelle « pandémie de la peur » ? Pour comprendre ce qui nous arrive, de Wuhan à Paris, il faut considérer un acteur central de cette crise sanitaire internationale : la rumeur. En Chine, elle peut servir de vecteur de la colère contre le verrouillage de l’information officielle dans les villes en quarantaine. À l’étranger et en France en particulier, elle nourrit aussi un racisme anti-asiatique déjà sous-jacent au quotidien.
Un des points communs entre l’épidémie et la rumeur, c’est qu’elles sont toutes les deux virales. Autrefois, elles étaient transmises essentiellement par le contact humain : l’épidémie par le contact physique, la rumeur de bouche à oreille. De nos jours, le mode de transmission d’une épidémie est inchangé, mais la propagation d’une rumeur peut atteindre l’autre bout du globe en un seul clic grâce aux réseaux sociaux : la dangerosité d’une rumeur devient d’autant plus difficile à évaluer.
L’actualité dans le monde est dominée par l’évolution et la propagation du coronavirus de Wuhan (2019-nCoV). Avons-nous déjà posé cette question : pourquoi ce virus, qui est à peine plus grave que la grippe saisonnière selon les experts, suscite en nous autant d’inquiétude, voire de panique chez certains ? Est-ce encore une fois une pandémie de la peur ? Ou bien cette peur grandissante, justifiée par l’évolution de l’épidémie à partir de Wuhan, son épicentre, est-elle alimentée par le régime politique qui, non démocratique, en accentue les composantes anxiogènes ?
L’épidémie et la rumeur sont souvent concomitantes, et la confusion joue toujours un rôle dominant dans les deux cas. Avant la confirmation d’une épidémie par les autorités sanitaires, parfois l’attente peut être longue ; la rumeur, comme un bruit confus, est le seul repère que nous saisissons sans hésitation. Dans le langage courant chinois, la rumeur – 谣言(yaoyan) – signifie une désinformation propagée avec une intention de troubler l’ordre établi. Ainsi le gouvernement de Pékin met-il en garde son peuple contre toutes sortes d’informations non confirmées par les grands médias chinois, ou bien non diffusées par les autorités locales ou centrales. Le slogan « Ne pas croire à la rumeur, ni la propager » (不信谣,不传谣 – buxinyao, buchuanyao) est bien ancré dans l’esprit de la population.
En effet, dans un pays où le lait infantile est frelaté, les aliments quotidiens fabriqués avec des produits toxiques et les vaccins contrefaits, quand le capital de confiance social s’effondre, alors une seule chose à laquelle le peuple croit avec une conviction inébranlable, c’est bien l’information officielle, où tout ce que disent le Quotidien du Peuple et la chaîne CCTV est vrai.

La rumeur, acte de contestation

Aujourd’hui, si nous pouvons facilement remplacer le mot « rumeur » par « fake news », malgré les nuances épistémologiques, le mot « rumeur » et son usage sont en revanche très difficiles à définir en sociologie. En Chine, il est assez facile de constater qu’une information, dans la plus grande confusion, peut être jugée comme une rumeur ou une fake news, ce qui constitue une déformation et devient une désinformation. De ce fait, le gouvernement chinois décrète que l’inventeur d’une rumeur comme son diffuseur risquent d’être punis par la loi. Un exemple tout récent illustre bien l’application de cette politique de contrôle.
Remontons la chronologie de cette épidémie de coronavirus :
• Le 8 décembre 2019, le tout premier cas confirme une pneumonie aiguë provoquée par une infection inconnue à Wuhan.
• Le 22 décembre, la municipalité organise une grande fête populaire au centre-ville avec plus de vingt mille participants.
• Le 31 décembre, les autorités sanitaires de la capitale du Hubei confirment pour la première fois 27 cas d’infection avérée qui ont eu un contact direct avec le marché de fruits de mer de Huanan, dont 7 cas sévères. Selon les analyses biologiques, c’est une pneumonie virale.
• Le 1er janvier 2020, le marché est fermé sur ordre municipal.
• Dans la même journée, sur la plateforme de microblogs Weibo, le compte officiel de la police de Wuhan annonce l’arrestation de 8 personnes soupçonnées d’avoir diffusé des fausses informations. Ces personnes, dont on connaît l’identité aujourd’hui, ont écrit dans les différents groupes de discussion réservés aux chercheurs et aux médecins : « L’hôpital X a reçu une famille de 3 personnes qui ont les mêmes symptômes que ceux du SRAS » ; « 7 patients manifestent une infection semblable à celle du SRAS de 2003 dans l’Hôpital Y » ; « une autre épidémie de SRAS probable ».
Ces 8 personnes sont toutes des médecins de formation. Certains exercent dans le service des maladies infectieuses à l’hôpital de Wuhan. Ces messages alarmants pourraient être interprétés comme la première analyse de ce nouveau virus dont à l’époque nul n’aurait osé imaginer une telle propagation : au moins 37 198 personnes contaminées et 811 morts pour la seule Chine ce 8 février – contre 348 morts et 5 900 cas de SRAS dans le pays en 2002-2003.
Pourtant, la police de Wuhan dénonce ces 8 médecins et leurs « informations calomnieuses diffusées sur les réseaux » qui « peuvent créer un environnement malsain. Après une investigation, ces 8 personnes qualifiées de hors-la-loi ont été convoquées et vont être traitées selon la loi. » Une mesure annoncée à toute la Chine le soir du 1er janvier dans le journal télévisé de CCTV13. Un mois plus tard, le 28 janvier, la même police de Wuhan publie un autre texte sur son compte, précisant que ces 8 personnes ont été relâchées en tenant compte de leur légère erreur. Pas d’excuses officielles.
Le jour-même, la haute cour du Tribunal du Peuple publie un article pédagogique et explicatif sur les réseaux sociaux. Le texte se termine ainsi : « En vérité, cette épidémie n’est pas tout à fait la même que celle du SRAS, mais elles sont similaires, donc, on peut conclure que le contenu de leur discussion [celle de ces 8 personne interpellées, NDLR] n’est pas sans fondement. Si nous avions pris au sérieux ce qu’ils ont dit dès le début, et si nous avions su prendre les mêmes précautions que celles du SRAS – se protéger, désinfecter tous les lieux et s’éloigner du marché contaminé -, cela aurait été une chance pour nous tous aujourd’hui dans cette lutte acharnée contre cette épidémie. En effet, dès lors que l’information reposait sur un certain fondement, que l’intention subjective de la diffusion n’était pas de nuire, et qu’objectivement, elle ne causait aucun dégât grave sur le moment, nous aurions dû opter pour une attitude plus tolérante vis-à-vis de ce genre d’information dite fallacieuse. »
Voilà une manière fort diplomatique de régler cette mauvaise gestion de la rumeur. En donnant raison à ces 8 médecins faussement accusés, le tribunal donne aussi une leçon sur la capacité d’analyse et de hiérarchisation des informations non vérifiées durant les moments difficiles. Depuis, le dénouement heureux de ces « fauteurs de trouble » a été largement relayé sur les réseaux sociaux. Ils sont devenus des héros, des lanceurs d’alerte en quelque sorte dans un monde où toutes les informations sont contrôlées et verrouillées. Leur acte « héroïque », selon l’hommage de nombreux internautes, émeut particulièrement la population de Wuhan endeuillée depuis le 11 janvier, date du premier décès annoncé, et confinée depuis le 23 janvier.
Il est encore trop tôt pour porter un regard distancié et nuancé sur la gestion locale et nationale de l’épidémie. Mais on peut lire les critiques et les contestations sur les réseaux sociaux. Les policiers ont-ils fait du zèle ? Ou bien ont-ils seulement exécuté les directives de maintien de l’ordre et de la stabilité ? Les discussions dans un cercle restreint sur les réseaux sociaux peuvent se propager et devenir virales. En sorte que la rumeur n’est qu’un processus de transmission d’informations qui, par définition, contiennent un certain nombre d’incertitudes. Pour qu’une information devienne une rumeur, il faut une participation collective pour expliquer un événement soudain et dramatique, ou bien survenu dans un contexte conflictuel et confus. Dans la ville de Wuhan, la transformation en rumeur des discussions privées entre les professionnels est un acte collectif signifiant le refus du silence du gouvernement et la colère contre l’absence d’intervention des autorités.
Le flux des images provenant des portables privés et des reportages professionnels nous envahit. Faudrait-il inventer d’autres mots pour décrire la situation réelle dans les hôpitaux à Wuhan ? Selon un chiffre non officiel, plus de 30 médecins et infirmiers sont contaminés, dont Li Wenliang (李文亮), un des 8 médecins interpellés. Nous l’avons appris par les médias chinois d’abord, avant que l’OMS ne confirme, la mort de cet ophtalmologue de 34 ans, décédé à 2h58 du matin ce 7 février.

L’épidémie repousse les limites de la stigmatisation

L’absence de vérité fournit un terreau favorable à la naissance d’une rumeur. Sa transmission a le vent en poupe quand l’ambiance est incertaine et angoissante. La suspicion, la peur et la haine en deviennent alors les actes concrets.
L’OMS a attendu le 30 janvier pour qualifier l’épidémie de coronavirus d’urgence de santé publique de portée internationale. Mais bien avant cette décision très attendue par les Chinois, une autre décision, celle de mettre la ville de Wuhan en quarantaine à partir du 23 janvier, a suscité une méfiance envers les habitants ou les personnes originaires de la capitale provinciale du Hubei. Il faut même parler de diabolisation, le mot étant clairement utilisé sur les réseaux sociaux. Faciles à trouver, des photos prises par les habitants même des villes ou villages avoisinants montrent la construction de barricades en pierres ou en tronc d’arbre géant sur les grands axes routiers, comme si l’interruption totale de la circulation empêchait la propagation du virus. Plus encore, de nombreux témoignages attestent d’une méfiance croissante dans les autres grandes villes en Chine. Exemple à Pékin où un hôtel a refusé d’accueillir un client dont la carte d’identité indiquait son origine du Hubei. Il faut préciser que les internautes chinois sont révoltés de voir ces actes irrationnels dans leur pays, d’autant plus que la situation est analogue partout dans le monde.
Ces deux dernières semaines, on commence à se passer des touristes chinois. Depuis la suspension des vols directs avec la Chine, les secteurs concernés ont pu en mesurer l’impact. « Les touristes chinois ne sont pas les bienvenus », lit-on sur la porte de nombreux restaurants au Japon et dans d’autres pays asiatiques : le message montre bien que la peur a déjà gagné la bataille.
En France, les actes discriminatoires ne manquent pas. Cela va du simple geste de se décaler légèrement de son siège dans le métro quand la jolie voisine asiatique commence à tousser, jusqu’à lâcher une phrase portant clairement préjudice à une personne, en passant par un acte bien calculé : celui de freiner devant l’entrée d’un restaurant asiatique. Il est toutefois important de nuancer les intentions derrière ces comportements quand bien même l’exercice est difficile, pour ne pas confondre le sentiment d’être discriminé et le racisme avéré.
Dans cet esprit, les communautés asiatiques en France dénoncent une défiance accrue ces derniers temps en raison de l’épidémie. Que disent les témoignages dans la presse et sur les réseaux sociaux ? Que certains actes déplacés et grossiers sont certes des réflexes générés par la peur d’être contaminé. Mais que la personne en face peut aussi se sentir blessée, puisqu’on la juge sur son apparence : un visage asiatique représente un potentiel porteur du virus. Le même réflexe courant de défiance à la vue d’un barbu dans la rue après un attentat : c’est peut-être un terroriste…
Autre exemple, une jeune fille d’origine chinoise se plaint sur WeChat : « Je veux bien porter un masque quand je sors, mais j’ai peur des regards inquiétants des autres. » Dès lors que son dilemme est de choisir entre se protéger et le regard d’autrui, elle a finalement cédé au jugement d’autrui au détriment de sa propre santé et de celle des autres. La stigmatisation ambiante a atteint son paroxysme.
La rumeur nous rend irrationnels, jusqu’à commettre des actes ignobles. Une maman raconte l’histoire de sa fille : dans le bus allant à la faculté, la jeune fille d’origine chinoise en deuxième année universitaire est assise en face d’un vieux monsieur. Soudain, le monsieur lui dit : « Éloigne-toi avec ton coronavirus chinois. » Au lieu de lui répondre, la jeune fille lui souffle dessus, et puis lui dit : « C’est bon ? C’est pour toi. » Le monsieur décide de s’éloigner de la jeune fille et descend du bus.
Une mère raconte l'histoire de sa fille dans le bus à Paris. Victime d'une remarque raciste liée au coronavirus de la part d'un passager, elle lui souffle dessus en lançant : "C'est bon ? C'est pour toi." Le passager est descendu à l'arrêt suivant. (Capture d'écran de WeChat)
Une mère raconte l'histoire de sa fille dans le bus à Paris. Victime d'une remarque raciste liée au coronavirus de la part d'un passager, elle lui souffle dessus en lançant : "C'est bon ? C'est pour toi." Le passager est descendu à l'arrêt suivant. (Capture d'écran de WeChat)
Les minorités ethniques sont souvent la cible de discrimination et de racisme. Depuis quelques années, les personnes originaires d’Asie vivant en France dénoncent un racisme sous-jacent au quotidien. Certains en font fi. Le vécu récent des Français issus de l’immigration montre clairement que le racisme y trouve un exutoire, et la crise sanitaire sa justification.
La peur est un prétexte naturel pour maintenir une grande distance entre la source du danger et soi-même. Toutes les mesures de précaution inhabituelles peuvent accentuer l’inquiétude latente et même la rendre visible. Si la meilleure arme contre l’épidémie est la prévention et la protection, l’information et la transparence sont vitales quand les drames frappent l’ensemble de la population. Les réseaux sociaux chinois commencent à détrôner les médias officiels, si bien que lorsque les informations du gouvernement tardent à venir, les rumeurs prennent le dessus et forment une contestation bouillonnante.
Par Tamara Lui, avec l’aide de Patrick Cozette

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A propos de l'auteur
Originaire de Hongkong, ancienne journaliste pour deux grands médias hongkongais, Tamara s'est reconvertie dans le documentaire. Spécialisée dans les études sur l'immigration chinoise en France, elle mène actuellement des projets d'économie sociale et solidaire.