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Expert - politiques chinoises

Face à la Chine, l’Europe doit effacer ses divisions

Le président français Emmanuel Macron reçu par son homologue chinois Xi Jinping au Grand Hall du Peuple à Pékin, le 4 novembre 2019. (Source : Planète Business)
Le président français Emmanuel Macron reçu par son homologue chinois Xi Jinping au Grand Hall du Peuple à Pékin, le 4 novembre 2019. (Source : Planète Business)
Plus que tout autre période récente, le mois de novembre 2019 a mis en exergue les complexités de l’approche européenne vis-à-vis de la Chine : politique de la porte ouverte aux capitaux chinois contre exigence de réciprocité.
Alors qu’Emmanuel Macron venait d’effectuer sa deuxième visite d’État à Pékin, son homologue chinois Xi Jinping prenait la direction d’Athènes, où l’attendait le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis – lui aussi de retour de Shanghai. A son actif, le président français a tenté d’européaniser son voyage le plus largement possible, incluant dans sa délégation un commissaire européen, l’Irlandais Phil Hogan, et la ministre allemande de l’Éducation et de la Recherche, Anja Karliczek, et associant la Chambre de commerce européenne en Chine à ses rencontres. Mais malgré ces efforts, le choix de Xi de visiter la Grèce n’est pas une coïncidence. Depuis plusieurs années déjà, le gouvernement d’Athènes a adopté la politique chinoise la plus ambigüe – et la plus favorable parmi les pays européens.
Certes, la Grèce n’a pas bloqué durant l’année 2019 l’adoption de la nouvelle stratégie UE-Chine en mars, ni le nouveau mécanisme de filtrage des investissements étrangers dans l’Union en avril, autorisant la Commission européenne à examiner les projets d’investissements chinois dans les domaines technologiques sensibles et les infrastructures. Pour autant, le nouveau gouvernement grec, élu en juillet 2019, n’a renié aucun des engagements de son prédécesseur. L’ancien Premier ministre Alexis Tsipras a participé au Forum des Nouvelles Routes de la Soie à Pékin en avril dernier, et rejoint l’initiative « 16+1 », jusqu’ici réservée aux pays d’Europe centrale et orientale, y compris les Balkans. L’investissement chinois dans le capital de l’Autorité portuaire du Pirée est désormais considéré comme partie intégrante de la « ceinture et la route » (Belt and Road Initiative ou BRI, nom officiel des « Nouvelles Routes de la Soie ») – bien que l’implication chinoise en Grèce ait démarré dès 2009, la BRI ayant été mentionnée pour la première fois par Xi Jinping en 2013.
La compagnie étatique de transport maritime China Ocean Shipping Company (COSCO) détient désormais 51 % du Pirée et entend utiliser ce port méditerranéen comme base logistique pour les produits chinois dans la région. A terme, la part de COSCO dans le capital devrait atteindre 67 %. En novembre, Xi Jinping a visité le port et exprimé son soutien absolu aux investissements chinois en Grèce.

Les plus petits États européens toujours plus courtisés

En recevant avec faste le président de la République française, « invité d’honneur » de la foire sur les importations de Shanghai, les dirigeants chinois ont montré une certaine volonté de poursuivre des relations de long terme avec les pays européens les plus importants, y compris ceux qui ont été à l’initiative de la nouvelle stratégie de l’UE vis-à-vis de la Chine. La France est membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies. C’est une puissance militaire, active sur quatre continents. En 2017, elle a organisé le sommet de Paris sur le climat avec le soutien de la Chine. Macron est un défenseur du multilatéralisme et du commerce international – des concepts que Pékin n’a cessé de promouvoir ces dernières années.
Néanmoins, la visite subséquente de Xi Jinping à Athènes est la preuve que la Chine entend continuer à courtiser les plus petits États européens toujours à la recherche d’aide et de soutien en capitaux. En 2008, après la crise financière, la Chine était devenue un investisseur important dans certains des pays les plus endettés du sud de l’Europe, notamment l’Italie, la Grèce et le Portugal. Bien qu’étant repartie, l’économie grecque demeure fragile. Le port du Pirée est devenu le symbole d’une présence chinoise réussie dans les infrastructures européennes. La Chine maintient qu’elle continuera à investir dans l’économie grecque, notamment le secteur touristique.

Partenaire, concurrent ou rival systémique ?

Dans une certaine mesure, la Chine est également importante pour les grandes économies européennes – France et Allemagne – qui tournent au ralenti et doivent anticiper l’avenir, lequel se jouera en grande partie dans la région Indo-Pacifique. L’Allemagne est proche d’une récession et ses entreprises sont divisées entre celles qui croient encore au grand marché de consommation en Chine (Siemens, Volkswagen ou Daimler) et celles – représentées par le BDI, la confédération des industries regroupant notamment des entreprises de taille moyenne spécialisées dans les technologies de pointe. En janvier 2019, le BDI avait publié un rapport détonnant appelant à un renforcement de la solidarité européenne, notamment à l’égard des entreprises d’État chinoises.
La France et l’Allemagne sont à l’origine de la nouvelle politique européenne initiée suite à une démarche conjointe de Berlin et Paris (ainsi que Rome) en 2017. En mars 2019, la Commission publiait son EU–China Strategic Outlook, qui pour la première fois, qualifie la Chine simultanément comme un « partenaire de négociation avec lequel l’Union européenne doit trouver un équilibre, un concurrent économique à la recherché d’un leadership technologique et un rival systémique mettant en avant des modèles de gouvernance alternatifs ».
Selon l’Union Européenne, une telle situation exige une approche à la fois « flexible, pragmatique et paneuropéenne ». Ses représentants exigent un meilleur accès pour les entreprises européennes sur un marché chinois qui demeure en grande partie sous la domination des entreprises d’État chinoises. Cette stratégie s’est accompagnée du lancement officiel d’un processus de filtrage des investissements étrangers dans les pays de l’UE, en particulier dans les technologies sensibles et les infrastructures. La nouvelle loi devrait officiellement entrer en vigueur à l’automne 2020.

Tirer avantage des « Nouvelles Routes de la Soie »

Depuis septembre, d’autres annonces ont marqué les relations sino-européennes. Ainsi du rapport de la Commission européenne examinant les risques potentiels de cybersécurité à l’approche de la 5G, ou du nouvel accord entre l’UE et le Japon sur la connectivité.
Un tel florilège est la conséquence d’une nouvelle prise de conscience face à l’accélération de la montée en puissance chinoise, qui s’est matérialisée à travers les divisions européennes de ces dernières années. Bien qu’ils ne se soient pas opposés à la nouvelle stratégique de l’UE, des pays comme la Grèce, le Portugal, la Hongrie, la Bulgarie ou la Croatie défendent sans vergogne une « politique de la porte ouverte » vis-à-vis des capitaux chinois. La Hongrie et la Grèce ont également refusé de s’associer aux déclarations de l’UE critiquant les violations des droits de l’homme en Chine.
Ces divisions placent la France, l’Allemagne et la nouvelle Commission européenne – qui a fait de la géopolitique l’un de ses axes- en difficulté. Les dirigeants européens ont certes commencé à réfléchir collectivement au « problème chinois », notamment sur les plans économique et technologique. A Bruxelles, la Chine – avec sa capacité à « diviser pour mieux régner » – est devenue l’un des principaux sujets de discussion. La visite d’Emmanuel Macron à Pékin a reflété en partie cette réflexion. Mais il ne sera pas aisé de trouver le bon équilibre tant que les États continueront à jouer leur partition, offrant à la Chine des opportunités – en particulier à la périphérie de l’Europe.
Alors que la puissance financière chinoise donne des signes d’affaiblissement, les Européens doivent faire preuve de pragmatisme, et offrir à la Chine des alternatives à la politique de Donald Trump. L’UE reste le premier partenaire commercial de la Chine, avec un fort déficit en faveur de cette dernière, et il est totalement anormal que les Européens n’en tirent pas profit. Après tout, la « ceinture et la route » n’était-elle pas expressément destinée au continent européen en tant que terre d’accueil des produits et des investissements chinois ? Il est temps pour l’Europe de tirer avantage de la situation internationale afin de ne pas demeurer un observateur passif. L’Union Européenne doit exiger la réciprocité, clamer haut et fort les valeurs européennes tout en gardant la porte ouverte aux coopérations avec la Chine sur les grands sujets multilatéraux en dehors des frontières de l’UE.
Par Philippe Le Corre

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A propos de l'auteur
Philippe Le Corre est senior fellow à Harvard Kennedy School et non-resident senior fellow à Carnegie Endowment for International Peace. Il est aussi affilié au John K. Fairbank Center for Chinese Studies à Harvard et à l’ESSEC-Irené (Institut de Recherche et d’Enseignement sur la Négociation). De 2014 à 2017, il fut chercheur à la Brookings Institution à Washington. Il est auteur ou co-auteur des publications suivantes : "China's Offensive in Europe" (Brookings Press, 2016) ; "China's Global Rise : Can the EU and the US pursue a coordinated strategy ?" (Brookings, 2016); "Rethinking The Silk Road" (Palgrave-Macmillan, 2018); « China’s Rise as a Geoeconomic Influencer. Four European case studies” (Carnegie, 2018) et “Enhancing Europe’s Role in the Indo-Pacific” (Carnegie, 2019). Ses recherches se concentrent sur les relations politiques et économiques entre l'Asie et l'Union européenne, la politique étrangère de la Chine et les investissements chinois à l'étranger. Ancien correspondant de presse en Asie pendant dix ans, Philippe Le Corre a aussi été enseignant à Sciences Po, conseiller du ministre de la défense, et directeur associé chez Publicis, où il dirigea une équipe de consultants pour l'Expo universelle de Shanghai en 2008-2010.