Economie
Expert - Le Poids de l'Asie

La Chine rebat les cartes en Méditerranée

Le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis au terminal de conteneurs de la Cosco, premier armateur chinois, au port du Pirée, le 11 novembre 2019. (Source : Reuters)
Le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis au terminal de conteneurs de la Cosco, premier armateur chinois, au port du Pirée, le 11 novembre 2019. (Source : Reuters)
Xi Jinping était en Grèce pour une visite de trois du 11 au 13 novembre. Depuis le rachat du port Pirée par COSCO, premier armateur chinois, le pays est devenu le cheval de Troie de la Chine en Europe.

Un port de seconde zone

En 2009, lorsque éclate la crise grecque, le Pirée est à la traîne au classement des ports méditerranéens, il est menacé d’être « feederisé ». De quoi s’agit-il ? Depuis les années 1990, la mondialisation de la production a créé une demande d’offre de service de transport autour du monde qui a renforcé la concentration des compagnies maritimes. Les porte-conteneurs qui partent d’Asie, empruntent le canal de Suez pour continuer vers Gibraltar et au-delà vers l’Europe du Nord ou la côte est du continent américain. Les flux Asie-Europe représentent un quart du trafic conteneurs dans le monde ; soit un peu moins que les flux transpacifiques (28 %), mais trois fois plus que les flux transatlantiques. L’emploi de méga navires porteurs capables de transporter jusqu’à 24 000 « boîtes », contraint les armateurs à limiter les escales. Aussi choisissent-ils les ports les plus performants. En outre, soucieux de réduire la longueur des trajets, ils évitent les détours, et lorsqu’ils traversent la Méditerranée, ils donnent la préférence aux ports qui ne sont pas trop éloignés de l’axe allant d’Alexandrie – sortie du canal de Suez – au détroit de Gibraltar.
Ces exigences ont bouleversé la concurrence qui s’opérait traditionnellement entre ports « historiques » (Barcelone et Valence en Espagne, Marseille en France, Gênes en Italie, le Pirée en Grèce) et bénéficiant d’un hinterland susceptible de susciter du trafic. Ce bouleversement a fait naître des ports de transbordement qui pallient l’absence d’arrière-pays par leur productivité. Ils deviennent des hubs à partir desquels partent et arrivent des « feeders » – des porte-conteneurs dont la capacité est comprise entre 100 et 700 « boîtes » – qui « alimentent » les autres ports. Malte, Gioia Tauro au sud de l’Italie, Algésiras en Espagne, Tanger Med au Maroc, situés à proximité de l’axe Suez–Gibraltar attirent les méga porteurs. Du fait de cette concurrence, les ports historiques risquent de perdre leur statut de tête de ligne et les activités commerciales associées. C’était le cas du Pirée. Mais tout a changé avec l’arrivée de China Ocean Shipping Company (Cosco), troisième armateur mondial de port conteneurs derrière Maersk et MSC.

Comment Cosco est devenu l’opérateur du Pirée

Premier exportateur mondial et premier constructeur de navires, la Chine ne manque pas de motifs pour s’intéresser à la gestion des ports dans le monde. Réduire le délai de transport contribue à limiter l’impact de la hausse des coûts de production. Des sociétés chinoises ont ainsi acquis des participations dans plusieurs ports méditerranéens (Cherchell en Algérie, Port Saïd et Alexandrie en Egypte, Ashdod et Haifa en Israël, le terminal de Kumport dans le port d’Ambarli à Istanbul, Gênes, Naples et Trieste en Italie). S’inscrivant dans cette stratégie, l’entrée de la Chine au Pirée a bénéficié des rapports étroits qu’entretiennent les armateurs chinois et grecs.
*Dans les années 1960, pour séduire les armateurs grecs installés à Londres depuis le XIXème siècle, Athènes a instauré un régime spécial d’imposition, une taxe forfaitaire assise sur le tonnage des navires immatriculés en Grèce au lieu d’un impôt sur les revenus et les bénéfices. Ce régime a attiré d’autres armateurs.
Près d’un cinquième du tonnage mondial, toutes catégories de bateaux confondues, navigue sous pavillon de complaisance grec*. La Grèce domine le classement mondial des flottes devant le Japon (17 %) et la Chine (10 %). Les compagnies chinoises « chartérisent » des navires aux armateurs grecs et ces derniers commandent des pétroliers aux chantiers chinois financés par des crédits chinois. D’après un rapport du think tank néerlandais Clingendael sur l’impact des « Nouvelles routes de la Soie » sur l’Europe du Sud-Est et la Turquie, ces relations ont favorisé l’irruption de la Chine en Grèce. Vassilis Constantacopoulos, fondateur de Costamare Group qui loue des navires à Cosco, aurait servi d’intermédiaire entre l’armateur chinois et les autorités portuaires du Pirée.
Commencées en novembre 2008, les négociations ont abouti un an plus tard et Cosco est devenu l’opérateur des quais II et III pour une période de 35 ans, le quai I continuant d’être géré par le port du Pirée. L’armateur chinois a modernisé les installations et réformé drastiquement la gestion des quais : division par deux des effectifs et multiplication par trois de la productivité, réduction des coûts de travail – ce que raconte le maire d’Athènes Riviera, Grigoris Konstantellos, dans ce podcast. Résultat : l’amélioration de la productivité et le trafic apporté par Cosco ont redressé l’activité des quais II et III, qui a été bien plus rapide que celle du quai 1. Au fret amené par Cosco, s’est ajoutée l’activité générée par Hewlett Packard (HP). Au terme d’un accord avec l’armateur chinois, la multinationale américaine a quitté Rotterdam pour installer au Pirée sa base logistique. De là, elle distribue ses produits dans les marchés du sud de la Méditerranée et envoie par train des composants aux usines d’assemblage de Foxconn, établies en République tchèque.
En 2016, le trafic conteneurs du Pirée avait dépassé celui de Gioia Tauro, Gênes et Barcelone. Dans le cadre de son programme de privatisation, le gouvernement grec a vendu 51 % de sa participation dans le Pirée à Cosco pour 280,5 millions d’euros. L’armateur chinois est devenu le propriétaire et l’opérateur des trois quais de conteneurs, du port ferry, du terminal automobile, du port de navigation de croisière, d’ateliers de réparation navale et de biens immobiliers. Sous réserve d’investir plus, Cosco sera autorisé à racheter 6 % supplémentaires du capital du port Pirée d’ici 2021. Classé en 2019 par la CNUCED comme le port le plus connecté de la Méditerranée devant Algésiras, Le Pirée devrait rattraper Valence en 2020, devenant ainsi le premier port conteneur de la Méditerranée avec 5 millions de conteneurs, très loin des ports d’Europe du Nord comme Rotterdam (17 millions) et Anvers (13 millions). Cependant, ces ports qui font une partie importante de leur trafic avec l’Asie, s’inquiètent de l’émergence de ce nouveau concurrent. Le passage par le Pirée – suivi par le chemin de fer – raccourcit d’une semaine la durée du trajet d’un conteneur entre Shanghai et l’Europe du Nord.
Trafic de conteneurs dans les principaux ports de la Méditerranée. (Source : Lloyd)
Trafic de conteneurs dans les principaux ports de la Méditerranée. (Source : Lloyd)

La Grèce rejoint le partenariat de la Chine avec l’Europe centrale et orientale

En octobre 2019, la Grèce a approuvé un investissement massif de Cosco : 687 millions de dollars pour la construction d’entrepôts, d’un terminal de croisière et d’un complexe hôtelier. Par contre, Athènes a rejeté le projet d’extension du port conteneur et du terminal automobile. L’armateur chinois veut développer l’activité de croisière avec l’objectif d’atteindre 1,5 millions de passagers. Depuis la mise en place de vols directs entre Pékin et Athènes, le tourisme chinois progresse rapidement avec 200 000 entrées en 2018. Le 13 novembre dernier, la Banque européenne d’investissement (BEI) a annoncé un prêt de 140 millions d’euros pour l’expansion du port du Pirée.
Antérieure au lancement des « Nouvelles routes de la Soie » ou Belt and Road Initiative (BRI), l’entrée de Cosco au Pirée illustre les transformations induites par l’irruption chinoise. Elle rebat les cartes dans la Méditerranée et au-delà. La Grèce, qui a adhéré à la BRI, vient d’intégrer aussi le Format « 16 + 1 » : le partenariat de la Chine avec 16 pays d’Europe centrale et orientale, qui sera donc renommée « 17 + 1 ». L’un des projets structurants de cette plateforme est la « Roue expresse de la Terre à la Mer » qui relierait la Grèce et les Balkans au réseau de chemin de fer venant de Chine à travers l’Asie Centrale, la Russie et la Biélorussie. Au coeur de ce projet : le port du Pirée qui permet d’articuler la « Ceinture terrestre » et la « Route Maritime » de la BRI.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).