Culture
Entretien

Cinéma coréen : "Our Body" de Han Karam, une course vers la reconnaissance

Scène du film "Our Body" de la réalisatrice sud-corénne Ha Ka-ram : Ja-young rencontre la belle joggeuse Hyun-joo. (Crédit : DR)
Scène du film "Our Body" de la réalisatrice sud-corénne Ha Ka-ram : Ja-young rencontre la belle joggeuse Hyun-joo. (Crédit : DR)
Depuis plusieurs années, le Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) fait la part belle aux jeunes réalisatrices. Du 29 octobre au 5 novembre derniers, cette quatorzième édition n’a pas fait exception puisque sur treize films en compétition, six ont été réalisés par des femmes. Trentenaires pour la plupart, cette génération féminine n’en finit plus d’étonner, en raflant titres et récompenses dans tous les festivals d’Asie. Asialyst a rencontré deux d’entre elles dont la première, Han Ka-ram, trente-quatre ans, vient de réaliser Our Body, son premier long-métrage centré sur la signification que porte le corps humain au sein de la société. Le film raconte l’histoire de Ja-young, une jeune femme épuisée par la machine aliénante qu’est devenue la société coréenne et son obligation d’ascension sociale. Elle croise alors par hasard le chemin de Hyun-joo, une joggeuse à la plastique irréprochable. Les deux femmes se lient très vite d’amitié mais l’admiration de Ja-young pour Hyun-joo vire progressivement à l’obsession. Rencontre.

Entretien

Née en 1985 à Séoul, passionnée dès l’enfance par le cinéma, Han Ka-ram réalise son premier film amateur dès le collège, avant d’écumer les petits festivals au lycée. Elle poursuit ensuite des études de sociologie à la prestigieuse université pour femmes de Ehwa, sans pour autant oublier son rêve de cinéma puisqu’elle réalise différents courts-métrages (Affogato en 2016, puis Keu Nal en 2017) et qu’elle rejoindra finalement la très sélective école de cinéma KAFA (Korean Academy of Film Arts). Elle y réalise alors un nouveau court-métrage, Tombstone refugee, sélectionné au festival de Jeonju en 2017, qui met en scène une adolescente (Lee Jae-in) voyageant avec sa famille sans le sous à travers la Corée afin d’emmener le cercueil de sa défunte mère au seul crématorium financièrement abordable. En 2018, avec l’aide de la KAFA elle réalise son premier long-métrage, Our Body, pour lequel son actrice principale Choi Hee-seo remporte le prix de la meilleure interprète de l’année au 23ème festival international du film de Busan (BIFF).

La réalisatrice sud-coréenne Han Ka-ram. (Crédit : DR)
La réalisatrice sud-coréenne Han Ka-ram. (Crédit : DR)
Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Han Ka-ram : (Rires) C’était Les Goonies de Steven Spielberg. Ma mère travaillait quand j’étais petite et elle me laissait souvent seule à la maison avec des cassettes vidéo qu’elle m’enregistrait. Je les regardais en boucle quand elle n’était pas là et je me souviens qu’une scène des Goonies, pas qu’une à la réflexion, me faisait très peur : celle où le petit garçon met la main dans le mixeur. Bref, c’est parti de là. En tout cas, c’est le film qui m’a marquée dans mon enfance.
Vous avez fait des études de sociologie à l’université pour femmes de Ehwa. Le désir de faire du cinéma vous est-il venu sur le tard ?
Non, je l’avais depuis toute jeune, certainement grâce à ces cassettes VHS d’ailleurs. J’ai même tourné un premier film avec une amie alors que nous n’étions qu’en troisième. Ensuite, à partir du lycée, je me suis mise à fréquenter les petits festivals indépendants, les festivals pour adolescents et autres. Si j’ai poursuivi en sociologie, c’est surtout parce que mes parents étaient très opposés à ce que je fasse des études de cinéma. Ils disaient même que j’allais mourir de faim et que tout le monde ne pouvait pas devenir réalisateur. J’ai fini par perdre confiance en moi et j’ai capitulé. On nous avait présenté le cursus de sociologie lors d’une journée d’orientation au lycée et je me suis dit qu’étudier l’être humain et la société n’était pas si mal. Et puis, je savais que Bong Joon-ho [le réalisateur de Parasite, NDLR] avait fait des études de sociologie avant de devenir réalisateur.
De quoi parlait ce premier film au collège ?
C’était l’histoire d’une collégienne, un film d’introspection mais qui avait un aspect expérimental parce qu’il mélangeait réel et fantastique. Je ne savais pas encore faire le montage mais je voulais faire ça sérieusement. Alors j’ai demandé à un garçon un peu plus âgé, un étudiant d’université, de me donner un coup de main. Il a tellement souffert en faisant le montage qu’il m’a dit de ne plus lui demander de service pour les dix prochaines années ! (Rires)
A voir, la bande-annonce du film Our Body de Han Ka-ram :

Combien de temps avez-vous mis à écrire Our Body ?
J’ai commencé à y réfléchir lors de ma première année à l’académie de cinéma, mais ce n’était encore qu’une vague idée sur une jeune fille qui devient addicte au sport. L’académie se fait en deux années : la première est consacrée à la préparation d’un court-métrage qui permet ensuite de postuler à l’année suivante où l’on développe un long-métrage. Quand je suis arrivée à la fin de ma première année, j’avais très peur de retomber dans une période de chômage et il fallait absolument que je postule pour l’année supérieure. C’est la peur du chômage qui m’a poussée et je pense je n’aurais plus jamais l’occasion d’écrire un scénario aussi rapidement parce que j’ai mis à peine un mois pour le faire. Heureusement, j’ai été sélectionnée et c’est ainsi que j’ai pu réaliser Our Body.
Quelles sont vos influences cinématographiques ?
Pour le moment, je tire mon inspiration de mon propre vécu. Je ne peux pas vraiment dire que je me réfère à d’autres cinéastes. Il y a beaucoup de moi dans les différents personnages de Our Body, surtout dans Ja-young. Cette proximité avec mes personnages m’a parfois mise mal à l’aise lorsque je présentais mon travail et que des gens commentaient le film. Certains trouvaient Ja-young bizarre et ça me touchait beaucoup parce que j’avais l’impression de m’être mise à nue devant des inconnus, de m’être trop dévoilée. Après, ce qui m’influence le plus, ce sont les nombreux romans que je lis, mais aussi des jeux vidéo parce que je suis une grosse gameuse, plutôt console. J’ai énormément joué à The last of Us, par exemple.
L'actrice sud-coréenne Choi Hee-Seo dans le rôle de Ja-young. Extrait du film "Our Body" de Han Kar-am. (Crédit : DR)
L'actrice sud-coréenne Choi Hee-Seo dans le rôle de Ja-young. Extrait du film "Our Body" de Han Kar-am. (Crédit : DR)
Vous avez laissé une grande place à la sexualité dans Our Body, puisqu’il y a cinq ou six scènes où elle est clairement évoquée. Pourquoi donner une place aussi prépondérante à la sexualité, ce qui est assez rare dans le cinéma coréen ?
Oui, c’est vrai qu’il y a très peu de films coréens qui abordent autant la sexualité mais personnellement, je voulais faire un film sur le corps humain. Et quand on parle du corps, l’aspect sexuel est tellement ordinaire qu’il me semblait inévitable de le montrer. Ce n’est pas tant le côté sexuel que le caractère physique, le lien corporel, qui m’intéressait. Dès la première scène, on peut voir Ja-young coucher avec son ex : si l’on regarde bien, on ne peut pas dire qu’elle éprouve beaucoup de sentiments. Par contre, elle est en train d’utiliser son corps, de faire un acte physique. On retrouve cela dans la scène de masturbation : elle utilise son corps comme un outil.
Une telle scène est très rare dans le cinéma coréen. Comment l’actrice principale a-t-elle réagi à ces scènes de sexualité ?
Dès le moment où j’ai commencé à écrire le scénario, la sexualité a tout de suite été l’élément problématique. Pendant les auditions, de nombreuses d’actrices ont refusé le rôle notamment à cause de cette scène de masturbation. Je ne sais pas si c’est propre à la mentalité coréenne mais les sociétés auxquelles appartiennent les actrices précisaient qu’il fallait demander une autorisation spéciale pour toute scène montrant le corps féminin. L’actrice en elle-même, Choi Hee-seo, n’avait pas de problème avec ça. Elle avait compris l’intérêt du rôle et n’était pas pudique. Mais c’était son agent qui posait souci. Dès qu’on la voyait un peu dénudée, le président de son agence se tenait à côté de moi et voulait absolument vérifier ce qu’on voyait à travers la caméra. Elle était contrôlée : il fallait tout faire valider en amont. Par exemple, on la voit se regarder dans le miroir en petite tenue : eh bien la hauteur de la culotte visible était millimétrée.
C’est un peu dommage parce qu’à cause de ce type de contraintes, j’ai dû filmer en plan d’ensemble, surtout pour la sexualité. Pour moi, la scène de masturbation était la plus importante : je voulais absolument que l’on ressente pourquoi elle fait ça et ce qu’elle ressent en se masturbant. On l’a filmé une première fois, mais ça ne me convenait pas : la caméra était trop lointaine, l’action était cachée. Il fallait qu’on soit avec elle. J’ai beaucoup échangé avec l’actrice. On a mis cartes sur table et on a tourné la scène différemment. J’ai demandé à ma directrice artistique de filmer de plus près pour que l’on puisse voir les détails et comment elle utilise son corps comme un outil.
Prend-on le risque d’être censurée ou bien y a-t-il des pressions lorsque l’on inclut la sexualité dans un film en Corée du Sud ?
Non, rien de cela. Je n’ai pas reçu de pression externe.
Ja-young ne supporte plus la pression de la réussite. Extrait du film "Our Body" de Han Kar-am. (Crédit : DR)
Ja-young ne supporte plus la pression de la réussite. Extrait du film "Our Body" de Han Kar-am. (Crédit : DR)
L’autre grand thème du film, c’est la question du regard de l’autre et celle de l’argent. Jusqu’à quel point le regard des autres est-il important ?
Dans la société coréenne, le regard des autres est en effet très important et c’est ce que j’ai essayé de montrer au travers de Ja-young qui se remet en forme physiquement. On voit son corps changer au fil du film. On voit qu’il va mieux et que c’est peut-être un moyen à travers lequel on arrive à partager des messages avec les gens qui nous entourent. Si notre corps est en forme, cela sous-entend que l’on se porte bien. Ce qui est triste, c’est qu’il faille un élément visuel pour que les gens puisse comprendre et admettre que quelqu’un va bien ou mal.
Concernant l’argent, dans ce monde de capitaliste, nous en sommes tous esclaves. C’est malheureux à dire, mais c’est la triste réalité. J’ai personnellement traversé une très longue période de chômage et de petits boulots précaires où j’étais obligée de vivre dans des conditions financières très difficiles. Quand on est tous étudiants, c’est pas très grave parce que personne n’a d’argent et qu’on est tous pareils. Mais dès lors que l’on met un pied dans la société, que l’on voit des amis qui trouvent un job, et que nous, à côté, on n’a ni boulot ni argent, il y a un fossé qui commence à se creuser. C’est là où la tristesse arrive et qu’on se dit : « Qu’est-ce que je fais ? Pourquoi je suis comme ça » ?
L'actrice sud-coréenne Ahn Ji-Hye dans le rôle de la joggueuse Hyun-joo. Scène du film "Our Body" de Han Kar-am. (Crédit : DR)
L'actrice sud-coréenne Ahn Ji-Hye dans le rôle de la joggueuse Hyun-joo. Scène du film "Our Body" de Han Kar-am. (Crédit : DR)
Comment peut-on être soi-même en Corée du Sud ? Est-ce qu’il faut obligatoirement battre les autres ?
Effectivement, en faisant ce film, j’étais assez pessimiste sur ce monde. Je fais partie d’une génération de compétition pure où, dès le plus jeune âge, on nous oblige à être compétitif, où il faut aller de l’avant en écrasant les autres, pour devenir le meilleur. Pourtant, à bien y regarder, même quand on arrive à gravir les échelons, le bonheur se dérobe. Il n’y a personne qui est vraiment heureux dans cette vie. On met une pression de malade sur les élèves pendant toutes les études. On les pousse à travailler avec un acharnement maladif mais au final, une fois qu’ils ont terminé leurs études, qu’ils commencent une carrière, qu’est-ce qui reste ? Ils finissent tous employés dans des bureaux. Alors à quoi bon ? Le résultat n’est tellement pas à la hauteur de l’effort fourni pendant de longues années. Le constat est vraiment navrant. Je voulais partager cette sensation dans le film, montrer que nous sommes tous en perdition et que l’on est un peu la génération perdue.
Qu’est-ce que vous vous souhaitez pour l’avenir ?
Ah, je ne sais pas trop. Continuer à faire des films.
Propos recueillis par Gwenaël Germain, avec Ah-Ram Kim (Interprète)
L'actrice Choi Hee-Seo dans le rôle de Ja-young. Scène du film "Our Body" de Han Kar-am. (Crédit : DR)
L'actrice Choi Hee-Seo dans le rôle de Ja-young. Scène du film "Our Body" de Han Kar-am. (Crédit : DR)

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.