Culture
Note de lecture

Livre : "Tibet mort ou vif", 70 ans de domination chinoise et maintenant ?

Quel avenir pour le Tibet après 70 ans de domination chinoise et alors que le Dalaï-lama est au soir de sa vie ? (Source : Mironline)
Quel avenir pour le Tibet après 70 ans de domination chinoise et alors que le Dalaï-lama est au soir de sa vie ? (Source : Mironline)
Voilà une réédition à ne pas manquer. Publié pour la première fois en 1990, Tibet mort ou vif de Pierre-Antoine Donnet, correspondant de l’AFP en Chine dans les années 1980, était un témoignage poignant, rigoureux et documenté sur la mise en cage et l’agonie d’une nation et d’une civilisation bouddhiste unique au monde, depuis sa conquête par la Chine en 1950. Le livre avait reçu le prix Alexandra David-Néel. Son auteur avait mené une enquête approfondie et équilibrée, confrontant les thèses tibétaines et chinoises pour permettre au lecteur de se faire une opinion en toute indépendance. Vingt-cinq ans plus tard, Pierre-Antoine Donnet a jugé nécessaire de réactualiser et de compléter son ouvrage pour couvrir désormais 70 ans de domination chinoise sur le Tibet et pour nous faire réfléchir sur l’avenir de cette région au moment où le Dalaï-lama, âgé de 84 ans, est au soir de sa vie. La lecture de ce livre paru en mars dernier dans la collection Folio Actuel de Gallimard, est indispensable pour tous ceux qui veulent comprendre l’histoire récente et les perspectives du « Toit du monde ».

La prise de contrôle et la mise au pas

Tout commence le 7 octobre 1950. L’Armée Populaire de Libération (APL) chinoise franchit le fleuve Yangtsé et pénètre profondément dans la province orientale tibétaine du Kham. Un an plus tard, la maîtrise militaire de l’ensemble du territoire tibétain est achevée, et l’APL parade dans les rues de Lhassa le 26 octobre 1951. Le développement des voies de communication avec le territoire chinois s’opère dans les années suivantes avec la construction de trois routes reliant Lhassa à Chengdu dans le Sichuan, à Xining dans la province du Qinghai, et à Urumqi, capitale de la région ouïghoure du Xinjiang. A partir de 1956, la commission préparatoire de la région autonome du Tibet organise la mise en valeur coloniale du territoire.
Premières rébellions et répressions : dès 1956, une guérilla lancée par les cavaliers nomades Khampas met un temps l’armée chinoise en difficulté avant d’être écrasée. Au début des années soixante, la CIA intervient : elle décide d’entraîner et d’armer des centaines de guerriers Khampas pour relancer des actions de guérilla sur le territoire tibétain, avec finalement le même résultat. La réaction chinoise ne se limite pas à des opérations militaires : la terreur s’abat sur les monastères et les villages ; les exactions et les massacres se multiplient ; la torture devient monnaie courante.
Pierre-Antoine Donnet nous raconte en détail les circonstances de la fuite du Dalaï-lama vers l’Inde le 16 mars 1959, très probablement pour échapper à un attentat, et la répression féroce qui s’abat sur Lhassa dans les jours suivants, tuant de 10 000 à 20 000 personnes. La collectivisation des terres et l’élimination des « ennemis du peuple » – en particulier la hiérarchie religieuse et l’aristocratie tibétaine – sont menées à marche forcée, avec la création des premiers camps d’internement. Sur les 2700 monastères existant au Tibet en 1950, seuls 550 restent en activité 15 ans plus tard. Le nombre de moines chute de 114 000 à 6 900 sur la même période. Cette mise au pas permet d’achever l’intégration administrative du Tibet à la Chine en 1965 avec la création d’une « région autonome » couvrant à peine la moitié du Tibet historique, les autres parties du territoire tibétain (Kham et Amdo notamment) étant intégrées à d’autres provinces chinoises, le Sichuan, le Qinghai, le Yunnan et le Gansu.

Retour sur l’histoire

Un chapitre du livre est consacré à une analyse riche et nuancée sur la nature de la société tibétaine avant l’arrivée des Chinois, et sur le type de relations que le Tibet entretenait avec la Chine dans le passé. Le pays du Dalaï-lama n’était pas un paradis bouddhiste. Sa théocratie était féodale et figée, la propriété terrienne très inégalement répartie, sans être pour autant l’enfer sur terre décrit par la propagande chinoise. La société tibétaine avait même certains traits modernes, comme la liberté des mœurs avant le mariage et le rôle central des femmes dans la société. Sous la conduite du Dalaï-lama, la communauté tibétaine en exil est progressivement devenue une vraie démocratie qui n’a aujourd’hui rien à envier aux modèles occidentaux, le pouvoir spirituel étant désormais clairement distinct du pouvoir temporel.
Couverture du livre "Tibet mort ou vif" du journaliste Pierre-Antoine Donnet, réédité et actualisé chez Gallimard. (Source : Librest)
Couverture du livre "Tibet mort ou vif" du journaliste Pierre-Antoine Donnet, réédité et actualisé chez Gallimard. (Source : Librest)
Quant aux relations avec la Chine, elles sont évidemment très éloignées du mythe des 800 ans d’appartenance à la nation chinoise, inlassablement répété par la propagande communiste. La suzeraineté chinoise sur le Tibet a été une réalité à certains moments de l’Histoire, celle des empereurs mongols au XIIème siècle et des empereurs mandchous au XIXème siècle. La souveraineté s’est quant à elle imposée par la force des armes à partir de 1950 – il est d’ailleurs intéressant de noter que la Grande-Bretagne n’a reconnu la pleine souveraineté chinoise sur le Tibet qu’en 2008.

Les cycles de révoltes et de répressions

La Révolution culturelle s’abat avec une grande violence sur le Tibet à partir d’août 1966. Toute activité religieuse est interdite, la grande majorité des temples encore en activité est endommagée ou détruite. A commencer par le Jokhang, le grand sanctuaire bouddhiste situé au cœur de Lhassa, saccagé et transformé en baraquement militaire. Des milliers d’œuvres d’art sont pillées, détruites ou envoyées à Pékin. Les tentatives de résistance tibétaines sont noyées dans le sang. La création des communes populaires annihile l’autonomie des nomades tibétains tandis qu’une première vague de 100 000 colons chinois s’installent dans les villes. Le gouvernement tibétain en exil évalue à plus d’un million le nombre de morts ou disparus tibétains sur les 25 premières années de présence chinoise. A partir de 1980, sous la direction de Hu Yaobang, le gouvernement chinois réagit : les Tibétains retrouvent un peu d’autonomie, la reconstruction des temples s’engage, la liberté religieuse réapparaît et une partie des œuvres d’art envoyées à Pékin revient au Tibet.
Les révoltes tibétaines des décennies suivantes ne sont pas militaires, même si elles s’accompagnent de violences de rue. Elles conduisent systématiquement à des répressions cinglantes. Ainsi, le 1er octobre 1987, la protestation publique d’une quarantaine de moines dégénère et la police militaire tire à la mitraillette sur la foule. Le 5 mars 1988, lors d’une cérémonie bouddhiste devant le Jokhang, un groupe de jeunes moines manifeste aux cris de « Liberté pour le Tibet ». Ils sont rejoints par une foule de Tibétains, une bataille de rue s’engage, l’armée tire à nouveau sur la foule, 2500 arrestations ont lieu dans les jours suivants. Le 17 décembre 1988, un groupe de manifestants portant un drapeau tibétain est abattu par l’armée sous le regard de journalistes étrangers. Le 5 mars 1989, une nouvelle manifestation est réprimée dans le sang, suivie de trois jours d’émeutes avant que le gouvernement chinois n’impose la loi martiale et que Lhassa soit occupée par l’armée.
Près de 20 ans plus tard, en mars 2008, 400 moines manifestent dans les rues de Lhassa. L’émeute qui suivra va durer plusieurs jours et se traduire par la destruction de plus d’un millier de commerces chinois tandis que les manifestations se répandent dans d’autres villes et couvrent l’ensemble du plateau tibétain. De nombreux Tibétains sont arrêtés et emprisonnés. Pierre-Antoine Donnet cite différents témoignages des mauvais traitements et tortures subis par les détenus. Le gouvernement chinois envoie 21 000 cadres du parti quadriller l’ensemble des villages tibétains pour renforcer le contrôle des populations, et les moines eux-mêmes sont forcés de cohabiter dans les temples avec des cadres Han et leurs familles.
A partir de 2009, des Tibétains se livrent à une ultime et tragique forme de protestation : les immolations par le feu. La première est celle d’un moine du monastère de Kirti en Amdo en mars 2009. On dénombrait, selon l’auteur, un total de 152 immolations par le feu en 2018, dont 10 parmi les exilés tibétains dans le monde. Mais cette forme de protestation est aussi réprimée : les familles des victimes, et parfois leurs villages, sont sanctionnées, au point que le nombre de candidats au suicide se tarit…
Le contrôle de la population tibétaine prend alors une nouvelle dimension avec la généralisation des moyens de surveillance au cours des dernières années : postes de police omniprésents, caméras de surveillance tous les 5 mètres, policiers sur les toits et systèmes de reconnaissance faciale à l’entrée des immeubles.

La sinisation à marche forcée

A partir des années quatre-vingt, la sinisation du Tibet devient un phénomène de masse. Les colons chinois sont de plus en plus nombreux. Ils dominent complètement les régions périphériques du Tibet intégrées dans des provinces chinoises, où les Tibétains ne représentent plus que 10% de la population. Ils sont aussi majoritaires à Lhassa et dans les principales villes de la région autonome du Tibet, contrôlant l’essentiel des activités économiques. Aux colons s’ajoutent les touristes, essentiellement des Chinois Han, qui auraient été plus de 25 millions à visiter le Tibet en 2017, soit quatre fois la taille de la population locale. Certains grands temples tibétains sont dénaturés pour devenir de simples sites touristiques, comme le grand monastère de Larung Gar.
L’urbanisation galopante « à la chinoise » accompagne la montée en puissance des colons et des touristes. L’essentiel de l’architecture tibétaine des grandes villes est aujourd’hui détruit, y compris le centre historique de Lhassa, et remplacé par des bâtiments chinois massifs, fonctionnels et sans âme.
Pierre-Antoine Donnet nous donne une série de témoignages contrastés sur la survie de la culture tibétaine. L’enseignement linguistique ne laisse une place au tibétain qu’à l’école primaire (surtout dans les campagnes), et de plus en plus de jeunes Tibétains ne parlent bien que le chinois. La musique tibétaine est essentiellement diffusée en mandarin. Par contre, le gouvernement consacre des ressources significatives à la préservation des archives et de certaines publications en tibétain. Globalement, la sinisation du Tibet est très avancée, et les chances de préservation du patrimoine culturel reposent pour une bonne part sur la diaspora tibétaine à l’étranger.

L’échec des tentatives de négociation

Le livre retrace une série de tentatives de négociation entre Tibétains et Chinois, qui se soldent toutes par un échec. Une première délégation tibétaine se rend à Pékin dès avril 1951 pour négocier un accord en 17 points signé le 23 mai 1951. Cet accord consacre la fin de l’indépendance du Tibet, tout en préservant son autonomie administrative et religieuse. Il n’a jamais été mis en œuvre.
En 1954, le Dalaï-lama, alors âgé de 19 ans, se rend de Lhassa à Pékin pour rencontrer Mao Zedong, avec qui les conversations sont au départ volubiles et constructives, mais se terminent abruptement quelques semaines plus tard. Les négociations reprennent après la mort de Mao. En 1978, un émissaire de Deng Xiaoping rencontre le frère aîné du Dalaï-lama et propose le retour de ce dernier en Chine. Plusieurs délégations tibétaines se succèdent à Pékin jusqu’en 1984 sans parvenir à un accord, les ouvertures chinoises étant limitées à la seule question du retour du Dalaï-lama, à qui était proposé le titre honorifique de vice-président de l’Assemblée nationale populaire s’il acceptait toutes les exigences de Pékin.
Le Dalaï-lama fit lui-même plusieurs concessions unilatérales. Dans un discours prononcé le 21 septembre 1987 devant le congrès américain, il proposait un plan en cinq points consacrant la transformation du Tibet tout en entier en zone de paix et la fin de la colonisation chinoise, sans évoquer la question de son indépendance. Il va plus loin dans un discours devant le Parlement Européen à Strasbourg en juin 1988, où, détaillant le plan en cinq points évoqué à Washington, il propose que le Tibet soit « associé à la Chine » et admet pour la première fois que le gouvernement de Pékin pourrait conserver le contrôle des affaires étrangères du pays. Cette ouverture, vivement critiquée par une partie de la communauté tibétaine en exil, ne suscite aucune réaction chinoise.
D’autres rencontres entre émissaires tibétains et chinois sont intervenues par la suite – notamment en 2008 – mais sans résultat. La position chinoise reste la même depuis le geste de Deng Xiaoping.

Quels espoirs pour l’avenir ?

Dans le dernier chapitre de son livre, Pierre-Antoine Donnet essaie d’identifier quelques fragiles motifs d’espoir. La société tibétaine reste extraordinairement résiliente : elle connaît à la fois un renouveau de l’expression artistique et une volonté de relancer l’usage de la langue. Le bouddhisme tibétain fait des émules parmi les Hans de Chine ou de Taïwan, et le mécénat privé se développe au profit du patrimoine religieux et culturel du Tibet. La communauté tibétaine en exil reste mobilisée, comme le montre le témoignage émouvant d’une jeune Tibétaine élève de Sciences Po. Originaire de Deradhun en Inde, elle étudie assidument le tibétain, travaille l’été au Bureau central du Tibet en exil et décide d’apprendre aussi le mandarin, car il faudra bien communiquer avec des chercheurs et des intellectuels chinois…
La question centrale pour l’avenir est celle du Tibet sans le Dalaï-lama. Agé de 84 ans, Tenzin Gyatso a évidemment préparé sa succession. Le 14 novembre 2018, il annonçait lors d’une interview avec la télévision publique japonaise NHK qu’il convoquerait une assemblée de hauts dirigeants bouddhistes en exil afin de nommer le quinzième Dalaï-lama. Une telle procédure, contraire aux traditions de recherche d’une nouvelle réincarnation, provoquerait évidemment une réaction chinoise vigoureuse, et les chances sont très fortes qu’à l’avenir coexistent deux Dalaï-lama, l’un choisi par la communauté tibétaine en exil et l’autre par le Parti communiste chinois.
Au-delà de la question centrale du devenir spirituel du Tibet, se pose celle de l’attitude des autorités chinoises. Une inflexion de stratégie reste possible un jour. Elle a déjà eu lieu à deux reprises dans le passé, au moment de la prise du pouvoir par Deng Xiaoping, puis sous la direction éphémère de Hu Yaobang. Mais ce qui se passe en ce moment-même au Xinjiang, où 10% des Ouïghours seraient internés dans des camps, montre que l’assouplissement de la ligne du Parti à l’égard des minorités n’a aucune chance de se produire sous le règne de Xi Jinping. Le scénario de génocide culturel du Tibet reste donc le scénario central.

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