Histoire
Souvenirs de gastronome asiatique

A Bangkok, à la recherche du Jok, restaurant chinois succulent et introuvable

Canard au cacahuète au Jok, restaurant chinois caché de Bangkok. (Source : Bangkok.com)
Canard au cacahuète au Jok, restaurant chinois caché de Bangkok. (Source : Bangkok.com)
De Pékin à Bangkok, on garde tous le souvenir ému d’une échoppe ou d’une petite cantine, cachée dans une ruelle « invisible ». Ce lieu magique tombe parfois dans l’oubli, avant de réapparaître par hasard, des années plus tard. Jacques Bekaert, journaliste devenu diplomate, nous raconte sa « madeleine » retrouvée : un petit restaurant chinois, blotti dans un soï de la capitale thaïlandaise.
Poksak est un vieil ami. Je l’ai connu en Belgique où il fut en poste comme jeune diplomate. Quand un jour, il me dit qu’il voulait m’inviter, ainsi que Nee, dans un restaurant chinois « très spécial », le Jok, je me suis souvenu de monsieur Henri. « Il faut absolument que tu rencontres Monsieur Henri », m’avait dit mon ami Chack Sarik, ancien secrétaire particulier du prince Sihanouk, et désormais conseiller politique de l’Armée nationale sihanoukiste (ANS). Nous étions en 1983, à Bangkok.
Monsieur Henri ?
Je n’ai jamais connus son véritable nom. Il en avait tant que peut-être lui-même s’y perdait. Il était semble-t-il né au Laos, avait vécu au Cambodge dans les années soixante, jusqu’au coup d’État du Marechal Lon Nol. Puis de nouveau au Laos, à Hong Kong, et finalement à Bangkok. Il aimait les femmes, Rachmaninov, l’argent et collectionnait les visas et les passeports. Dangereuse époque quand il était facile d’acheter de vrais passeports au marche noir.
Un beau jour, c’était au printemps, il me téléphona. « Grande nouvelle, je suis devenu Thaï, il faut fêter ça, avec nos amis cambodgiens, ton épouse [américaine] et toi, bien sûr. Et je vous invite dans le restaurant le plus secret de Bangkok, mais il faut réserver une bonne semaine à l’avance, car c’est petit ! »
Un restaurant sans nom, sur l’autre côté de la rivière Chao Phraya. Impossible à trouver, pas de nom, pas de numéro, dans une ruelle sans éclairage. Nous suivions Henri, armés d’une lampe de poche fatiguée. En fait de restaurant, c’était une petite maison familiale, et l’unique table était celle de la sale à manger. Tout le monde travaillait : papa, maman, la fille, le fils. Le père nous expliqua le menu, en cantonais. Henri traduisit : soupe, poisson, encore poisson, viande, légumes, etc.
Nous avions amené du vin, et on donna les deux seuls verres à vin à Shirley et à moi-même, les autres se contentant de gobelets en plastique. Si l’énoncé du menu était vague, ce qu’on nous servit fut admirable. De loin mon meilleur repas cantonais, malgré mes fréquentes visites à Hong Kong.
Toujours guidé par Henri, nous y sommes retournés plusieurs fois. Le menu était chaque fois différent, extraordinaire. Et puis un jour, Henri nous dit : « Désolé, c’est fermé. La famille est retournée en Chine. »
« Tu verras, c’est facile à trouver, tout le monde connaît le Jok. »
Tout le monde ?
Nee fit appel à un chauffeur privé, connu grâce à des amis de Fiji (vive l’internationalisme !). Car aucun taxi normal n’aurait accepté d’aller à Chinatown en fin d’après-midi, heure de pointe d’un trafic qui m’a toujours rappelé celui que j’avais connu au Caire, klaxons en moins, car les Thaïs sont patients.
Arrivé a Chinatown, nous avons enquêté. Le Jok ? « Connais pas ! » Un autre : « Oh, allez à droite puis à gauche, c’est facile à trouver. » Facile, vous avez dit facile ? Encore un autre : « Non, on vous a mal renseigné, c’est à gauche puis tout de suite à droite. »
Finalement, le chauffeur rencontra quelqu’un qui connaissait réellement le Jok. Notre ami Poksak nous attendait à l’entrée de la ruelle où, à cent mètres, à gauche, se trouve en effet le Jok. Minuscule, deux tables dans la première salle, une dans celle du fond. Notre table !
Parmi les convives, outre Poksak et son épouse, une de leurs amis, un ancien diplomate, et un général ancien attaché militaire. « Colonel », dis-je, grade le plus fréquent chez les attachés militaires. « Non, général. » Impressionnant pour le caporal que je fus.
Et le service commença. Pas de menu, bien sûr. « C’est très bon ! Qu’est-ce que c’est ? » L’aimable et jolie serveuse à notre service exclusif fit une petite grimace signifiant : « Je n’en ai aucune idée. »
Je reconnu un énorme plat de poisson de neige (snow fish) « C’est trop », dit Nee. Vingt minutes plus tard, on raclait les miettes. S’ensuivirent des croquettes de poisson et une soupe au goût extraordinaire, qu’aucun des convives ne connaissait.
La discussion porta a un moment sur les mille façons de dire merci. La carte du monde y passa.
« Poksak, comment dit-on merci en birman, toi qui fut ambassadeur dans le pays ? » « Kyaayyjuutainpartaal. » La servante sourit, elle était donc birmane. Elle nous expliqua en anglais que le Jok l’avait accueilli comme un membre de la famille.
Le Jok n’est pas bon marché. Mais il est unique, et délicieux. Si vous êtes à Bangkok et que vous souhaitez y dîner, n’oubliez pas de réserver bien à l’avance. Et munissez-vous d’une bouteille d’eau, voire d’une tente car il est possible que vous n’y arriviez jamais.

L'adresse du restaurant

Jok Kitchen, Soi Issranuphab, Plabplachai Road. Tel : +66 2 221 4075

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A propos de l'auteur
Jacques Bekaert (1940-2020) fut basé en Thaïlande pendant une quarantaine d'années. Il est né le 11 mai 1940 à Bruges (Belgique), où sa mère fuyait l’invasion nazie. Comme journaliste, il a collaboré au "Quotidien de Paris" (1974-1978), et une fois en Asie, au "Monde", au Far Eastern Service de la BBC, au "Jane Defense Journal". Il a écrit de 1980 a 1992 pour le "Bangkok Post" un article hebdomadaire sur le Cambodge et le Vietnam. Comme diplomate, il a servi au Cambodge et en Thaïlande. Ses travaux photographiques ont été exposés à New York, Hanoi, Phnom Penh, Bruxelles et à Bangkok où il réside. Compositeur, il a aussi pendant longtemps écrit pour le Bangkok Post une chronique hebdomadaire sur le vin, d'abord sous son nom, ensuite sous le nom de Château d'O. Il était l'auteur du roman "Le Vieux Marx", paru chez l'Harmattan en 2015, et d'un recueil de nouvelles, "Lieux de Passage", paru chez Edilivre en 2018. Ses mémoires, en anglais, ont été publiées en 2020 aux États-Unis sous le titre "A Wonderful World".