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Afghanistan : Washington, Kaboul et la "carte indienne"

Le président afghan Ashraf Ghani reçu à New Delhi par le Premier ministre indien Narendra Modi, le 19 septembre 2018. (Source : League of India)
Le président afghan Ashraf Ghani reçu à New Delhi par le Premier ministre indien Narendra Modi, le 19 septembre 2018. (Source : League of India)
Sur quel pays l’Afghanistan peut-il compter ? Alors que les États-Unis de Donald Trump parlent de désengagement ou négocient sans prévenir avec les Talibans, l’Inde émerge comme un acteur fiable et au concours financier apprécié.
Empruntant un registre grave et tristement familier, l’actualité afghane de ce début d’année 2019 ne rompt hélas guère avec le crépuscule fébrile du (tragique) millésime précédent. Le contraire eut été à maints égards surprenant. En atteste le meurtrier attentat suicide perpétré par les talibans le 21 janvier dernier dans la capitale du Wardak, cette province septentrionale proche de la capitale Kaboul. L’attaque visait une base de l’armée afghane utilisée par les services de renseignement. La cinquantaine de victimes dénombrées, dont des recrues et des forces locales en formation, et la violence du mode opératoire retenu augurent d’une entrée en matière brutale dans cette ultime année de la décennie.
Pourtant, à entendre certains interlocuteurs, se dérouleraient parallèlement en d’autres lieux des événements de nature à insuffler quelque espoir aux 35 millions d’Afghans. Alors que le deuil enveloppait le nord du pays dans le chaos du 21 janvier, des émissaires talibans, apprenait-on, ont repris contact dans la capitale qatarie avec des représentants de l’administration américaine, dans le dessein d’évoquer, selon un calendrier encore flou, une possible trame de discussions de paix : « Suite à l’acceptation par les États-Unis du programme visant à mettre fin à l’invasion de l’Afghanistan et à empêcher que l’Afghanistan ne soit utilisé contre d’autres pays à l’avenir, des pourparlers avec des représentants américains ont eu lieu aujourd’hui à Doha », s’enorgueillissait un porte-parole des Talibans.
* »Trump’s bizarre history lesson on the Soviet Union, Russia and Afghanistan », The Washington Post, 2 janvier 2019. **« Je m’entends très bien avec l’Inde et le Premier ministre Modi. Mais il me dit constamment qu’il a construit une bibliothèque en Afghanistan. Une Bibliothèque ! C’est, genre, l’équivalent de ce que nous dépensons (chaque jour en Afghanistan) en l’espace de cinq heures. Je ne sais pas qui l’utilise… », D. Trump, le 3 janvier 2019, lire l’article de la BBC.
L’annonce ne remonta guère le moral des autorités afghanes. Ces dernières se désolèrent à la fois de ne pas être associées à ce processus de négociations, d’entendre à nouveau les responsables de l’insurrection talibane clamer leur opposition à tout dialogue avec Kaboul, et de voir les représentants de Washington daigner prêter l’oreille aux doléances des « étudiants en théologie » de feu le mollah Omar. Or le mois dernier, le vitupérant et imprévisible locataire de la Maison Blanche laissait entendre son souhait de rapatrier à court terme la moitié des 14 000 soldats américains encore déployés, après dix-sept années de présence, dans ce théâtre de crise sans fin. Comme il se doit, l’annonce a été effectuée sans information préalable du gouvernement afghan, des alliés de l’OTAN présents dans ce pays enclavé, voire des fonctionnaires du Département d’État et du Pentagone… Passons. Passons également sur les récentes élucubrations fantaisistes du président américain sur l’histoire afghano-sovieto-russe* et la fin de la guerre froide. Oublions aussi ses propos dédaigneux sinon insultants** quant à la nature de l’engagement de l’Inde en Afghanistan, de très loin supérieure à ce que le locataire de la Maison Blanche croit en connaître.

Le gouvernement afghan est de plus en plus isolé. A la perspective d’un retrait américain dont tout reste à préciser, s’ajoute des relations de plus en plus tendues entre Kaboul et Washington. Sans compter l’appétit aiguisé et concurrent d’Islamabad, Moscou ou Téhéran, autant de capitales plus ou moins investies dans les laborieuses entreprises de négociations de paix en cours. Bref, le pouvoir afghan compte sur les doigts d’une main les acteurs étatiques extérieurs bien disposés à son endroit, coopérants plutôt qu’ingérants, et au crédit solide auprès de la population.
*1000 km de territoire pakistanais séparent Kaboul de New Delhi, qui n’ont pas de frontière terrestre commune.
Au premier rang de ces rares élus se trouve l’Union indienne. A l’automne 2011, New Delhi et Kaboul ont paraphé un accord de partenariat stratégique, formalisant les contours de l’assistance de l’Inde à la reconstruction du « voisin »* afghan, projet complexe entrepris au lendemain de la chute du régime taliban à l’automne 2001.
*Laquelle relie la ville frontalière de Zaranj à Delaram, connectant ainsi la frontière iranienne au principal axe routier afghan, l’incontournable et stratégique Ring Road.
Voilà une assistance concrète, visible et appréciée des Afghans. Grâce au concours et au financement du partenaire indien, le Parlement de Kaboul a été reconstruit, l’emblématique palais Stor restauré, le barrage Salma (Afghan-India Friendship Dam) remis en état, la ligne électrique Pul-e-Khumri/Kaboul finalisée tout comme le stade de Kandahar, ou encore la route Zaranj-Delaram*. L’assistance de New Delhi se mesure également dans le quotidien de la population, laquelle profite de la mise à disposition ces dernières années de plusieurs centaines d’autocars, d’avions de ligne, d’ambulances, d’hélicoptères civils et militaires et de véhicules de transports de troupes. Mentionnons encore la contribution de la patrie de Gandhi à la formation dans les secteurs de l’éducation, de la santé, de l’ingénierie ou de la sécurité, sans oublier le financement de bourses d’études chaque année pour plusieurs centaines d’Afghans. Le 21 janvier dernier, le quotidien indien Economic Times rappelait ainsi un chiffre méconnu : pour la période 2005-2021, l’Inde est engagée en Afghanistan dans le financement de 577 projets de développement. Excusez du peu.

*Communiqué de presse du gouvernement indien, bureau du Premier ministre, le 19 septembre 2018.
Ce concours extérieur apprécié fait le bonheur de la population et reste hautement plébiscité par le pouvoir afghan, ainsi qu’en attesta une nouvelle fois le président Ashraf Ghani lors de son dernier séjour dans la capitale indienne en septembre 2018. Lors de ses échanges avec son visiteur, le Premier ministre indien Narendra Modi réitéra quant à lui « l’appui de l’Inde à un processus de paix et de réconciliation dirigé, contrôlé et contrôlé par les Afghans, lequel permettrait à l’Afghanistan de demeurer une nation unie, pacifique, inclusive et démocratique et de devenir un pays économiquement dynamique »*.
*Parmi l’abondante littérature sur le sujet, signalons le très éclairant The Wrong Enemy: America in Afghanistan, 2001-2014 (2014), de la correspondante du New York Times en Afghanistan et au Pakistan, Carlotta Gall. **Lire la note de l’auteur rédigée pour l’IRIS : « Afghanistan : Islamabad où l’improbable appel au voisin indien », 21 janvier 2019.
Cette synergie de longue date, cette bonne intelligence contemporaine entre Kaboul et New Delhi ne sont en revanche pas applaudies des deux mains par certains acteurs régionaux. Certains crient à « l’ingérence » de l’Inde dans ce pays déjà exposé à un florilège d’interférences. Parmi les plus véhéments, Islamabad est historiquement hostile à tout ce qui pourrait renforcer l’axe Kaboul-New Delhi. Est-il besoin de décrire par le menu aux lecteurs* la litanie des actions douteuses entreprises dans ce que les généraux pakistanais et l’ISI, les services de renseignements, considèrent comme leur pré carré stratégique naturel. Certes, en décembre dernier, le chef de la diplomatie du Pakistan, S. M. Qureshi, esquissa sur le sujet un geste très inhabituel d’apaisement en direction de New Delhi. Il suggéra au gouvernement indien de s’engager plus avant dans les efforts de paix. Une initiative timide dont la portée et le crédit restent un mois plus tard à confirmer**.
Il n’empêche. Dans le chapitre en cours du « Grand Jeu » autour du patient afghan, il faut désormais reconsidérer le rôle du voisin indien. Car c’est le seul acteur régional notoirement bien intentionné dont Kaboul n’ait ni à déplorer l’ingérence dans les affaires intérieures, ni à redouter un quelconque double jeu.
*The Economic Times, 21 juin 2018.
Partisane d’un désengagement à terme du cimetières des empires qu’est l’Afghanistan, l’administration américaine a beaucoup à gagner a priori de cet investissement multiforme indien. Ses divers porte-voix en convenaient dernièrement, à l’instar d’Alice Wells, secrétaire d’État adjointe pour l’Asie du Sud et l’Asie Centrale : « Nous considérons que le soutien de l’Inde à l’Afghanistan est très important. L’Inde est un fournisseur d’aide responsable. Elle s’est engagée à fournir une aide de l’ordre de trois milliards de dollars d’ici 2020″*. Rappelons qu’en septembre dernier, New Delhi et Washington ont signé l’ambitieux Communications Compatibility and Security Agreement (COMCASA), un accord bilatéral permettant une plus grande interopérabilité entre les armées américaine et indienne.
La Russie, alliée de longue date de l’Inde, appelle également de ses vœux New Delhi à consolider son action dans ce pays exsangue et éreinté par les hostilités. « Les efforts de l’Inde [et des autres pays concernés] visant à fournir un soutien matériel à l’Afghanistan sont indispensables. Nous comprenons le rôle central de l’Inde en Afghanistan », affirmait Sergey Ryabkov, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, lors d’une visite dans la capitale indienne début janvier.
*Pour mémoire, en juillet 2008, un attentat-suicide visant l’ambassade indienne à Kaboul avait fait 58 victimes.
Ces encouragements extérieurs sont perçus diversement selon les interlocuteurs dans la capitale indienne, conscients à la fois des enjeux associés à un engagement renforcé en Afghanistan, mais également des risques évidents (sécuritaires* pour commencer…) inhérents à un tel projet, par ailleurs voué aux gémonies par son bouillonnant voisin pakistanais. Dans les cercles du pouvoir indien et dans les centres de recherches, certains évoquent ainsi l’avenir des Talibans afghans. Ils pourraient renforcer leur emprise grâce au désengagement militaire américain, à la poursuite des hostilités et aux initiatives parallèles en faveur des pourparlers de paix les associant. Leur influence pourrait alors mécaniquement s’étendre au Pakistan et au Jammu-et-Cachemire. Des ondes de choc négatives dont il est nécessaire et de prévoir et d’apprécier en amont la portée.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.