Société
Reportage

A Lesbos, la dignité perdue des migrants afghans dans le camp de Moria

Une réfugiée afghane de 8 ans, dans le camp de Moria sur l'île grecque de Lesbos, le 23 septembre 2018. (Copyright : Sarah Samya Anfis)
Une réfugiée afghane de 8 ans, dans le camp de Moria sur l'île grecque de Lesbos, le 23 septembre 2018. (Copyright : Sarah Samya Anfis)
Fuir la guerre en Afghanistan, traverser mille morts et se retrouver parqués dans une île grecque. Et attendre. C’est le quotidien des migrants afghans arrivés à Lesbos en Grêce. Ici, le camp de Moria abrite la majorité des 10 000 demandeurs d’asile résidant sur l’île. Marine Jeannin et Sarah Samya Anfis sont parvenues à entrer illégalement dans ce camp interdit aux journalistes par peur des reportages alarmistes. Elles ont trouvé une communauté afghane en proie à la violence, et qui ne reçoit plus ni soins, ni justice.
Pour entrer dans le camp de Moria, il faut d’abord franchir les champs d’oliviers. Après avoir traversé la route et le camp extérieur, il faut enfin passer l’entrée principale gardée par un poste de police. Voilà pour la théorie. Sauf que les journalistes y sont interdits d’entrée depuis 2016 – après une pléthore de reportages alarmants, les autorités préfèrent désormais garder le camp dans l’ombre. Qu’à cela ne tienne : pas vues, pas prises, il suffira d’éviter les contrôles de police. Munies d’un appareil photo, d’un enregistreur et de hijabs pour cacher nos cheveux d’Européennes, nous entrons donc dans le camp à la suite de Sorosh, notre guide afghan.
La partie extérieure est facile d’accès : elle a été investie par les résidents ne trouvant pas de place à l’intérieur du camp, et n’a pas de murs d’enceinte. Premier choc : la densité de population. Conçu pour abriter 3 100 habitants, Moria en compte aujourd’hui près du triple. Les familles s’entassent dans des tentes UNHCR bondées, si serrées qu’elles laissent juste la place de circuler. Pour pénétrer à l’intérieur du camp, on se faufile par une brèche dans le grillage que nous indique notre guide. A gauche de l’entrée, les conteneurs et les tentes du quartier afghan. Des toiles tendues à quelques mètres du sol les protègent des intempéries – et nous, des caméras.

« On n’est pas considérés comme des êtres humains »

A peine le micro dégainé, un vieil homme assis sur le seuil de son conteneur le désigne du doigt, et nous interpelle par la formule rituelle, destinée aux étrangers : « Moria no good. » Il explique en farsi être sans nouvelles de sa demande d’asile. « On nous dit toujours d’attendre, attendre, attendre, se plaint-il. On ne sait jamais quand ça finira. » Selon le gouvernement grec, 3 600 personnes ont été retirées du camp de Moria depuis juin. Elles ont depuis été remplacées par 5 700 nouveaux arrivants.
Le vieil homme soupire et reprend. « Je suis malade, et je n’ai pas accès aux médicaments dont j’ai besoin. » C’est un reproche récurrent chez les demandeurs d’asile : les médecins du camp sont en sous-effectifs, il est très difficile d’en voir un et plus encore, de se procurer des médicaments. Depuis le conteneur voisin, une femme nous fait signe. Elle confirme les propos du vieillard : « Quand vous êtes malade, explique-t-elle, les bras croisés, il faut accepter la douleur et rester chez vous. » Idem en cas de blessure – ce qui arrive fréquemment dans le camp, car les affrontements violents sont nombreux. « Il y a eu une bagarre entre des Afghans et des types du Moyen-Orient, le mois dernier, raconte-t-elle, et mon mari s’est pris un coup. Quelqu’un lui a brisé les dents. On a été voir la police, et ils ont répondu qu’il n’y avait rien à attendre, ni soins, ni justice. Nos droits ne sont pas pris en compte, ici à Moria. On n’est même pas considérés comme des êtres humains. »
Khaled, un jeune homme dégingandé de 21 ans, sneakers de contrefaçon aux pieds, nous raconte avoir été témoin d’une altercation géante. « Tout a commencé dans la queue pour la distribution de nourriture, quand un Afghan et un Syrien se sont embrouillés. Ils ont attendu la nuit pour régler leurs comptes, avec d’autres Afghans et Syriens venus en renforts. Des Irakiens et des Kurdes se sont pris des coups, des Africains aussi, alors tout le monde s’est mis à se battre. C’était une vraie scène de guerre. Beaucoup de personnes ont été sérieusement blessées à ce moment-là, y compris des femmes et des gamins innocents. La police était là, à regarder. Ils n’ont rien fait. Je n’ai jamais vu une chose pareille de toute ma vie, même en Afghanistan. »

Les enfants sont les plus touchés

Un peu plus loin, une petite femme en robe bleu nuit nous invite à entrer chez elle. Trois familles, onze personnes au total, vivent dans ce conteneur d’à peine 20m2. Assises à même le sol, elle nous sert le thé et des bonbons à la menthe, dans lesquels son tout jeune fils vient piocher joyeusement. Sa colocataire, une quadragénaire en hijab rose, nous rejoint avec ses enfants, un bambin et une fillette de huit ans. Grâce aux cours de langue mis en place sur le camp, la petite a des notions d’anglais : elle propose de nous servir d’interprète. Sa mère, explique-t-elle, a le sentiment d’avoir été oubliée dans ce camp surpeuplé, avec tout juste assez d’installations pour survivre. « On doit faire la queue pour tout, soupire-t-elle. La nourriture, l’eau, les toilettes, la douche. Il faut toujours attendre. »
Deux demandeurs d'asile afghans, une sœur et un frère âgés de 8 et 3 ans, résidents du camp de Moria sur l'île grecque de Lesbos, le 23 septembre 2018. Le garçon a des problèmes psychologiques, explique sa mère : "Moria l'a rendu fou." (Copyright : Sarah Samya Anfis)
Deux demandeurs d'asile afghans, une sœur et un frère âgés de 8 et 3 ans, résidents du camp de Moria sur l'île grecque de Lesbos, le 23 septembre 2018. Le garçon a des problèmes psychologiques, explique sa mère : "Moria l'a rendu fou." (Copyright : Sarah Samya Anfis)
Attendre ou se battre. à Moria, il n’y a pas grand-chose à faire d’autre. Le camp est à une heure et quart de marche de Mytilène, et le bus pour la ville coûte 2 euros. Hors de prix pour beaucoup de demandeurs d’asile, qui reçoivent seulement 90 euros par mois. Pour ceux qui ne peuvent ni marcher ni payer, rien d’autre à l’horizon que les barbelés de Moria. « Je vis ici depuis deux ans avec mon fils, reprend la femme au hijab rose. Il commence à avoir des problèmes psychologiques, je le vois bien. » Elle ajoute en anglais: « Moria crazy. » Chez ses voisins, on aperçoit un bébé de quelques semaines dormant à même le sol.
Mi-septembre, Médecins sans Frontières a signalé « de multiples cas d’adolescents qui ont tenté de commettre un suicide ou des automutilations. » Ses équipes, alerte l’ONG, « doivent gérer de nombreux incidents critiques résultant de la violence, des automutilations d’enfants et le manque d’accès aux soins médicaux urgents ». Les familles vulnérables vivant sur les îles sont censées être rapidement transférées vers la Grèce continentale, mais leur transit se prolonge souvent plusieurs mois. Et le flux d’arrivées se poursuit, relançant un cycle sans fin de décongestion d’urgence.
Par Marine Jeannin et Sarah Samya Anfis

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.
Sarah Samya Anfis est Journaliste Reporter d'Images et photoreporter, spécialisée sur le Moyen-Orient. Après un passage à RTL Belgium et à BFMTV, elle a effectué des reportages en freelance à Paris, en Cisjordanie et en Grèce. Ses photographies ont été exposées à l’Inalco et à la galerie de la Vache Bleue.