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Expert - Géopolitique de l'Asie centrale

Afghanistan : comment la Russie déploie sa stratégie en Asie Centrale

Le président russe Vladimir Poutine. (Source : Today)
Le président russe Vladimir Poutine. (Source : Today)
Kaboul comme révélateur. La Russie a toujours désiré une certaine influence sur l’Afghanistan. Mais derrière l’engagement russe dans ce pays, c’est avant tout l’Asie Centrale qui importe. Cet « étranger proche » post-soviétique fait partie d’une sphère d’influence que la Russie considère comme sienne, essentielle à son statut de puissance dominante en Eurasie. C’est aussi une zone tampon face aux dangers extérieurs : la crainte d’un effet domino est réelle dans l’analyse russe. Et elle n’a pas tort : de la fin de la deuxième moitié des années 1990 jusqu’à aujourd’hui, l’influence sécuritaire négative de l’Afghanistan sur l’Asie Centrale est une réalité.
Le risque venant de djihadistes centrasiatiques réfugiés dans ce pays et dans les zones tribales pakistanaises, reste d’actualité. La piqûre de rappel est venue d’une vidéo du groupe terroriste Union du Djihad Islamique (UDI), un mouvement centrasiatique djihadiste affilié à Al-Qaïda, datée d’octobre 2017. Elle montrait que l’UDI avait au moins un camp d’entraînement en Afghanistan, destiné à former des « forces spéciales », qu’on imagine destinées à frapper Kaboul, mais aussi en Asie Centrale. Dans la vidéo, des membres du mouvement djihadiste apprennent à combattre en milieu urbain, à prendre d’assaut des bâtiments, à prendre des otages…
Le danger pesant sur les alliés centrasiatiques explique le renforcement conséquent des liens militaires entre la Russie et le Tadjikistan. L’engagement de plus d’un milliard de dollars pour former et équiper l’armée locale a confirmé la présence militaire russe sur place. Par ailleurs, l’Ouzbékistan dès 2016 et le Turkménistan en 2017 se sont rapprochés de Moscou sur les questions sécuritaires, notamment associées à l’Afghanistan. Et ce n’est pas que le danger terroriste qui pousse les régimes centrasiatiques à converger vers le Kremlin : la position russe sur la lutte contre le trafic de drogues venant d’Afghanistan, critiquant la politique américaine sur ce dossier (toujours jugé secondaire par Washington, plus encore avec l’administration Trump), les séduit également.
Comme l’a rappelé Sergueï Lavrov à New Delhi le 11 décembre 2017, le trafic de drogues « nourrit les activités terroristes directement ». C’est un fait difficilement discutable en Afghanistan même, et c’est également le cas quand on se penche sur l’histoire du principal mouvement terroriste centrasiatique, le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan. Voilà un argument supplémentaire pour une influence russe renforcée en Asie Centrale. Le président Rahmon du Tadjikistan lui-même a mis en avant le danger représenté par le trafic de drogues pour expliquer l’importance de la présence militaire russe dans son pays. Le dossier afghan permet bien au Kremlin de renforcer son influence sur l’Asie Centrale.
La diplomatie russe en Afghanistan, notamment dans sa forme actuelle, peut renforcer les liens du Kremlin avec l’Iran et le Pakistan. Des analyses un peu rapides voient les divergences entre Téhéran et Moscou sur leurs diplomaties respectives en Afghanistan comme la preuve d’une compétition future sur place. C’est confondre convergence et uniformité de vues. Sur l’essentiel, l’Iran et la Russie ont des points de vue relativement proches sur l’Afghanistan. D’un point de vue sécuritaire, l’accord est total entre les deux pays. En fait, Daech est sans doute un danger pour la République islamique d’Iran plus encore que pour Moscou. La double attaque terroriste sur Téhéran le 7 juin 2017, l’idéologie anti-chiite qui est le moteur de ce groupe djihadiste, le grand danger que représente la présence de Daech aux frontières iraniennes (en Irak et en Afghanistan) sont autant de rappels de ce fait.
Comme la Russie, l’Iran a établi un dialogue avec les Taliban, reconnaissant ainsi les rebelles comme une force politique qu’il sera impossible, pour Kaboul et ses alliés occidentaux, d’écraser par la force. Comme les Russes, les Iraniens ont été accusés, sans preuve concrète, d’aider militairement cette rébellion. Cela alors que Téhéran a su, toujours comme Moscou, tisser des relations cordiales avec Kaboul. Et bien sûr, le Kremlin comme la République islamique, verrait d’un mauvais œil une présence militaire américaine continue en Afghanistan. C’est donc tout naturellement que les Russes ont insisté pour voir l’Iran associée à leur groupe de travail avec la Chine et le Pakistan, discutant du problème afghan. A l’instar de la Syrie, l’Afghanistan permet donc un renforcement des liens bilatéraux avec un partenaire clé pour la Russie.
La politique afghane du Kremlin offre aussi la possibilité de confirmer un certain rapprochement diplomatique avec le Pakistan. Ce pays est essentiel dans tout éventuel processus de paix à venir en Afghanistan ; et ses relations particulièrement tendues avec l’Amérique de Trump le rendent tout aussi disposé à un rapprochement avec le Kremlin. Sergey Naryshkin, ancien président de la Douma devenu chef des services de renseignement extérieur, ne dit pas autre chose quand, dès 2015, il parle de la relation Moscou-Islamabad comme d’une « valeur particulière et intrinsèque ». Même si le « lobby pro-indien » est non négligeable à Moscou, l’importance géopolitique du Pakistan a donc imposé un rééquilibrage de la diplomatie russe en Asie du Sud.
Le réchauffement des relations diplomatiques bilatérales avait commencé à se faire véritablement sentir dès 2014. En 2014, 2015 et 2016, des exercices militaires communs sont organisés par la Russie et le Pakistan. Les deux premiers se limitaient des actions navales pour coopérer contre le trafic de drogues. Mais « Druzba-2016 » (« Amitié-2016 ») était d’une ampleur autrement plus importante, et dans une logique contre-terroriste, révélatrice des intentions de Moscou. L’évolution russe en Asie du Sud est-elle permanente ? Rien n’est moins sûr. Mais pour l’instant, la politique afghane de la Russie va forcément renforcer les liens avec Islamabad, parce qu’elle ne peut réussir qu’avec l’appui du Pakistan.
Enfin, la diplomatie russe en Afghanistan fait de ce pays un domaine de coopération supplémentaire entre Moscou et Pékin. On voit, en fait, une diplomatie globalement convergente des deux puissances en Asie Centrale, en Afghanistan et au Pakistan : lutte contre les forces djihadistes transnationales, représentées aujourd’hui par Daech et Al-Qaïda ; coopération sécuritaire entre États ; refus d’une présence trop intrusive de forces extérieures à la région, en premier lieu les États-Unis. Bien entendu, comme avec Téhéran, convergence ne veut pas dire alignement total des Russes sur les Chinois. Mais cela signifie la capacité d’un front commun régional sur le dossier afghan, neutralisant toute évolution vers un jeu à somme nulle entre les principales forces voisines de l’Afghanistan. Cela donne à la position russe un poids encore plus important face aux Américains dans le pays. Et cela confirme la solidité des liens russo-chinois, contrairement à la vision pessimiste qu’on retrouve assez souvent chez les analystes occidentaux sur ce sujet.
En fait, derrière l’évolution apparente de la diplomatie russe en Afghanistan, se dégage une réelle continuité avec la logique de la politique étrangère pensée par le Kremlin : défense des intérêts russes, désir d’étendre la capacité d’influence de la Russie comme grande puissance reconnue à l’international, et opposition, de fait, à l’influence américaine. La position américaine face aux Russes en Afghanistan n’est pas plus amicale. L’Afghanistan semble être, comme souvent dans son histoire, prise en étau par la rivalité géopolitique opposant de plus grands États.

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.