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Tribune

En Afghanistan, le marasme électoral profite aux Talibans

A cause des attentats et des dysfonctionnements électoraux, les électeurs afghans ont dû retourner aux urnes dimanche pour renouveler leur chambre basse. (Source : Washington Post)
A cause des attentats et des dysfonctionnements électoraux, les électeurs afghans ont dû retourner aux urnes dimanche 21 octobre 2018 pour renouveler leur chambre basse. (Source : Washington Post)
Cela faisait trois ans et demi de retard sur le calendrier officiel. Ce samedi 20 octobre, la résiliente population afghane était appelée aux urnes pour renouveler sa chambre basse, dans un contexte politique toujours exécrable. Alors que le cadre diplomatique est marqué par la cacophonie et la confusion, l’environnement sécuritaire est lui plus dégradé que jamais. Des attentats ce samedi, dont une attaque sanglante à Kaboul, accompagnés de dysfonctionnements dans le processus électoral, ont forcé le report du vote dans des centaines de bureaux. Les électeurs ont dû retourner, au péril de leur vie, déposer leur bulletin ce dimanche. Une équation hélas familière dans ce pays enclavé et éreinté par quatre décennies consécutives de crises, de conflits et de drames.
Habitués à savourer l’issue des grands scrutins nationaux « en direct live » le soir même de leur organisation, les observateurs occidentaux devront faire ici montre d’un peu de patience et d’abnégation. En 2018 en Afghanistan, les résultats définitifs des élections législatives ne sauraient être officiellement validés avant deux mois, en l’occurrence autour de la mi-décembre… La faute à une cascade d’écueils logistiques, administratifs, sécuritaires, humains ou politiques. Ce qui de fait laisse autant de « marge » aux divers acteurs concernés pour « peaufiner » le détail du dépouillement.
Comme de coutume, la plus grande transparence, les bonnes pratiques, la meilleure gouvernance n’ont probablement pas atteint leur pinacle lors de ce scrutin sous tension. Un tiers des circonscriptions n’ont pu proposer à leurs électeurs des conditions de sécurité idoines à l’installation de bureaux de vote, malgré quelques 70 000 soldats et policiers attelés à ce complexe casse-tête logistique et sécuritaire. Il est vrai que l’insurrection talibane, dix-sept années après avoir été chassée du pouvoir, avait donné quelques « consignes de vote » très claires à la population : le boycott des isoloirs ou la sanction pour les votants. Un message d’autant plus crédible qu’il fut tragiquement mis en musique dans les jours précédents ce rendez-vous électoral : une vingtaine de morts lors d’un attentat perpétré une semaine plus tôt lors d’un meeting électoral dans la province du Takhar (Nord-Est) ; une quinzaine de victimes dans une réunion publique le 2 octobre dans la province du Nangarhar (Est) ; enfin, l’avant-veille de l’élection, le 18 octobre, c’était au tour de la province méridionale de Kandahar de subir un énième attentat, lequel emporta le responsable local de la police et celui des renseignements. Un drame de plus repoussant d’une semaine dans cette région historiquement sensible à la cause talibane le déroulement de ces élections.
A cet égard, l’organisation très retardée de ce scrutin législatif reposait officiellement sur des considérations sécuritaires. De conditions impropres à l’organisation d’une pareille entreprise pour en différer la tenue, arguaient les autorités. Or, en cet automne 2018, le contexte sécuritaire n’a fait que se dégrader plus avant, et la mainmise directe ou indirecte des Taliban sur des pans plus larges du pays de s’élargir sans arrêt. L’intensité de la violence a frappé à des niveaux sans précédent des forces de sécurité régulières éreintées et dépassées. Selon l’Afghan War Casualty Report (Oct.12-18), dans la semaine qui a précédé le scrutin, des combats entre troupes régulières et insurgés talibans ont eu lieu dans quatorze provinces, des attentats-suicides et autres explosions meurtrières dans six provinces supplémentaires, tuant 140 morts notamment au sein des forces de sécurité.

*Un peu moins de neuf millions d’inscrits sur les listes électorales, qui comptent deux fois plus d’hommes que de femmes. **Plus de 2500 candidats à moins de 250 sièges de parlementaires en jeu. ***Au péril de leur vie pour une quinzaine d’entre eux. ****Présence confirmée ces dernières années de l’EI dans l’est de l’Afghanistan notamment, dans la province du Nangarhar, mais également dans le Nord (province de Jowzjan). L’EI semble s’être « spécialisée » dans les attentats-suicides meurtriers dans les villes en particulier.
En se déplaçant par millions* vers des isoloirs peu ou prou sécurisés – quand ils étaient seulement ouverts… – pour désigner leurs prochains représentants à l’Assemblée nationale**, les méritants électeurs ont bravé la menace*** et l’interdit décrétés par l’insurrection radicale talibane pour montrer à cette dernière, aux autorités (dont le crédit auprès de leurs administrés est plus proche du nadir que du pinacle), que le renoncement n’était pas au programme. Pourtant, ce ne sont pas les sujets de colère qui manquent. Les perspectives de paix à court terme apparaissent aussi floues qu’un brouillard normand en hiver. A quelques mois de la prochaine présidentielle, l’administration centrale affiche un bilan bien pâle : la situation socio-économique populaire plus proche de la déshérence que de l’abondance. L’expansion continue du joug taliban se combine avec la permanence des attentats-suicides aveugles – au moins une douzaine d’explosions ont eu lieu dans la capitale Kaboul le jour du scrutin -, meurtrissant la population civile et les hommes en uniforme. Se surajoute une « course au chaos » et à la terreur alimentée par le groupe État islamique (EI)**** et les Taliban. par ailleurs, L’ingérence non-démentie de diverses nations (voisines notamment, sur ses flancs est et ouest) dans les affaires domestiques afghanes n’arrange pas la situation.
*Présence à Kaboul en qualité d’observateur lors du premier tour de l’élection présidentielle en 2014.
Le corps électoral afghan – dont l’auteur de cette tribune a pu observer par le passé* l’appétence pour les rendez-vous électoraux – pourrait de nouveau être convié aux urnes d’ici un semestre, au printemps 2019, pour choisir son chef de l’État. Traditionnellement, l’exercice se révèle des plus volatiles et fort compliqué, à l’instar des deux derniers scrutins organisés en 2009 et 2014. Il réserve tout aussi fréquemment quelques surprises lors du dépouillement des bulletins de vote. L’actuel « Chief Executive of Afghanistan » (sorte de Premier ministre), Abdullah Abdullah, finaliste malheureux des deux dernières éditions, tout en étant arrivé nettement en tête au premier tour du scrutin dans les deux cas, pourrait sans peine en témoigner.
Bien entendu, encore faudrait-il que l’environnement sécuritaire ne soit pas dégradé plus avant pour que cette coûteuse grand-messe nationale à haut risques puisse être décemment organisée. A bien y regarder, il est vrai que des chantiers autrement plus prioritaires et vitaux pour le quotidien des 34 millions d’Afghans, comme l’emploi, l’industrialisation, le développement des infrastructures ou l’éducation, gagneraient à profiter de pareilles attentions.

Que dire de la communauté internationale face à à cette situation ? Lasse plus qu’inquiète, mécène aux retours sur investissements incertains, froidement réaliste tant qu’elle n’a pas à justifier devant les caméras sa politique erratique dans ce pays sinistré, elle scrute ce rendez-politique en guettant un improbable motif d’optimisme pour le court et moyen terme. Depuis Washington, Paris, Berlin ou Bruxelles (OTAN), on se garde bien – et avec raison – de tout excès d’optimisme mal placé. les augures ne semblent guère favorables.
Le mois prochain, les 27 et 28 novembre, dans le cadre plus paisible et policé du Palais des Nations de Genève, l’ONU et le gouvernement afghan tiendront leur Conférence ministérielle sur l’Afghanistan. Le dessein officiel selon l’UNAMA (United Nations Assistance Missions in Afghanistan) est de « manifester la solidarité de la communauté internationale avec le peuple et le gouvernement afghans dans leurs efforts pour la paix et la prospérité, et pour que le gouvernement afghan renouvelle son engagement envers le développement et la réforme ». Pour rappel, en 2016, lors de Conférence de Bruxelles sur l’Afghanistan, la communauté internationale s’était engagée à allouer 13 milliards d’euros au profit du « patient afghan », exsangue et accablé. Le prochain exercice du même ordre aura lieu d’ici deux ans, en 2020. Il parait à ce point bien osé d’avancer un quelconque état des lieux de la « motivation » du monde extérieur à l’endroit de ce pays en souffrance, dont le désastreux marasme est toujours plus favorable à l’insurrection talibane et à ses projets de retour au pouvoir. Sans avoir besoin de se soucier d’un quelconque scrutin.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Birmanie 2020 : de l’état des lieux aux perspectives" (IRIS/Dalloz) et de ''L'inquiétante République islamique du Pakistan'', (L'Harmattan, Paris, décembre 2021). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.