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Analyse

Taïwan : le soft power, antidote contre l'isolement diplomatique ?

La légalisation du mariage gay à Taïwan, qui veut se montrer comme le pays des libertés en Asie, est un argument soft power. (Source : Medium)
La légalisation du mariage gay à Taïwan, qui veut se montrer comme le pays des libertés en Asie, est un argument soft power. (Source : Medium)
Sous la pression grandissante de la Chine, Taïwan souffre de plus en plus de son isolement international. Le gouvernement de Tsai Ing-wen est à la recherche de nouveaux outils pour compenser son absence des circuits diplomatiques officiels et obtenir plus de présence et de visibilité globales. Parmi ces options, Taïwan a fait le choix de développer son soft power. La matière ne manque pas, mais pour la valoriser, presque tout reste à faire.
Selon Joseph Nye, le soft power est une « capacité à séduire et à attirer ». L’acquisition d’une telle capacité revêt une grande importance pour Taïwan. Non seulement elle fournit un levier pour réinsérer l’Île dans le jeu mondial, mais elle pourrait rendre caducs les efforts chinois visant à l’effacer des consciences afin d’en faciliter l’annexion future. Taïwan dispose d’un fort potentiel en matière d’image et d’influence, mais au regard de ses objectifs très spécifiques, quelle est la réelle efficacité de son soft power ?
Depuis la démocratisation des années 1990, le soft power taïwanais a pour l’essentiel pris la forme d’un argument moral valorisant la nature démocratique du régime, afin de gagner en visibilité et en respectabilité sur l’échiquier international. Un calcul plutôt gagnant au vu de la politique étrangère des États-Unis ou de l’Europe de l’Ouest, qui donne souvent une grande importance au respect des valeurs démocratiques et des droits de l’homme. A Taipei, cette politique date de la présidence de Lee Teng-hui et de son célèbre discours à l’Université Cornell en 1995.

Pays de la liberté et de l’État de droit en Asie

Pourtant, ce positionnement stratégique n’a pas toujours eu le vent en poupe à Taïwan. Du temps de l’ancien président Ma Ying-jeou (2008-2016), le soft power taïwanais se résumait pour ainsi dire à la valorisation de l’île comme conservatoire de la culture chinoise traditionnelle. Cependant, le calcul était perdant. Peu crédible, cette vision se déconnectait de la réalité taïwanaise et liait l’image de l’île à celle de la Chine. Ce faisant, Ma Ying-jeou s’attirait les faveurs de Pékin et s’inscrivait parfaitement dans la politique d’une seule Chine défendue par son parti, le Kuomintang (KMT).
Après son élection en 2016, l’actuelle présidente Tsai Ing-wen a promis d’éviter de froisser la Chine et de promouvoir le statu quo entre les deux rives du détroit. Ce qui signifiait pour les Taïwanais la continuation de l’indépendance de facto de l’île. Bien entendu, Tsai s’est heurtée à l’impossibilité de satisfaire Pékin : elle ne peut reconnaître l’appartenance de Taïwan à la Chine – une concession à rebours de ses convictions et de celles de la majorité de la population insulaire. Prenant bonne note de l’intransigeance chinoise, le gouvernement taïwanais refuse de plier sous les menaces et affiche désormais sa vision de façon moins ambiguë. Si la promotion du soft power insulaire était restée discrète pendant ce laps de temps, elle est vite revenue sur le devant de la scène. Tsai a donc totalement rompu avec la politique du KMT et puise désormais dans les qualités intrinsèques de son pays l’énergie qui doit permettre à Taïwan de construire son propre espace international.
Alors que de nombreuses nations s’inquiètent de la montée en puissance chinoise, les dirigeants de l’île capitalisent aujourd’hui sur leur différence avec leur puissant voisin et mettent en valeur une image exemplaire et conciliante. L’atout majeur de Taïwan pour mener à bien cette politique est la nature démocratique du régime. Ainsi, l’île se différencie de la Chine et se rapproche de l’ensemble des démocraties dans le monde. Les Taïwanais espèrent un retour sur investissement tangible : du soutien et de l’insertion dans la communauté internationale.
En creux, le discours international encouragé par Taipei est le suivant : Taïwan est le pays d’Asie le plus avancé en matière de libertés individuelles et de la presse. Égalité des genres, droits des minorités ethniques et sexuelles ou tolérance religieuse, le pays est à la pointe du progrès social en Asie. Taïwan prend position dans les grands débats mondiaux et, notamment, celui de l’écologie pour lequel elle se veut force de proposition. Alors que la démocratie recule dans le monde, elle se porte bien à Taïwan. Si une ligne de front est en train d’apparaître entre les démocraties et les régimes autoritaires, Taïwan se bat en première ligne. Il serait donc injuste que l’île soit maintenue dans le même isolement diplomatique depuis plus de quarante ans. Taipei rejette enfin le chantage chinois et revendique avec fierté sa souveraineté et son attachement à l’État de droit. Ainsi, tous les efforts déployés par la Chine pour effacer des consciences l’existence de l’île sont et resteront vains. Ce discours, véhiculé par des structures soutenues par le gouvernement telles que la Taiwan’s Foundation for Democracy, est devenu un outil prisé par les diplomates taïwanais, qui font passer le mot à chaque occasion.
*Conclusion du discours de Madame Cheng Li-chiun à la 22ème remise solennelle des Prix annuels de la Fondation Culturelle Franco-Taïwanaise à l’Académie des Sciences Morales et Politiques (Paris) le lundi 10 septembre 2018. 二十二屆臺法文化獎頒獎典禮中華民國一百零七年九月十日.
En visite à Paris cette année, la ministre taïwanaise de la Culture Cheng Li-chiun a défendu cette approche de façon indirecte : « Vous avez peut-être noté que depuis quelques mois, les cartes aériennes ne mentionnent pas toujours précisément Taïwan. Or, je suis convaincue que sur la carte mondiale de la culture, il n’existe que des additions et aucune soustraction. La culture taïwanaise, une culture d’Asie faite de liberté, de diversité, de tolérance, d’ouverture et d’innovation, et qui peut exprimer sa singularité dans le monde entier, est aussi un acteur important sur la carte mondiale de la culture. »*
Récente, cette nouvelle politique gagne en ambition puisqu’elle ajoute à l’argument démocratique la mise en valeur du patrimoine, du multiculturalisme et de la production culturelle insulaire. Autant d’arguments très porteurs mais encore peu connus en dehors de l’île ou de l’Asie. Pour y remédier, le gouvernement a déclaré qu’il soutiendrait davantage le cinéma, la musique et les médias en général. Un organe public dédié sera créé pour coordonner ces actions. Cette politique fait aujourd’hui ses premiers pas et il est trop tôt pour juger de son efficacité. Ce sont néanmoins les objectifs affichés et il conviendra de mesurer leur impact dans quelques années.

Diplomatie informelle

Jusqu’à présent, Taïwan ne disposait pas d’une telle stratégie globale de soft power. En attendant qu’elle porte ses fruits, son impact reste assez limité. L’argument démocratique est habile, mais il est périssable. Tsai Ing-wen a pris ses fonctions dans un contexte mondial de déception à l’égard de la la démocratie, symbolisée par la vague « illibérale » en Occident et la popularité des régimes autoritaires ailleurs. La tendance commence d’ailleurs à se matérialiser à Taïwan, où plusieurs candidats aux prochaines élections locales ont adopté un discours populiste, sur fonds de croissance en berne et de hausse des inégalités.
Malheureusement, pris par leurs intérêts nationaux et soumis à la pression grandissante de la Chine et de ses investissements, nombreux sont les pays à faire la sourde oreille aux sollicitations du gouvernement taïwanais. Pour les tenants d’une vision « réaliste » des relations internationales, l’intérêt des États prime et rares sont les pays fondant leur diplomatie sur des valeurs politiques. En ce sens, les accomplissements démocratiques de Taïwan sont salués mais les paroles sympathiques ne sont que rarement suivies de soutien concret. Et si le renouvellement actuel du soutien américain à Taïwan est défendu et justifié par l’adéquation des valeurs défendues par Washington et Taipei, il s’explique surtout par un alignement clair de leurs intérêts stratégiques, opposés à ceux de la Chine. Pour ce qui est du rapprochement opéré par Taïwan avec le Japon et l’Inde, la situation est similaire.
Le réseau diplomatique « officiel » de l’île fond comme la neige au soleil. Mais les diplomates taïwanais ne se pressent plus pour sauver ce qu’il en reste. L’objectif désormais est de se rapprocher des grandes démocraties mondiales. Dans le cadre de la « New Southbound Policy », Taïwan courtise aussi l’Asie du Sud-Est et l’Océanie, dont nombre de pays partagent avec elle des liens économiques et culturels forts. Dans ce cadre extrêmement contraint par les pressions chinoises, Taïwan sait se montrer flexible et ingénieuse. Informelle, la « track-two diplomacy » taïwanaise fait feu de tout bois et permet de poursuivre une diplomatie de substitution.
Chercheurs, chefs d’entreprises, militaires ou diplomates à la retraite, une partie de la diplomatie officieuse de Taïwan est accompagnée par des personnalités ou organisations aux caractéristiques bigarrées. La plupart du temps, ces personnes cumulent plusieurs fonctions, et elles voyagent beaucoup. Les organisations impliquées sont souvent des centres de recherche privés ou des fondations. Tous tissent des liens avec leurs pairs dans les pays ciblés en invitant à Taïwan des personnalités étrangères sans fonction officielle, lors de rencontres entre chercheurs, par exemple. L’objectif est alors d’augmenter les contacts entre stratèges taïwanais et étrangers afin de cultiver des relais d’influence et favoriser une « réémergence » de Taïwan sur la scène internationale. Ce point est d’ailleurs confirmé par la dernière revue de défense officielle taïwanaise, publiée en 2017 : « En agissant ainsi, nous démontrons notre volonté de jouer un rôle dans les activités concernant la sécurité régionale et d’augmenter notre participation au maintien de la paix et de la stabilité de la région Asie-Pacifique, afin de gagner le soutien de la communauté internationale à notre sécurité nationale. »
Difficile de mesurer les effets concrets de cette « diplomatie de substitution ». Cet outil imparfait doit compenser l’impossibilité pour les Taïwanais de profiter d’une diplomatie classique. Contrainte par la nature officieuse de ses liens avec ses partenaires les plus privilégiés et assommée par le poids et l’omniprésence du facteur chinois, la diplomatie taïwanaise a moins de chances de parvenir à nourrir des relations de confiance avec ses pairs et donc de se rendre audible. Sans cultiver ce lien, il devient moins probable que Taïwan réussisse à engranger un soutien direct. Le besoin ardent d’exister au niveau diplomatique reste donc confronté à un manque de moyens et d’interlocuteurs. L’accent sur ce problème a été mis lors de la dernière cérémonie de remise des bourses aux étudiants en langue chinoise. Un évènement à la portée somme toute modeste mais auquel le vice-président taïwanais a assisté, appelant lors d’un discours à poursuivre les liens entre l’île et ses partenaires internationaux. Dans un autre pays, un responsable de ce rang ne participerait sans doute pas à un événement de si faible envergure.

Quels relais d’influence ?

La diplomatie taïwanaise n’a pas encore tout à fait mis de son côté les opinions publiques des pays qu’elle cible. Pourtant, elle pourrait investir davantage l’espace médiatique de ces pays pour susciter plus de sympathie à l’égard de l’île. Elle exploite peu les réseaux sociaux. A travers eux, les Palestiniens, les Kurdes et même les Catalans ont réussi à rendre certains publics favorables à leur cause. Si la recette n’est pas applicable à l’identique en raison des situations différentes, la réflexion sur le soft power taïwanais pourrait se nourrir de ces expériences.
Les Taïwanais ne disposent pas encore d’un service gouvernemental dédié au soft power – il est toujours en projet -, à même de créer une dynamique vraiment favorable. Le gouvernement français dispose, lui, d’une grande variété de relais d’influence au service du Quai d’Orsay et du ministère de la Culture, telle que l’Alliance Française (dont la Chine s’est inspirée pour créer ses Instituts Confucius). Taïwan pourrait s’inspirer de ces exemples pour s’attaquer au déficit de connaissance de l’île. Là encore, le projet est sur les rails avec la création programmée d’un organe gouvernemental dédié. Cependant, la communication sur le sujet reste rare.
Une part de l’offre culturelle à Taïwan se développe toujours à l’ombre de groupes médiatiques aux priorités douteuses et proposant au public des contenus indigents. La télévision insulaire est médiocre et ne dispose d’aucune chaîne internationale comparable à Arte, même s’il pourrait s’agir d’un outil pratique pour se distinguer. Le pays possède la presse la plus libre de toute l’aire asiatique, mais aucun grand titre n’émerge à l’international. L’essentiel est d’ailleurs très partisan, centré sur l’actualité taïwanaise ou inter-détroit et n’est pas disponible en langue anglaise. Le contenu a donc peu de chances d’intéresser des lecteurs étrangers. Surtout, l’aide à la création culturelle fait cruellement défaut. La méconnaissance du problème parmi les diplomates taïwanais et au sein du ministère de la Culture engendre passivité et manque de coordination. Sans oublier le lourd passif de quatre décennies de dictature nationaliste, qui ont inhibé la promotion des arts taïwanais, longtemps tombés en disgrâce.

Une scène artistique florissante

C’est pourtant l’arbre qui cache la forêt : les arts, la chanson et la littérature à Taïwan sont des secteurs florissants. Qui sait en France qu’Ang Lee, le réalisateur de blockbusters tels que Hulk (2003) et Secret à Brokeback Mountain (2008), est taïwanais ? Tout comme Hou Hsiao-hsien, réalisateur de l’excellent Father to Son (2018) ? Que le Nature writer Wu Ming-yi, comparé à Haruki Murakami ou à Gabriel Garcia Márques pour son sens du réalisme fantastique, est originaire de Taipei, un signe parmi de nombreux autres de la grande vitalité de la littérature taïwanaise ?
*Le site francophone Lettres de Taïwan rend compte de cette vitalité.
Taïwan peut aussi compter sur la mobilisation d’acteurs étrangers qui lui sont sympathiques. C’est le cas en France de l’Association Francophone d’Études Taïwanaises (AFET). Elle fait la promotion en France et à Taïwan de la recherche et de la littérature taïwanaise ou francophone centrée sur l’île. Elle est soutenue par un certain nombre de chercheurs et d’acteurs très motivés de la société civile*. En France, l’ambassadeur de facto de l’île et son équipe se déplacent volontiers pour soutenir ces initiatives. Du reste, les réseaux diplomatiques de Taïwan à l’étranger sont motivés pour mettre en valeur l’île et la faire connaître. Leur collaboration avec de nombreux partenaires internationaux rend compte d’une rare diversité : théâtre, danse, arts plastiques, littérature… Cependant, l’ensemble des acteurs œuvrant pour le soft power taïwanais continuent à souffrir d’un certain manque de soutien et de coordination depuis Taipei. A la fin, on ne sait pas bien quels sont les publics visés, et le savoir diffusé sur Taïwan est parcellaire.
Autre point fort : Taïwan possède un fort potentiel touristique nourri par un généreux patrimoine culturel et naturel. Mais ces richesses sont assez souvent mal mises en valeur et l’offre peu développée. Certaines politiques d’aménagement – du littoral surtout – sont chaotiques et l’intégration des rares infrastructures touristiques à leur environnement est parfois désastreux. A l’étranger, le soutien au tourisme est faible. En réalité, l’attractivité touristique de Taïwan repose encore en partie sur le bouche à oreille, indice de qualité mais pas de popularité.
Face au Léviathan chinois, la vigueur avec laquelle Taïwan défend son modèle politique intéresse et interroge le reste du monde. Son besoin de sécurité et d’indépendance est en accord avec l’humanisme défendu par les nations démocratiques. Riche de ses nombreuses influences et portée par des acteurs motivés, l’offre culturelle taïwanaise se développe, se diffuse et crée empathie et passion à l’étranger.
Taïwan possède donc un fort potentiel en termes de soft power et les nouvelles élites politiques de l’île sont en train d’en prendre conscience. Cette stratégie pourrait bien être en mesure de compenser pour partie l’isolement diplomatique de l’île voulu par Pékin, en la replaçant dans les esprits et sur la carte du monde. En attendant, les actions internationales entreprises par Taïwan restent très contraintes par le facteur chinois, omniprésent dans les calculs diplomatiques de ses partenaires. C’est cette barrière que le soft power taïwanais doit permettre de contourner.
L’auteur remercie chaleureusement Didier Lesaffre pour son soutien dans l’élaboration de cet article et sa relecture attentive. Cet article a été réalisé pour le comité Asie de l’Association des Auditeurs Jeunes de l’Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale (ANAJ-IHEDN).

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A propos de l'auteur
Hugo Tierny est doctorant en cotutelle à l’Institut Catholique de Paris (ICP) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a vécu quatre années à Taipei (Taïwan) et s’intéresse aux questions d’influence politique chinoise et aux relations entre Taïwan et la Chine.