Politique
Entretien

Chine-Taïwan : l’affaire de la route aérienne M503

La Chine a décidé unilatéralement d'ouvrir une nouvelle route aérienne dans le détroit de Taïwan. (Source : Straits Times)
La Chine a décidé unilatéralement d'ouvrir une nouvelle route aérienne dans le détroit de Taïwan. (Source : Straits Times)
Aucune négociation préalable avec Taïwan. Depuis le mois de janvier, la République Populaire de Chine (RPC) a de manière unilatérale ouvert des routes aériennes aux abords de la frontière entre les espaces aériens chinois et taïwanais. L’affaire intervient dans un contexte tendu : la très officieuse frontière aérienne entre la Chine et Taïwan est redevenue un point chaud de la région depuis l’an dernier en raison de l’incessante activité de l’armée de l’air et de la marine chinoises. Cette dernière envoie régulièrement porte-avions, bombardiers stratégiques et chasseurs d’escorte intimider et tester les capacités de défense taïwanaises en menant des exercices autour de l’île. Quels sont les enjeux et les craintes de Taïwan ? Asialyst a posé la question au Professeur Kuo Yu-jen.
Après les élections de 2016 à Taïwan, La Chine a perdu ses derniers soutiens politiques crédibles sur l’île, depuis que le Kuomintang (KMT) a été évincé et remplacé par une forte majorité DPP (Parti Démocrate Progressif) à tradition ouvertement indépendantiste. La présidente actuelle, Tsai Ing-wen (DPP) refuse d’ailleurs de reconnaître le fameux « consensus de 1992 » selon lequel il n’y a qu’une seule Chine laissant à Pékin et Taipei interpréter librement qui en est la capitale. Les dirigeants chinois, pour lesquels la question de l’unification avec Taïwan frise l’obsession, font désormais feu de tout bois et tentent d’isoler l’île par tous les moyens.
Les quatre routes aériennes qui nous préoccupent sont l’exploitation nord-sud de la route M503, et trois extensions de cette route, W121, W122 et W123, dans le sens Est-Ouest permettant de connecter la M503 aux aéroports majeurs situés à quelques encablures de celle-ci. La M503 court le long du Détroit de Taïwan et s’approche en son centre de la frontière officieuse entre espaces aériens taïwanais et chinois, ainsi que d’une zone d’entraînement de l’armée de l’air taïwanaise et de la région d’information de vol (FIR) de Taipei. Les couloirs adjacents W121, W122 et W123 sont très proches des îles Kinmen et Matsu, toutes deux contrôlées et défendues par Taïwan. Notons néanmoins que tout cela se situe dans l’espace aérien chinois.
L’ouverture des nouvelles routes aériennes a déclenché une vive réaction de la part du gouvernement taïwanais. A Taipei, on parle d’une action irresponsable de nature à remettre en question la stabilité du statu quo entre les deux rives. La multiplication des vols, craignent les autorités taïwanaises, pourrait augmenter le risque d’accident aérien et compliquer la surveillance du transit dans une zone aussi sensible.
Les routes aériennes chinoises dans le détroit de Taïwan. (Crédit : DR)
Les routes aériennes chinoises dans le détroit de Taïwan. (Crédit : DR)
Le problème de ces routes aériennes n’est pourtant pas nouveau. Les Chinois avaient déclaré l’ouverture de la route M503 en janvier 2015. Mais suite aux protestations taïwanaises, les deux parties avaient trouvé un compromis. Dès lors, un vol empruntant la direction nord-sud restait autorisé et la route était déplacée vers l’Ouest, plus loin de la FIR de Taipei. En outre, la Chine devait consulter ses partenaires taïwanais si elle souhaitait ouvrir de nouvelles routes. La décision de janvier dernier fait donc table rase de l’accord en replaçant la route M503 vers l’Est, en autorisant des vols dans les deux sens de circulation et en ouvrant les couloirs est-ouest W121, W122 et W132.
Du côté chinois, on assure que l’ouverture des routes aériennes est due à la congestion du trafic aérien et que ces dernières serviront à améliorer la ponctualité des vols. Mais le fait que la Chine ait agi unilatéralement et que ses avions empruntaient déjà les nouveaux couloirs aériens le jour même de la déclaration établit un précédent inquiétant. Pékin se délie à loisir des accords passés avec Taïwan, aidé en cela par l’inaction internationale et le manque de levier disponibles sur l’Île pour contraindre les Chinois à respecter leurs engagements. Parmi ces derniers, la promesse par la Chine de ne pas utiliser les nouveaux couloirs aériens à des fins militaires.
Par ailleurs, mettre Taipei devant le fait accompli comporte peu de risques pour Pékin. L’ouverture des routes répond à une stratégie chinoise classique mais efficace : exploiter les zones grises du droit, dont l’aspect légal des relations inter-détroit est l’exemple éclatant, pour avancer des objectifs politiques. Les Chinois ont dernièrement accusé les Taïwanais de monter la situation en épingle et de se victimiser. Les plaintes de Taïwan à l’Organisation de l’Aviation Civile Internationale (OACI) ont peu de chances d’aboutir, la secrétaire générale étant une citoyenne chinoise : le Dr. Fang Liu a déjà refusé la participation de Taïwan à la dernière édition de l’assemblée internationale annuelle.

Entretien

Le Docteur Kuo Yu-jen est directeur exécutif de l’Institute for National Policy Research (INPR) à Taipei. Il est également professeur à l’Institut d’étude de la Chine et de l’Asie-Pacifique à l’Université Nationale Sun Yat-sen à Kaohsiung. Le Professeur Kuo est aussi un expert des alliances militaires et des enjeux de défense en Asie du Nord-Est. Il intervient régulièrement auprès de l’exécutif taïwanais. Le ton de Kuo Yu-jen est assez vif et son point de vue reflète en creux le point de vue majoritaire à Taïwan : le gouvernement chinois se met de lui-même à l’index alors qu’il devrait traiter le gouvernement de l’île comme un homologue.

Le chercheur taïwanais Yujen Kuo, directeur exécutif de l’Institute for National Policy Research (INPR) à Taipei. (Crédit : DR)
Le chercheur taïwanais Yujen Kuo, directeur exécutif de l’Institute for National Policy Research (INPR) à Taipei. (Crédit : DR)
La Chine a agi de façon unilatérale au sujet des routes aériennes cette année alors que les deux parties avaient négocié un compromis en janvier 2015. Qu’est-ce qui a changé ?
Kuo Yu-jen : Les Chinois ont négocié en janvier 2015 car ils n’avaient aucun intérêt à provoquer une crise avec le gouvernement KMT à Taïwan, dont la ligne politique était plus favorable à la Chine que celle de l’actuel DPP. La décision unilatérale chinoise est intervenue à la suite du 19ème Congrès du Parti communiste chinois, durant lequel Xi Jinping a indiqué que les pressions sur Taïwan passeraient à la vitesse supérieure, dans le cas où nous ne nous plierions pas à la volonté de Pékin.
Ensuite, je pense que la décision d’ouvrir les routes aériennes intervient dans un excellent timing pour les Chinois, alors que l’attention internationale est rivée sur la Corée du Nord et que la communauté internationale a besoin du soutien de la Chine pour mettre la pression sur Pyongyang. L’ouverture unilatérale des routes aériennes et les protestations taïwanaises ont aussi reçu une couverture médiatique limitée dans la presse mondiale.
Enfin, l’ouverture de la ligne bénéficie militairement à la Chine. Alors que cette dernière n’a jamais cessé de menacer Taïwan d’invasion militaire, les nouvelles lignes est-ouest W121, W122 et W123 pourraient servir de couverture à l’armée de l’air chinoise pour acheminer, en les faisant passer pour des avions civils, avions de reconnaissance, d’espionnage, chasseurs ou bombardiers jusqu’à la ligne médiane du Détroit de Taïwan. Dans les faits, cela divise par deux le temps d’alerte de nos forces armées.
Comment le gouvernement de Taïwan gère-t-il la crise ?
*Depuis 2016, la participation de Taïwan à l’OACI (qui dépend de l’ONU, où Taïwan n’est pas représenté) a été rejetée suite à des pressions chinoises. On peut penser que Pékin a mis cette exclusion à profit pour l’ouverture des routes aériennes qui nous préoccupent ici.
La réaction du gouvernement comporte trois volets. Le premier est la plainte adressée par notre gouvernement à l’OACI*. En principe, toute route aérienne doit s’ouvrir après consultation avec les pays voisins. C’est important car la Chine n’a pas partagé avec nous les informations relatives aux nouveaux vols et nous n’avons pas mis en place de mécanismes bilatéraux pour faire face à d’éventuels accidents et cas d’urgence sur les vols commerciaux concernés. Potentiellement, la situation est donc très dangereuse pour les voyageurs.
Le second est la tentative du gouvernement de Taïwan d’obtenir du soutien international, en particulier de la part des États-Unis, du Japon et de l’Union Européenne. Tous ont publié des communiqués appelant nos deux pays à négocier, ce qui est favorable à notre position. Le troisième est la décision de geler temporairement certains vols additionnels, prévus à l’occasion du Nouvel an chinois, entre Chine et Taïwan. Ces vols devaient être empruntés par de nombreux expatriés taïwanais désireux de se rendre chez eux pour les festivités. Plusieurs médias ont laissé entendre que le gel des vols était une riposte gratuite de la part de Taipei. C’est évidemment absurde, se venger ainsi n’a aucun intérêt et il est inutile de mettre nos concitoyens dans l’embarras.
En réalité, la Chine n’ayant transmis à Taïwan aucune information sur les nouveaux vols, les autorités compétentes ont été obligées de revoir à la baisse le nombre de vols traversant le Détroit pour des raisons de sécurité. Souvenez-vous que la Chine a ouvert les vols du Sud vers le Nord sur la route M503, proche de la ligne médiane du Détroit. La réglementation aérienne internationale stipule que lorsqu’un avion rencontre de sérieuses difficultés, il doit manœuvrer sur sa droite. Maintenant, imaginez dans ces conditions qu’un appareil civil soit obligé de voler vers l’Est et traverser sans préavis la région d’information de vol (FIR) de Taipei. Etant donné la situation sécuritaire dans le Détroit, un avion entrant subitement dans notre espace aérien nous mettrait dans une situation extrêmement délicate puisque nous ne saurions pas dans l’immédiat s’il s’agit bien d’un appareil civil en difficulté. Moins d’avions, c’est moins de risque d’accident ainsi qu’une probabilité amoindrie de se retrouver dans une telle situation. La question n’a donc rien à voir avec permettre ou non aux gens de rentrer chez eux. Mais il faut être raisonnable et exiger une sûreté optimale pour les voyageurs. La Chine, à l’inverse, s’est permis de compromettre la sécurité des passagers pour renforcer sa pression politique sur Taïwan. Ce n’est pas la marque d’un gouvernement responsable et soucieux de la sécurité d’autrui.
Ces actions répétées pourraient-elle remettre en question la position modérée du gouvernement actuel de Taïwan à l’égard de la Chine ?
Le gouvernement actuel à Taïwan est patient et constant, il gardera la porte ouverte au dialogue. Comme l’a répété Tsai Ing-wen, il ne fera rien qui puisse fâcher la Chine, comme mener des politiques résolument indépendantistes. Mais il continuera à s’opposer à toutes formes de pressions de la part de Pékin. La politique inter-détroit du gouvernement reflète d’ailleurs l’opinion dominante à Taïwan. A la fin 2018 se tiendront les élections locales à Taïwan, que le DPP n’est pas assuré de remporter. Mais je ne pense pas que les forces politiques les plus intransigeantes à l’égard de la Chine l’emporteront. Pour une majorité de Taïwanais, la stabilité dépend de la sauvegarde du statu quo actuel.
Certains détectent à Taïwan une montée de pessimisme quant à la capacité de l’île de résister à long terme aux pressions de la Chine. Qu’en pensez-vous ?
Votre question m’étonne, je ne vois pas en quoi Taïwan perdrait sa capacité à résister aux pressions chinoises. Je vois plutôt une certaine résilience. Souvenez-vous du précédent gouvernement de Ma Ying-jeou [KMT, plus favorable à la Chine], les relations inter-détroit étaient très stables, n’est-ce pas ? Cela n’a pas empêché les Taïwanais, inquiets d’un rapprochement politique avec la Chine qu’ils ne souhaitaient pas, d’élire largement le DPP au prix d’un raidissement de Pékin à l’égard de l’île. Au moins 70% des Taïwanais préfèrent la continuation du statu quo, qui correspond à une indépendance de facto. Le gouvernement construit donc sa politique inter-détroit à partir de ce consensus.
Vraiment, je ne me soucie pas de la capacité de Taïwan à passer au-dessus des remontrances de Pékin. Rappelez-vous que la Chine essaie de nous isoler depuis des décennies, par tous les moyens. Et pourtant, je crois que Taïwan fait toujours partie des 20 nations les plus riches du globe. Taïwan est une toute petite île, mais nous restons puissants économiquement et ce n’est là qu’un volet de notre résilience. Quoi que fasse ou dise la Chine, Taïwan est toujours là, et nous continuons à renforcer notre démocratie. Nous ne sommes pas une province de la Chine et le gouvernement de Pékin doit apprendre à communiquer avec ses voisins. Il ne pourra pas gagner la confiance des Taïwanais en leur donnant des ordres, il faut de l’interaction.
L’ouverture des routes aériennes par la Chine a été suivie de très peu de réactions. Comment Taïwan peut-il procéder pour alerter la communauté internationale sur sa situation ?
Ce n’est pas tant un problème taïwanais que chinois et la communauté internationale est parfaitement au courant des provocations de Pékin. D’ailleurs, il n’y a pas que nous : la Chine s’est aussi montrée assez agressive avec la Corée du Sud, le Japon, l’Inde, le Vietnam et les Philippines. En ce qui concerne Taïwan, nous sommes géographiquement distants de nombre d’autres démocraties et nous savons bien que la politique inter-détroit fait rarement la une des journaux de ces pays. Mais nous savons aussi que la Chine, par son comportement négatif, se charge d’attirer l’attention internationale.
A vrai dire, je n’apprécie pas du tout la représentation selon laquelle la Chine malmènerait Taïwan et que nous serions à plaindre par le reste du monde. Dans sa relation à la Chine, Taïwan n’est pas forcément le « faible ». Par exemple, je pense que notre soft power est bien mieux articulé et reçu à l’étranger que celui de la Chine. D’autre part, et comme je l’ai déjà dit, d’autres pays ont subi les politiques agressives chinoises. Se concentrer sur les provocations chinoises ferait de nous un objet pathétique, alors que la source du problème est à Pékin. Nous essayons simplement, et c’est ce que je fais à travers cet entretien, de nous adresser à la communauté internationale en expliquant pourquoi et à quel point l’attitude de la Chine est irresponsable. Dans notre cas, Pékin est prêt à compromettre la sécurité des vols entre Taïwan et la Chine pour des raisons politiques. C’est pour nous un comportement irresponsable, qui manque de civilité et méprise les normes internationales, et nous le présentons comme tel. Taïwan n’est ni à plaindre, ni sans défense. Si la Chine se comportait de façon professionnelle, respectueuse des normes internationales et de ses voisins, nous ne ferions pas face à de tels problèmes.
Propos recueillis par Hugo Tierny
L’auteur remercie chaleureusement Didier Lesaffre pour sa relecture sérieuse et méthodique.

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A propos de l'auteur
Hugo Tierny est doctorant en cotutelle à l’Institut Catholique de Paris (ICP) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a vécu quatre années à Taipei (Taïwan) et s’intéresse aux questions d’influence politique chinoise et aux relations entre Taïwan et la Chine.