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Chine : l’élite ouïghoure décapitée au Xinjiang

Tashpolat Tiyip à Paris, durant la cérémonie de remise de son titre de docteur honoris causa à la Sorbonne en novembre 2008. (Crédit : DR)
Tashpolat Tiyip à Paris, durant la cérémonie de remise de son titre de docteur honoris causa à la Sorbonne en novembre 2008. (Crédit : DR)
Un million de Ouïghours internés en Chine. Peut-être plus. Depuis la publication d’un rapport de l’ONU, le scandale international a pris une telle ampleur que la Chine a admis l’existence d’un système global de camps de rééducation dans sa province du Xinjiang. Plus définitif encore : Pékin vient de « légaliser » ce système, les officiels parlant même désormais de « centres de formation professionnelle ». Aspect encore trop peu connu de cette répression : l’élite ouïghoure est touchée de plein fouet. Dernier exemple en date : Tashpolat Tiyip, docteur honoris causa de l’École Pratique des Hautes Etudes (EPHE), vient d’être condamné à mort.
La nouvelle, glaçante, est tombée sur Radio Free Asia ouïghoure : un docteur honoris causa de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de Paris (EPHE) vient d’être condamné à la peine capitale. Tashpolat Tiyip doit être exécuté dans deux ans, en Chine. Géographe de renom, il a reçu le titre honorifique en novembre 2008 à la Sorbonne pour saluer ses travaux sur l’environnement dans les zones arides par télédétection satellitaire. Ses amis et collègues européens sont atterrés. Son crime ? Ouïghour, il est soupçonné d’être « double-face », c’est-à-dire que Pékin lui reproche de nourrir un attachement secret pour sa culture. Or Tashpolat Tiyip était membre du Parti Communiste chinois et président de l’Université du Xinjiang depuis 2010, après en avoir été le vice-président de 1996 à 2010.
Tashpolat Teyip, docteur honoris causa de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et President de l’Université du Xinjiang, a disparu à l’aéroport de Pékin alors qu’il se rendait à une conférence en Allemagne. Deux ans plus tard, tombe la nouvelle de sa condamnation à mort pour des pensées politiquement incorrectes. (Crédit : DR)
Tashpolat Teyip, docteur honoris causa de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes et President de l’Université du Xinjiang, a disparu à l’aéroport de Pékin alors qu’il se rendait à une conférence en Allemagne. Deux ans plus tard, tombe la nouvelle de sa condamnation à mort pour des pensées politiquement incorrectes. (Crédit : DR)
Selon le président de l’EPHE, Hubert Bost, les collègues français de Tashpolat Tiyip l’ont vu pour la dernière fois en février 2016. Ils se rappellent de lui comme d’une personne très drôle, sympathique, férue de musique et de chant, très aimée et respectée.
D’après nos sources, ses fonctions de président de l’Université du Xinjiang lui avaient été retirées en mars 2017. Deux mois plus tard, alors qu’il se rend à un colloque en Allemagne, il est arrêté à l’aéroport de Pékin. Personne ne sait où il se trouve. Sur Internet, les résultats des recherches le concernant ne mentionnent que ses publications scientifiques. « Ils ont tout effacé d’Internet », remarque un Ouïghour qui souhaite rester anonyme. D’ailleurs, les Ouïghours de la diaspora évitent de faire de telles recherches sur la Toile : ils savent que cela peut coûter la prison ou le camp de rééducation à leurs proches restés au Xinjiang.

La liste des intellectuels arrêtés ne cesse de s’allonger

Tashpolat n’est pas le seul intellectuel à avoir disparu sans laisser de trace jusqu’à ce qu’émerge la nouvelle d’une condamnation. Halmurat Ghopur, président de l’Université de Médecine du Xinjiang a été arrêté le 7 avril 2017. Lui aussi vient d’être condamné à la peine capitale. Arslan Abdullah, directeur de l’Institut des Sciences humaines : arrêté. Azat Sultan, directeur de l’Association pour l’Art et la Littérature du Xinjiang et vice-président de l’Université du Xinjiang, très grand connaisseur de la littérature ouïghoure : arrêté lui aussi en juillet 2017, ainsi qu’Abdukerim Rahman, Rahile Dawut et Gheyretjan Osman, professeurs de littérature, anthropologie et histoire – ils auraient été mis aux arrêts en janvier 2018. Même sort pour l’écrivain Yalqun Rozi, disparu il y a plus d’un an avant que l’on apprenne sa condamnation à perpétuité. Quant à Satar Sawut, l’ex-directeur de l’Éducation, des rumeurs circulent sur sa mort en détention. La liste des intellectuels arrêtés ne cesse de s’allonger : selon Radio Free Asia, ce sont cinquante-six professeurs et chercheurs qui auraient ainsi disparu et seraient internés.
Les acteurs et les journalistes sont également victimes de cette campagne. Qeyser Qeyum, rédacteur en chef d’une revue littéraire, s’est suicidé fin septembre 2018 en sautant du 8ème étage car il venait d’apprendre qu’il allait être arrêté. Avant lui, le rédacteur en chef du Xinjiang Daily et trois autres directeurs avaient été arrêtés mi-2017.
Depuis fin 2016, Pékin a donc commencé à interner les Ouïghours soupçonnés de nourrir des pensées politiquement incorrectes. Avec ces arrestations massives, il semble que le gouvernement de Xi Jinping ait décidé d’éliminer aussi les élites ouïghoures. Un avant-goût en avait été donné avec l’arrestation en janvier 2014 d’Ilham Tohti, professeur d’économie, arrestation qui avait fait grand bruit ainsi que sa condamnation à perpétuité en 2018. « Ils veulent nous faire disparaître », constate amer un Ouïghour installé en Europe.

Surveillance high-tech et internement massif

Depuis la nomination de Chen Quanguo à la tête du Parti Communiste du Xinjiang en 2016, le calvaire des Ouïghours a pris des proportions sans précédents. Les autorités chinoises ont mis en place des contrôles faisant appel à des dispositifs de surveillance sans équivalent dans le monde. Tous les trois cents mètres ont surgi des tours jonchées de soldats – 1400 stations de police armée (wujingzhan) rien qu’à Urumqi. Les dispositifs de reconnaissance faciale généralisés se combinent à la surveillance des téléphones, aux contrôles d’identités incessants, les caméras apparaissant même à l’entrée des supermarchés. A l’entrée de chaque maison désormais, un QR code comporte toutes les informations relatives à la famille – les couteaux de la maison sont également équipés de ces codes… La police, elle, peut faire irruption dans les foyers à toute heure.
Plus massif encore : depuis environ deux ans, une vaste campagne de rééducation vise le peuple ouïghour. « Presque tous les Ouïghours de l’étranger qui rentrent en Chine pour les vacances sont arrêtés à Pékin et envoyés dans des centres de rééducation », nous confiait un informateur. Conséquence : les membres de la diaspora n’osent plus revenir au pays voir leur famille. Las, le gouvernement chinois leur a demandé d’envoyer leurs papiers, contrat de travail ou carte d’étudiant, photographie et adresse sous peine d’enfermement des proches en Chine. « Nous vivons la période la plus noire, la plus triste de notre histoire, déplore un Ouïghour qui a accepté de nous parler sous la condition de rester anonyme. Nous ne sommes plus que des souris de laboratoire pour le gouvernement chinois. » En 2016, selon Radio Free Asia, le Xinjiang aurait recruté plus de 30 000 nouveaux policiers, dont 89 % destinés aux tours de surveillance.
Les atteintes aux libertés des Ouïghours ne datent pas d’hier. Déjà en 2007, Rebiya Kadeer parlait de « génocide culturel » pour dénoncer les exactions de Pékin à l’encontre de son peuple : « Nous vivons dans un immense camp de concentration à ciel ouvert », clamait-elle lors d’un entretien qu’elle nous avait alors accordé à Genève. Mais aujourd’hui, le système liberticide mis en place a atteint de tels extrêmes que les médias du monde entier s’en sont émus et les publications alarmistes sur la situation au Xinjiang se multiplient. L’ONG Human Rights Watch (HRW) estime à plus d’un million le nombre d’Ouïghours internés dans des camps, soit un peu plus de 10 % de la population ouïghoure. Les Ouïghours eux-mêmes évoquent le chiffre de deux millions, parfois même trois. Un village de la région de Hotan, Yengisheher, a vu sa population diminuer de 40% : selon Radio Free Asia, presque tous les mâles adultes des 1 700 maisonnées ont été internés.

Ce qu’on sait de la vie dans les camps de rééducation au Xinjiang

On sait peu de choses sur ce qui se passe dans les camps de rééducation. HRW a publié en septembre 2018 un rapport intitulé « Éradiquer les virus idéologiques – Campagne de répression de la Chine contre les musulmans du Xinjiang », avec les témoignages de cinq personnes ayant été enfermées dans des centres de détention ou des camps de rééducation. Selon le rapport, dans ces centres, les prisonniers sont interrogés pendant plusieurs jours, enchaînés sur une chaise, passés à tabac, ou suspendus au plafond afin de leur faire « avouer ». Les cellules sont surpeuplées avec 24 à 35 personnes pour douze mètres carrés.
Dans les camps de rééducation, les captifs ne sont pas autorisés à parler dans leur langue maternelle et sont soumis à une discipline militaire : levée du drapeau tous les matins et chants de louanges à la gloire de Xi Jinping et du Parti Communiste chinois. Avant les repas, ils doivent également féliciter le président et le Parti. « Ils leur donnent un petit pain et un bol de riz à manger, mais s’ils ne parlent pas suffisamment bien chinois, ils ne leur donnent rien », souligne le rapport de HRW. Les prisonniers sont informés qu’ils ne seront pas libérés tant qu’ils ne parleront pas correctement le mandarin. Même les illettrés et les anciens…
Selon le même rapport, le crime commis par les détenus des camps d’éducation politique est d’avoir pratiqué l’islam ou d’avoir eu des relations avec des personnes vivant dans l’un des 26 pays figurant sur une liste – publiée par HRW – et qui sont des pays musulmans pour la plupart. Le fait d’avoir installé l’application de messagerie instantanée WhatsApp ou un VPN (logiciel de contournement de la censure) sur son téléphone est également une raison d’être interné.
Les détenus ne sont pas épargnés par les mauvais traitements. Il nous a été signalé que des gardes utilisaient des gants à haute tension pour frapper les récalcitrants. Le rapport de HRW relate que, dans un camp au moins, toutes les femmes ont eu les cheveux coupés. Un Ouïghour qui n’avait pas été assez obéissant a été enfermé dans un dispositif métallique. Un autre a raconté à HRW qu’il avait été placé au fond d’une sorte de puits où il ne pouvait quasiment pas bouger et qu’on lui versait de l’eau dessus jusqu’à ce qu’il s’évanouisse, transi de froid. Ceux qui ne sont pas capables d’apprendre rapidement les chants patriotiques sont privés de nourriture pendant une semaine. La vie au camp est insupportable au point que nombreux sont ceux qui essaient de se suicider : deux des cinq témoins de HRW ont attenté à leurs jours. En outre, relève l’ONG, quatre personnes sont mortes dans des camps politiques à la suite de tortures ou faute d’avoir reçu les soins nécessaires à leur état de santé. Le nombre de cas similaires serait en réalité supérieur à quatre, estime HRW.

L’angoisse des OUïghours de l’étranger

Coupés de leur famille, les Ouïghours de l’étranger vivent dans l’angoisse de ce qui arrive ou peut arriver à leurs proches. « On ne peut pas se téléphoner, déplore cet étudiant. Ni mail ni message ni rien. Mon père m’a appelé de Chine il y a un an et demi pour me dire de ne surtout plus l’appeler ni lui écrire. Cela le mettrait en danger. Je n’ai pas de nouvelles. » D’autres ne sont pas assez méfiants et retournent au Xinjiang pour quelques semaines, comme cette mère de deux enfants, partie fin 2016 en Chine pour quelques jours et que ses filles et son mari n’ont jamais revue. Tant de familles sont ainsi brisées. Cela ne concerne pas seulement les Ouïghours d’Europe. Environ trois cents maris pakistanais sont séparés de leurs épouses et enfants ouïghours pour les mêmes raisons ; une cinquantaine d’entre eux se sont rendus à Pékin pour faire pression sur leur ambassade, rapporte Reuters.
Maintenant que l’internement de masse des Ouïghours est avéré et que la nouvelle choque le monde, la Chine, qui a d’abord nié l’existence des camps, a dû changer de discours face aux preuves et à l’accumulation de témoignages. Pékin vient d’admettre les faits et tente maintenant de donner un cadre juridique aux camps, qu’elle a requalifiés de « centres de formation professionnelle » dont l’objet serait d’offrir des opportunités d’emploi aux Ouïghours.
Depuis le 1er octobre, fête nationale chinoise, Pékin aurait commencé à déplacer des prisonniers vers la Chine intérieure. Des rumeurs circulent sur la construction de camps souterrains, invisibles depuis les satellites.
Par Sylvie Lasserre-Yousafzai

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A propos de l'auteur
Sylvie Lasserre Yousafzai est reporter indépendante et photographe, basée en Turquie. Passionnée par le monde turc, elle couvre l’Asie centrale depuis 2004 pour divers médias européens et internationaux, en presse écrite et radio. Elle est membre de la Société asiatique et l’auteure de "Voyage au pays des Ouïghours" (Cartouche, 2010).