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Entre Kim et Trump, Moon Jae-in et sa "diplomatie du clair de lune"

Le président sud-coréen Moon Jae-in vient de signer avec son homologue américain Donald Trump un amendement au traité de libre-échange entre les Etats-Unis et la Corée du Sud, en marge de l'assemblée générale des nations Unies à New York, le 24 septembre 2018. Un geste accommodant de la part de Moon pour favoriser par ailleurs les négociations avec la Corée du Nord sur le dossier nucléaire. (Source : Asia Nikkei)
Le président sud-coréen Moon Jae-in vient de signer avec son homologue américain Donald Trump un amendement au traité de libre-échange entre les Etats-Unis et la Corée du Sud, en marge de l'assemblée générale des nations Unies à New York, le 24 septembre 2018. Un geste accommodant de la part de Moon pour favoriser par ailleurs les négociations avec la Corée du Nord sur le dossier nucléaire. (Source : Asia Nikkei)
Avant son discours très attendu à l’Assemblée générale de l’ONU, Donald Trump a rencontré Moon Jae-in ce lundi 24 septembre à New York. Le président sud-coréen lui a remis un message de Kim Jong-un : le dictateur nord-coréen s’engage à débarrasser la péninsule des armes nucléaires et à abandonner le programme atomique du royaume ermite. « Le président Kim vous faire part de sa confiance absolue et de ses espoirs, a insisté Moon. Vous êtes la seule personne qui puisse résoudre le problème. » En réponse, Trump a assuré qu’il organiserait « dans un avenir pas très éloigné » un deuxième sommet identique à celui de Singapour le 12 juin dernier, avec le dirigeant de la Corée du Nord. Moon Jae-in peut-il réussir son pari en se posant comme l’intermédiaire décisif entre Kim et Trump ? C’est tout l’enjeu de sa « diplomatie du clair de lune », la « Moonshine diplomacy », vingt ans après la « Sunshine Policy » de Kim Dae-jung.
Retour au pays du matin calme pour le chef de l’État sud-coréen. Soit une longue décennie après son dernier séjour à Pyongyang en 2007, en qualité de chef de cabinet du président Roh Moo-hyun, lors du second sommet intercoréen. Ce jeudi 20 septembre dans l’austère capitale du Nord, Moon l’opiniâtre prend l’avion pour Séoul, à l’issue d’une historique « escale » nord-coréenne de trois jours, que d’aucuns jugeront réussie à plus d’un titre. Un déroulement sans anicroche particulière : ni annulation, ni mauvaise surprise ou manifestation de mauvaise humeur de la part de l’hôte nord-coréen. Aucune divergence de fond avec Kim Jong-un, bien au contraire : les interactions se sont multipliées avec lui tout au long du séjour – rien de moins que vingt heures passées ensemble et quatre diners avec les épouses des deux dirigeants. De nouvelles démonstrations de la bonne alchimie entre les deux hommes se sont combinées avec des annonces propres à satisfaire à la fois l’opinion publique du Sud et à rassurer l’allié américain sur les intentions de Pyongyang. Parmi elles, retenons la neutralisation définitive – supervisée par des inspecteurs extérieurs – des sites d’essais de moteurs balistiques (à Dongchang-Ri, sur la côte ouest) et de lancement de missiles, voire la fermeture du complexe atomique de Yongbyon (une centaine de kilomètres au nord de la capitale). Enfin, last but not least, le régime nord-coréen a pris des engagements « concrets » (à défaut d’être tonitruants…) sur la très sensible thématique de la dénucléarisation, chère à l’administration américaine et à son bouillonnant président.
Cette incursion de Moon Jae-in au nord du 38ème parallèle a connu un sans faute. Elle n’a pas manqué d’événements riches en symboles, avec en point d’orgue cette visite du Mont Paektu, dont la séance photos a fait le tour du monde. Le point le plus élevé de la péninsule (2744 m), est un lieu entouré d’une aura sacrée : « berceau du peuple coréen », Kim Jong-il, le père de Jong-un, y serait né. La visite de Moon a Pyongyang a été chorégraphiée au millimètre pour transcender la coréanité des deux dirigeants et magnifier la promesse de lendemains communs pour les 75 millions de Coréens. Le Nord et le Sud présenteront une candidature commune pour l’organisation des 35èmes Jeux Olympiques d’été en 2032. Autre point d’orgue : l’intervention du président Moon au May Day Stadium de Pyongyang devant plus de 100 000 Nord-Coréens scandant son nom et appelant à la réunification des deux Corées. S’ajoutent encore de nouveaux projets économiques communs : de la reprise des activités sur le site industriel conjoint de Kaesong à la création d’autres zones économiques spéciales. Sans oublier l’annonce d’une visite de Kim Jong-un à Séoul d’ici la fin de l’année, une première historique. Aucun dirigeant nord-coréen ne s’est rendu dans la capitale du Sud depuis la fondation de la République Populaire Démocratique de Corée (RPDC) soixante-dix ans plus tôt, en 1948.
Pour l’heure, la très erratique administration américaine semble convaincue des bénéfices de ce 4ème sommet intercoréen. Suffisamment en tous cas pour que le locataire de la Maison Blanche évoque à nouveau la perspective d’une possible nouvelle interaction directe avec Kim Jong-un – d’ici novembre et les très sensibles élections américaines de mi-mandat. Une sorte d’épisode 2 pour consolider le socle ténu élaboré à Singapour lors du Sommet du 12 juin – dont la suite immédiate laissa dans une grande mesure ses acteurs comme ses spectateurs, sur leur faim.

Un fusible bien utile

Ce sera donc très bientôt à Séoul de se parer de ses plus beaux atours pour accueillir un visiteur très « inhabituel ». Il y a encore un an, Ki Jong-un était voué aux gémonies quand il ordonnait à ses scientifiques de procéder au plus puissant essai nucléaire souterrain jamais réalisé dans la péninsule coréenne, le 6ème depuis 2006. Après avoir « visité » à deux reprises la très atypique Panmunjom au printemps (avril et mai 2018), le Maréchal Kim effectuera un déplacement automnal historique – au sens exact du terme – dans la mégapole du Sud aux 10 millions d’habitants, tant de fois menacée de ses foudres et du chaos à venir, occasionnellement atomique.
Cette nouvelle manifestation de « Moonshine diplomacy » n’emportera probablement pas les suffrages de tous au sud du 38e parallèle et de la zone démilitarisée (DMZ). La frange conservatrice de la société sud-coréenne, l’opposition notamment, ne voit guère tout cela d’un bon oeil. Ce nouveau « clair de lune » devrait toutefois donner du crédit à son architecte et l’encourager à poursuivre sa complexe feuille de route. La tâche est ardue, il ne faut pas la minimiser, Moon Jae-in est « missionné » à la fois par Washington et Pyongyang pour rapprocher les positions américaine et nord-coréenne sur une litanie de contentieux. Ce faisant, il s’expose autant aux encouragements de ses partisans qu’aux attaques répétées de ses détracteurs. Ces derniers insistent avec plus d’énergie sur les « largesses » ou « faiblesses » supposées de la politique nord-coréenne de ce président libéral, qu’aux risques politiques personnels assumés en toute connaissance de cause par cet ardent défenseur d’un avenir coréen commun dans le respect des différences.
*Déjà un brin éprouvé par l’actuelle administration américaine et le regard perplexe porté sur les élans de rapprochement en direction du Nord.
D’avance, il est entendu que rien ne lui sera épargné. Ni le moindre revers durable à cette détente intercoréenne, ni la première crispation de taille tendant à nouveau les rapports entre Washington et Pyongyang – comment sérieusement imaginer un cours linéaire et serein entre ces deux acteurs que tout ou presque a toujours opposé ? Si lauriers il devait y avoir – un prix Nobel de la paix n’apparaîtrait guère incongru -, ils ne seraient pas immérités. Si revers ou difficultés malmener d’une manière ou d’une autre le partenariat stratégique* États-Unis/Corée du Sud ou encore exposer la disproportion entre les efforts engagés (par le Sud) et les contreparties concrètes obtenues en retour (par le Nord), nul doute que le résident de la Maison Bleue serait le premier à en faire les frais.
Du côté de la Maison Blanche comme du pouvoir nord-coréen, on a fort bien pris note de cette situation des plus utiles pour leurs projets. De Washington à Pyongyang, on s’emploie sans aucun remord à en éprouver les limites : qui en confiant à Séoul le soin de transmettre des messages divers (plus ou moins agréables) à l’autre partie, de recueillir ses commentaires et d’éprouver ses premières réactions ; qui en sous-traitant à la Maison Bleue le « soin » de négocier en son nom certains points contentieux sensibles ; qui encore pour jouer le rôle ingrat autant qu’éprouvant de l’acteur en permanence à la disposition des autres pièces de l’échiquier, quoi qu’il en coûte.

Risque d’éclipse

A New York, après sa rencontre avec Donald Trump, Moon Jae-in fera une intervention très attendue à la tribune de l’Assemblée générale annuelle de l’ONU. Lors de ce discours où chaque mot sera dûment pesé, cet infatigable héraut du retour de la paix et de la stabilité dans la péninsule coréenne devrait exhorter la communauté internationale à soutenir son action de paix et de stabilité dans la péninsule coréenne. Il devra aussi convaincre les sceptiques d’accompagner avec conviction cet élan constructif vers la réunification, laquelle passera – préalablement et sans concession selon Washington – par la dénucléarisation des capacités du Nord. Un pré-requis qui ne semble pas outre mesure ébranler le dirigeant nord-coréen : Kim aurait suggéré que ce processus s’achève avant le terme du mandat de Donald Trump, soit au plus tard en janvier 2021.
Pour ce faire, il faudrait que les autorités américaines accèdent à quelques contreparties demandées par Pyongyang. Parmi elles, une demande répétée par Kim Jong-un au président sud-coréen : la déclaration officielle par les État-Unis – si possible avant décembre prochain – de la fin de la guerre de Corée, soixante-cinq ans après la signature de l’armistice de Panmunjom. Une « simple déclaration politique » selon Pyongyang et Séoul qui permettrait, entre autres ondes de choc positives, de pouvoir engager dans la foulée des négociations de paix. Et de conclure à terme pour l’ensemble des parties au conflit d’alors (les deux Corées, les États-Unis et la Chine) un traité de paix en bonne et due forme. Mais à cette heure, pour l’administration Trump, ces perspectives demeurent un peu trop hâtives. Washington préfère envisager cette déclaration de fin de la guerre, une fois obtenue d’abord la dénucléarisation du Nord. Ce sera une constante dans le « clair de lune » de Moon Jae-in : il ne sera jamais loin de l’éclipse.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Birmanie 2020 : de l’état des lieux aux perspectives" (IRIS/Dalloz) et de ''L'inquiétante République islamique du Pakistan'', (L'Harmattan, Paris, décembre 2021). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.