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Livres d'Asie du Sud

"Terre des oublis" de Duong Thu Huong, blessures vietnamiennes

L'écrivaine vietnamienne Duong Thu Huong. (Source : The Star)
L'écrivaine vietnamienne Duong Thu Huong. (Source : The Star)
A relire ou à découvrir ! Sorti en 2006, le roman de Duong Thu Huong révèle les traumatismes de l’après-guerre au Vietnam, dans un triangle amoureux en huis-clos.
La deuxième guerre d’Indochine, le Vietnam dans la Guerre froide, les Khmers rouges, le communisme… Duong Thu Huong les connaît bien : née en 1947 dans la région septentrionale de Thai Binh, elle étudie en URSS avant de rejoindre le front de Binh Tri Thien pour soutenir l’effort de guerre. Avec un groupe d’artistes, elle divertit les troupes et les blessés pour « chanter plus fort que les bombes ». Après la guerre, prête-plume pour un groupe de généraux vietnamiens, elle découvre l’envers de la propagande militaire. Elle rejoint le parti communiste en 1985, dont elle est expulsée quatre ans plus tard en sanction de ses discours critiques. En 1991, l’écrivaine devenue dissidente est emprisonnée pendant huit mois. Elle ne doit sa libération qu’à la pression de la communauté internationale. Décorée chevalier des arts et des lettres par Jack Lang en 1994, elle s’installe à Paris en 2006, juste après la publication de son roman Terre des oublis.
« Bôn est revenu du front. Quelle femme oserait jamais tourner le dos au mari qui revient de la guerre? » (p.17)
Comme presque toutes les oeuvres de Duong Thu Huong, Terre des oublis parle de la guerre – et de l’amour. Le roman est presque un huis-clos, enfermant le lecteur dans une petite communauté rurale justement nommée « le Hameau de la Montagne ». Dans un village resté proche de ses traditions, où personne n’a accès à l’électricité et où les richesses sont produites par les plantations de caféiers, les habitants continuent de vénérer les vétérans de la guerre d’Indochine. En juin 1975, alors qu’elle rentre d’une journée en forêt avec les femmes du Hameau, l’héroïne, Miên se heurte à un attroupement. L’homme qu’elle avait épousé adolescente, quatorze ans auparavant, est revenu. Le croyant mort à la guerre, elle s’est remariée à Hoan, un riche propriétaire terrien et l’amour de sa vie.
Parents d’un jeune fils, le couple mène une existence heureuse et prospère. Mais Bôn réclame sa femme. Miên doit se résigner à retourner vivre dans son taudis sous la pression de la communauté, qui prend unanimement le parti du vétéran communiste. Le soir de leurs retrouvailles, elle a une vision cauchemardesque : les fantômes des soldats morts au front lui intiment de revenir à Bôn. « Nous avons combattu l’envahisseur, sacrifié notre jeunesse, versé notre sang. Nos corps, nos os, notre chair, enfouis, décomposés dans la terre noire, nourrissent encore la végétation luxuriante de nos champs. Ceux qui ont la chance de revenir vivants devraient-ils être rejetés par leurs proches? »
Mais Bôn est revenu de la guerre physiquement détruit. Traumatisé et souffreteux, il est incapable de démarrer une plantation et vit à l’écart du village, avec une soeur nymphomane et marginale. Il est obsédé par l’idée de retrouver sa puissance sexuelle pour faire un enfant à sa femme, et l’attacher définitivement à lui. Les maigres richesses du couple sont pillées par la soeur de Bôn et ses enfants : tous ne survivent que grâce à la générosité de Hoan, parti en ville pour développer son commerce. Tous les soirs, Miên se baigne dans une décoction « d’herbes de la vierge », pour se purifier après les assauts infructueux de Bôn.
Alors que les mois s’écoulent, la jeune femme rejette peu à peu la pression sociale qui la rattache à Bôn et finit par revenir vers Hoan et son fils. Rongé par la jalousie et les souvenirs de la guerre, Bôn sombre dans la folie. Dans ses hallucinations, il revoit la nuit où son sergent – et meilleur ami – a péri avec toute son unité. Pendant sept jours, il a porté son cadavre sur son dos, maquillé le mort pour conserver sa beauté, défendu sa dépouille contre les vautours. La nuit, le fantôme du sergent le défend contre ceux des soldats qu’il a assassinés, revenus le hanter.
"Terre des oublis" de Duong Thu Huong, Sabine Wespieser Éditeur. (Source : Critiques Libres)
"Terre des oublis" de Duong Thu Huong, Sabine Wespieser Éditeur. (Source : Critiques Libres)

Vie quotidienne et critiques disséminées

« Croyez-vous qu’il y ait vraiment une justice en ce monde ? La justice, je la rends de mes propres mains quand je le peux. » (p. 477)

Le traumatisme des vétérans n’est pas un thème original dans la littérature du XXème siècle. L’histoire pourrait être banale si elle n’était pas portée par la plume de Duong Thu Huong, magnifiquement traduite par Phan Huy Duong. Intime et élégante dans la description de la vie quotidienne (la feuille de basilic dans les cheveux de Miên), elle frappe aussi très juste lorsqu’elle souligne l’abîme entre le discours de propagande du gouvernement communiste des années 1960 et la souffrance vécue, physique, des soldats sacrifiés – et des victimes collatérales.
Dans les premières pages, Miên se souvient de la campagne incitant les jeunes filles à épouser les mutilés de la guerre contre les Français, alors qu’elle était enfant. La fille de ses voisins, Hiên, se porte volontaire pour « payer la dette du peuple vis-à-vis des bienfaiteurs de la patrie ». Quelques jours plus tard, elle est mariée dans une cérémonie collective à un vétéran grièvement blessé, sans bras ni jambes. « Le couple échangea ses premières paroles dans la voiture, écrit Duong Thu Huong. Le souvenir remontait à loin, mais restait net. […] Miên se rappelle les yeux du couple de tailleurs de pierre quand on a transporté chez eux le brancard entièrement recouvert d’une couverture. Et le visage de Hiên quand elle l’a soulevée. »
Les critiques du gouvernement communiste sont disséminées en creux dans le roman, par petites touches. En vadrouille dans une gargote lépreuse de banlieue, Huan et son associé Cang commandent sous le manteau un café « savoureux […] comme seuls les cuisiniers des Français du temps de la colonisation savent le faire ». A Huan qui lui demande, étonné, pourquoi un café d’une telle qualité n’est pas proposé au menu, Cang répond en riant : « Parce que le socialisme ne tolère pas qu’une tasse de café puisse coûter cinq ou dix fois plus cher qu’une autre tasse de café. Notre société est fondée sur la justice. » L’ironie est d’autant plus forte qu’il explique, quelques lignes plus loin, que sa petite soeur a dû vendre sa virginité à un marchand de buffles pour subvenir aux besoins de sa famille.

Le choix de l’insoumission

Écrasés tout au long du roman par le poids du collectif, de la tradition et surtout, par celui du passé, les personnages choisissent finalement la voie de l’insoumission – et pour Bôn, celui de la rédemption. Ce choix, c’était aussi celui de Duong Thu Huong elle-même. Comme Miên, elle a connu un mariage sans amour. Son mari était un homme violent. « Après la naissance de deux enfants, j’ai demandé le divorce, mais mon père est intervenu, raconte-t-elle dans une interview à Libération. Il m’a obligée à rester avec cet homme, parce que pour une famille féodale, un divorce c’est salir l’honneur des siens. […] Voilà comment j’ai épuisé ma part de lâcheté. »
Comme Bôn, elle sait la souffrance de ceux qui reviennent du front, les blessures impossibles à panser, l’incompréhension de ceux qui sont restés derrière. Duong Thu Huong a dénoncé tout cela, rompu son mariage et rejeté le Parti communiste. Elle en a payé le prix fort, par l’exil et la censure. Romancière vietnamienne la plus connue au monde, elle n’est plus éditée dans son propre pays. A la journaliste de Libération qui lui demandait, en 2006, si elle craignait pour sa vie, elle répondait : « Si je veux cracher sur le pouvoir, je n’ai pas le droit de craindre. »

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A propos de l'auteur
Journaliste basée à Accra (Ghana), Marine Jeannin est la correspondante de RFI, Le Monde, TV5 Monde, Géo et autres médias audiovisuelles et numériques francophones.