Histoire
Expert - L'Asie en Russie

Aux origines de la "Route de la Soie arctique" : de l'intérêt du commerce en terre hostile

Carte du cercle arctique et de l'actuel détroit de Bering, publiée en 1754 par le département de géographie de l'Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg. (Source : Wikiwand)
Carte du cercle arctique et de l'actuel détroit de Bering, publiée en 1754 par le département de géographie de l'Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg. (Source : Wikiwand)
Kashgar, Samarkand, Boukhara… La Route de la Soie résonne dans l’imaginaire. Mais certainement pas les eaux glacées et inhospitalières du grand Nord russe. C’est pourtant une réalité sérieusement envisagée par la Chine et la Russie dans le cadre des grands projets chinois des « Nouvelles routes de la soie ». Les discussions entre les deux puissances, qui durent depuis des années, se sont accélérées ces derniers mois sur la partie maritime nord de ce projet pharaonique (Lire notre article). C’est aussi un itinéraire déjà emprunté depuis longtemps, au moins dans sa partie russe. Retour sur les débuts de la conquête par la Russie d’un espace aujourd’hui très convoité.

Des Pomores, des Cosaques…

Avant tout, une précision. L’Amérique était peuplée par des êtres humains avant que les Vikings ou Christophe Colomb n’y mettent les pieds. De même, l’espace arctique (et plus largement sibérien) n’était une terra incognita que pour ceux qui n’y vivaient pas. Toute « découverte » est donc le fait d’étrangers à ce territoire. Dans l’espace russe, deux populations sont à l’origine de la découverte puis de la conquête des zones arctiques : les Pomores (littéralement « ceux qui vivent au bord de la mer ») et les Cosaques. Les uns comme les autres forment plutôt des groupes sociaux que des peuples bien définis.
Les premiers sont un mélange de populations slaves et finno-ougriennes vivant dans les régions septentrionales de la Russie européenne. Leurs activités principales étaient la pêche et la chasse, ce qui signifiait donc une excellente connaissance des territoires, terrestres et maritimes, situés au nord et au nord-est de la ville de Novgorod (« Novgorod la Grande » – Великий Новгород).
Quant aux Cosaques, dont l’origine du nom est toujours aussi discutée, il s’agit également d’un groupe plus social qu’ethnique. Le terme désigne des populations libres, armées et chargées de peupler et de surveiller les frontières des principautés russes. Ce qui explique que les populations cosaques soient présentes dans les zones frontalières de l’empire russe depuis sa formation, et parties prenantes de toutes ses conquêtes au Sud, relativement bien connues, au contraire de celles au Nord et à l’Est.
Par ailleurs, de nombreux Cosaques impliqués dans les voyages arctiques (et sibériens, car les deux vont souvent de pair) sont d’origine pomore… histoire de simplifier nos affaires ! Ceci étant, ces deux populations se caractérisent à l’évidence par des capacités aventurières et commerciales particulières : certains de leurs membres feront le bonheur de nombreux marchands, comme la célèbre famille Stroganov.

… et du commerce !

*Pas située directement en bord de mer, Novgorod nécessite un acheminement fluvial via la Neva, le lac Ladoga et la rivière Volkhov. Le comptoir est fermé fin XVème siècle par le tsar Ivan III, sans doute une reprise en main de territoires par trop autonomes pour consolider la principauté de Moscovie après la domination mongole.
Le point de départ de la conquête de l’Arctique, comme de la Sibérie, est avant tout le commerce. En effet, au Moyen Âge, la ville de Novgorod est un centre commercial de grande importance pour toute l’Europe septentrionale, voire même orientale. Cette ville qui aujourd’hui ne figure sur les guides touristiques qu’en « complément » à une visite de Saint-Pétersbourg, est pourtant une cité fascinante à bien des égards. Elle joue un rôle important dans l’histoire russe dès le IXème siècle sur la route entre la Scandinavie et Byzance, devient au XIIème siècle une république avec un régime qu’on pourrait presque qualifier de démocratique, et fait partie des villes de la Hanse, ou ligue hanséatique*.
La fin de Novgorod comme comptoir hanséatique au XVème siècle coïncide avec la conquête de nouveaux territoires au Nord et à l’Est, notamment en raison de la raréfaction des fourrures. Toute la correspondance des « découvreurs » de la Sibérie et de l’Arctique mentionne cette ressource fondamentale comme monnaie d’échange majeure avec les populations autochtones et avec les marchands. Le pouvoir central est lui aussi de plus en plus intéressé par ce commerce et par ses débouchés autant financiers que territoriaux – il est d’ailleurs demandé aux Cosaques de « lever le yassak » auprès des populations rencontrées, un terme mongol signifiant « tribut » (héritage de la domination mongole sur les principautés russes). Un tribut payable principalement en fourrures, mais aussi en ivoire – une marchandise à l’importance croissante au fil d’explorations arctiques de plus en plus lointaines.
*Lire L’exploration de la Sibérie d’Antoine Garcia et Yves Gauthier, éd. Transboréal, 2014.
La politique suit en effet le commerce. Les chefs cosaques (les voïvodes) sont le relais des marchands et du pouvoir politique, qui aurait eu bien du mal à s’exercer sans toutes ces petites mains, du plus humble aventurier au plus puissant voïvode ou marchand. Cependant, l’influence des potentats locaux n’empêche pas le tsar de rester le dernier recours des uns et des autres, comme le montrent les nombreuses requêtes adressées par nos aventuriers. Des lettres parfois cocasses étant donnés les délais d’acheminement des nouvelles – et des hommes eux-mêmes lorsqu’ils sont convoqués à Moscou pour s’expliquer.*

Maîtres du grand Nord

Bien sûr, le climat comme le relief étaient a priori en défaveur de nos découvreurs. Certes, les Pomores et leurs bateaux nommés kotch (cousins des navires vikings) maintenaient depuis le XIème siècle des échanges avec leurs voisins des côtes norvégiennes, sillonnaient la mer Blanche, les côtes de la presqu’île de Kola et de l’archipel des Spitzberg, la mer de Barents, découvraient l’île de la Nouvelle Zemble (du russe Новая Земля, « Nouvelle Terre ») et s’aventuraient même dans la mer de Kara. Mais pendant longtemps, les péninsules de Yamal et surtout celle du Taïmyr restaient des obstacles infranchissables.
Nos aventuriers, il faut le souligner, utilisaient bien plus volontiers la terre ferme et les réseaux fluviaux que la pleine mer. Les fleuves sibériens coulent du Sud vers le Nord, et ont un grand nombre d’affluents. Cela permettait de faire du portage lorsque nécessaire, puis de naviguer jusqu’à la mer. C’est ainsi que sont fondés les sites d’Arkhangelsk (en 1584, aujourd’hui une des têtes de pont des projets chinois), de Mangazeïa à l’est de la péninsule de Yamal sur la rivière Taz, puis beaucoup plus loin de Russkoje Ust’e (Русское Устье) en mer de Sibérie orientale.
*Ces expéditions en comptaient toujours plusieurs, affrétés collectivement par les marchands, mais elles comprenaient aussi des aventuriers, cosaques ou autres, qui finançaient leur propre voyage à titre individuel.
Quant aux expéditions maritimes, elles s’égaraient parfois dans le brouillard, les tempêtes d’un océan inhospitalier même l’été, et voyaient certains de leurs bateaux* disparaître. Leurs participants pouvaient se noyer, ou bien être obligés d’hiverner sur une île ou un rivage inconnus, avec dans ce cas l’éventualité de rencontrer des autochtones, de plus en plus hostiles à mesure que les Russes pénétraient davantage leurs territoires.
C’est ainsi que dans les années 1940 les restes d’une expédition du XVIIème siècle ont été découverts dans les îles Faddeï et le détroit de Sims (à l’est du Taïmyr) : petites maisonnettes en planches, objets du quotidien comme un couteau au manche d’ivoire gravé du nom d’un certain Arkadii ou Akakii Murmanets (nom signifiant « de Mourmansk »), et squelettes des naufragés, dont une femme, sans doute Yakoute.
Christophe Colomb et Ulysse, mais surtout cosaque
Parmi ces aventuriers, un personnage haut en couleurs, pomore et cosaque, marié à une Yakoute, aurait pu tomber aux oubliettes de l’histoire si ses exploits n’avaient pas été réitérés bien plus tard par des explorateurs bien mieux équipés et aguerris. Ou s’il avait échoué, comme d’autres aventuriers et marchands russes, sur une des nombreuses îles de l’océan glacial Arctique, contraint d’hiverner là sans savoir s’il pourrait un jour regagner le continent.
Mais Semion Ivanovitch Dejnev (prononcer « Déjniov ») (1605-1673) n’aura heureusement pour lui pas connu ce destin, malgré les situations extrêmes qu’il dût affronter. Au contraire, il fait partie du cercle fermé des grands explorateurs, même si son histoire, pleine de péripéties incroyables, reste méconnue. Son épopée commence à Yakoutsk en 1641 et s’achève en 1662, vingt années pendant lesquelles, selon la légende, sa femme Abakayada l’aurait fidèlement attendu. Il aura durant cette période découvert la mer des Laptev, la mer de Sibérie orientale, la mer des Tchouktches, la mer de Béring (et le détroit du même nom), ainsi que le nord du Kamtchatka. Territoires maritimes qu’il découvre souvent en passant d’abord par la terre ferme et les fleuves, comme ses prédécesseurs. Soulignons également que la majeure partie de ses pérégrinations auront eu lieu au-delà du cercle polaire arctique, ce qui est en soi déjà un exploit.
Le grand voyage de Dejnev est fondamental, même si lui-même ne semble pas s’en rendre vraiment compte. Son récit est assez terre à terre, comme le sont la plupart des témoignages dont nous avons gardé la trace. C’est à la fois un cosaque, une sorte de fonctionnaire chargé de lever le tribut auprès des populations autochtones, un négociateur politique entre ces populations et les Russes, un soldat, un commerçant… Son récit concerne donc autant ses faits d’armes que ses disputes avec d’autres cosaques, ses expéditions pour exiger le yassak que ses discussions avec les tribus yakoutes, les quantités de peaux ou d’ivoire de morse amassées et les itinéraires empruntés pour accomplir ses nombreuses missions. Les difficultés de son voyage ne sont pas passées sous silence (la faim, le froid, la mort), mais sont mentionnées comme en passant, au même titre que le reste. Dejnev fait pourtant des découvertes majeures, y compris ethnographiques. Sa description des Inuits de l’île Diomède, entre Sibérie et Alaska, est par exemple saisissante.
C’est qu’à cette époque, être explorateur apparaît finalement comme une simple conséquence des activités nécessaires pour gagner sa vie. Il faut rappeler que ces hommes devaient eux-mêmes financer les expéditions pour lesquelles ils étaient embauchés par le pouvoir local ou central – expéditions avant tout commerciales et politiques. Ils cherchaient donc aussi à trouver un moyen de rembourser les frais engagés, en faisant provision de fourrures ou d’ivoire, voire d’otages pris dans les familles des chefs des tribus rencontrées. Un bon moyen de s’assurer une sorte de rente si l’on en sortait vivant !

Postérité de Dejnev

*Certains considèrent d’ailleurs que les circonstances lui auraient été favorables, car un siècle plus tard le grand Nord aurait connu une « période de petite glaciation » rendant la navigation encore plus difficile. Le récit de Dejnev ressort dans les années 1730. **Fait notqble : les croquis ou schémas réalisés par les découvreurs du XVIIe correspondaient mieux à la réalité du terrain que bien des cartes postérieures.
Dejnev fait partie de ce petit nombre d’hommes exceptionnels qui ont permis à la Russie de parvenir jusqu’à l’Arctique et au Pacifique en une cinquantaine d’années et ont laissé des traces dans les légendes des peuples autochtones. Il sera malheureusement en partie oublié. Son récit restera enfoui en Sibérie, et personne ne rééditera son exploit avant longtemps*. Son voyage a pourtant été capital dans la conquête de l’Arctique en permettant d’avoir un aperçu presque complet de toute la partie nord-est de la Russie actuelle**. Il a aussi démontré qu’un passage entre Asie et Amérique existait, mais ce fait qui paraît établi pour les Russes du XVIIème siècle ne le sera plus un siècle plus tard. Ce qui poussera Pierre le Grand, qui s’intéressait autant à l’Orient qu’à l’Occident, à faire appel à des scientifiques étrangers pour explorer ces espaces et former de jeunes Russes aux sciences nécessaires à ces explorations, notamment la cartographie. Et de confier à un certain Béring une mission au Kamtchatka…
Aujourd’hui, des rues, des navires – dont un brise-glace! – portent le nom de notre valeureux cosaque, mort à Moscou après avoir accompli sa dernière mission et reçu le titre d’ataman. Et bien sûr, on a baptisé de son nom le cap le plus oriental de l’Asie, qui surplombe ironiquement le détroit de Béring que Dejnev a découvert.

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A propos de l'auteur
Céline Peynichou est diplômée de l'université Paris IV-Sorbonne en langue et civilisation russe et en histoire, et titulaire d'un DESS en relations internationales de l'INALCO. Elle a travaillé plusieurs années en Russie et enseigne aujourd'hui en lycée professionnel. Elle donne aussi des cours d'histoire-géographie en russe en section européenne en lycée général.