Politique
Expert - L'Asie en Russie

La "Route de la Soie arctique" : les plans de la Chine et de la Russie pour dominer le pôle Nord

Sur cette photo prise le 5 mai 2016, le navire "brise-glace" Tor (à droite) emmenant un cargo au port de Sabetta dans la mer de Kara sur la péninsule de Yamal dans le cercle arctique, à quelque 2450 km de Moscou. Yamal LNG, qui doit être lancé en 2017, est une usine de production de gaz naturel avec une capacité escomptée de 16,5 millions de tonnes par an pour une valeur de 27 milliards de dollars. (Crédits : AFP PHOTO / KIRILL KUDRYAVTSEV)
Sur cette photo prise le 5 mai 2016, le navire "brise-glace" Tor (à droite) emmenant un cargo au port de Sabetta dans la mer de Kara sur la péninsule de Yamal dans le cercle arctique, à quelque 2450 km de Moscou. Yamal LNG, qui doit être lancé en 2017, est une usine de production de gaz naturel avec une capacité escomptée de 16,5 millions de tonnes par an pour une valeur de 27 milliards de dollars. (Crédits : AFP PHOTO / KIRILL KUDRYAVTSEV)
La Route de la Soie résonne dans l’imaginaire : les paysages du désert de Gobi, les villes magiques de Kashgar, Samarkand, Boukhara, et les merveilles du tissu qui lui a donné son nom. Mais certainement pas les eaux glacées et inhospitalières du grand Nord russe. C’est pourtant une réalité sérieusement envisagée par la Chine et la Russie dans le cadre des grands projets chinois des « Nouvelles routes de la soie ». Les discussions entre les deux puissances, qui durent depuis des années, se sont accélérées ces derniers mois sur la partie maritime nord de ce projet pharaonique. C’est aussi un itinéraire déjà emprunté depuis longtemps, au moins dans sa partie russe.

Un enjeu renouvelé en raison des ambitions de Xi Jinping

La Russie contemporaine a toujours cherché à maintenir sa présence sur des terres inhospitalières et dans des conditions improbables. Des îles Kouriles à l’espace arctique, elle a voulu ignorer les difficultés économiques de ces dernières décennies, et l’abandon par le pouvoir central de politiques volontaristes à long terme. Dans les Kouriles, par exemple, l’État compte visiblement moins sur l’engagement financier dont il a su faire preuve à l’époque soviétique que sur le stoïcisme d’habitants, pour la plupart liés d’une manière ou d’une autre à l’armée, qui n’ont désormais plus la possibilité de partir et doivent se débrouiller par leurs propres moyens. À l’autre bout du pays, deux fameuses villes russes de l’île norvégienne de Spitzberg se sont retrouvées de nouveau sous les feux de l’actualité : Pyramiden, une ville-modèle abandonnée dont l’unique hôtel est à la fois une attraction touristique et un hébergement pour scientifiques ; et surtout Barentsburg, autre ville-modèle dont la population a été divisée par trois voire quatre en vingt ans, pour compter aujourd’hui environ 400 habitants. La cité survit sans grand soutien de la mère-patrie, autour de mines de charbon qui n’ont pas de réel intérêt économique. Elle permet malgré tout de maintenir une présence russe dans l’Arctique occidental.
Après la fin de la guerre froide dans les années 1990, l’intérêt pour ces territoires isolés mais massivement subventionnés a diminué. La Russie post-soviétique, économiquement engagée dans une voie ultra-libérale, n’avait ni l’envie, ni les moyens de les entretenir. D’autant qu’ils paraissaient avoir perdu leur importance stratégique. Or l’actualité récente montre que ces territoires périphériques pourraient jouer un rôle non négligeable dans le développement futur de la Russie. En effet, parmi les projets chinois des « Nouvelles routes de la soie », un passage par la route maritime du Nord, seulement partiellement libre de glaces à l’année, est très sérieusement envisagé. L’enjeu pour les deux pays est à la fois commercial et géopolitique.
Côté chinois, si l’enjeu commercial est d’importance, l’aspect géopolitique ne doit pas être négligé pour autant. La diversification des alliances, une relation renforcée avec des pays considérés comme ayant des affinités avec la Chine (en Asie centrale, par exemple), mais aussi l’affirmation du pays comme une puissance mondiale majeure au-delà de son poids économique, sont au cœur de ces projets. Exemple avec les différents voyages du « Dragon des Neiges », le brise-glaces chinois Xuelong, qui n’auraient pas qu’un but scientifique d’étude de l’Arctique ou de l’Antarctique, mais chercheraient également à trouver un moyen de court-circuiter la Russie et le Canada sur les nouvelles routes maritimes arctiques de l’Est et de l’Ouest. Ce qui est certain, c’est que la maîtrise de la technologie des brise-glaces, réservée à un petit nombre de pays – et notamment la Russie – n’est pas anodine. Un deuxième brise-glace chinois est d’ailleurs en construction.
Côté russe, le soutien étatique aux territoires du grand Nord a toujours eu des visées éminemment géopolitiques, notamment à la période soviétique. Il a également eu des buts commerciaux, et ce depuis leur conquête à l’époque tsariste. Aujourd’hui, l’enjeu commercial de ces régions du grand Nord semble même revenir comme au temps de leur conquête au XVIe siècle, où lles étaient d’abord des pourvoyeuses de matières premières (fourrures, poissons ou bois) avant d’être des positions stratégiques – qu’elles ne deviendront réellement qu’à l’époque de la guerre froide et de la prise de conscience que le pôle Nord est une frontière majeure, bien que gelée. Aujourd’hui, la Russie cherche à placer ses pions dans le grand jeu de la mondialisation économique au-delà de son rôle de pays fournisseur de ressources énergétiques, et l’idée de pouvoir devenir une des routes majeures pour le transit des marchandises venues d’Asie est séduisante. Les nouvelles orientations chinoises semblent favoriser ce pari.

Sur quoi parient les Russes? (certains l’aiment (plus) chaud…)

La Russie parie avant tout sur le fait que le réchauffement climatique devrait finir par libérer en grande partie l’océan glacial Arctique, qui est depuis longtemps un enjeu fondamental des relations internationales entre grandes puissances – Etats-Unis, Canada, Russie, mais aussi Norvège et Danemark, entre autres. Cet enjeu ne concerne pas seulement d’éventuelles ressources halieutiques ou en hydrocarbures. Au regard d’une carte du globe centrée sur le pôle Nord, on comprend mieux les enjeux géopolitiques et économiques de cet espace. Il s’agit d’un espace maritime qui pourrait être équivalent au Pacifique ou à l’Atlantique en termes d’échanges commerciaux.
Elle parie également sur l’intérêt de la Chine sur cette route. Même si Pékin met pour l’instant l’accent sur les routes terrestres pour à la fois se développer et contrôler davantage ses régions occidentales comme le Xinjiang, et s’assurer le contrôle de nombreuses voies commerciales. La compagnie chinoise de transport Cosco est partie prenante d’expérimentations sur la faisabilité du projet de la « Route de la soie arctique », en étroite liaison avec la Russie.
Il paraît en outre avantageux à la Russie de s’associer aux projets chinois en mettant en veilleuse sa méfiance vis-à-vis du développement tous azimuts de la deuxième puissance économique mondiale, à la fois sa voisine, sa concurrente et son alliée. Le fait que les Russes contrôlent de facto ce passage (même s’il est loin d’être encore totalement praticable l’hiver) pourrait aussi lui donner une marge de manœuvre plus importante dans les négociations avec la Chine. D’un point de vue interne, tout projet qui aiderait à enrayer le déclin de la Sibérie et du grand Nord et à revivifier ces espaces est plutôt bon à prendre. Surtout si d’autres participent à son financement, notamment dans le développement des infrastructures portuaires nécessaires pour rendre ce passage maritime compétitif, par exemple à Arkhangelsk. Même si la Russie reste méfiante et hésite à s’engager complètement dans les projets chinois, de peur d’y perdre le statut d’acteur majeur en Asie centrale où la Chine a déjà largement entamé l’influence russe traditionnelle.

Réalités du « passage maritime du Nord » et inquiétudes asiatiques

*Nom donné au passage du Nord-Est en russe (Северный Морской Путь – Severnyi Morskoï Put’).
Au-delà des rêves et des ambitions des uns et des autres, quels sont les avantages de ce passage maritime du Nord* par rapport aux autres voies commerciales maritimes aujourd’hui ? D’abord, lorsqu’il est entièrement libre de glaces, donc de juillet à septembre-octobre, il permet un temps de transport beaucoup plus rapide que la voie menant au canal de Suez. Le gain en temps serait d’un tiers environ. Il serait d’ailleurs encore plus flagrant pour les bateaux dits « overpanamax » qui ne peuvent emprunter les canaux et sont obligés de faire de longs détours par le cap de Bonne Espérance ou le cap Horn pour aller d’Asie en Europe. Ensuite, le fait que la quasi-totalité du trajet s’effectuerait dans un seul pays faciliterait les opérations douanières et même financières pour un gain de temps et d’argent sans doute non négligeable. Il faut d’ailleurs noter qu’une partie du trafic maritime en provenance d’Asie passe déjà par le Nord et qu’il a augmenté de 2 à plus de 5 millions de tonnes entre 2010 et 2015, avec une nette accélération entre 2013 et 2015.
*Cette expression est habituellement employée pour décrire le rôle de Saint-Pétersbourg dans l’ouverture de la Russie vers l’Occident sous Pierre le Grand.
Ces projets ne sont pas sans inquiéter certaines puissances asiatiques qui bénéficient de leur position sur les trajets commerciaux Asie/Afrique/Europe, comme Singapour. La cité-État a d’ailleurs participé au dernier Conseil de l’Arctique et en est un des pays observateurs. Ce qui est pour le moins surprenant au premier abord, mais pas étonnant si l’on observe attentivement les cartes : Singapour aurait beaucoup à perdre si une partie du trafic maritime était détourné. La Chine et la Russie avancent d’ailleurs plusieurs arguments pour affaiblir les positions des pays asiatiques situés sur les principales voies maritimes actuelles : engorgement dans le détroit de Malacca, piraterie maritime, prix du passage… Le passage maritime du Nord paraît dès lors paré des plus beaux atours, et Mourmansk deviendrait la nouvelle « fenêtre sur l’Europe » russe* !/asl-article-text]
Cependant, malgré le réchauffement climatique et la construction de nouvelles générations de navires brise-glaces plus performants qui permettraient d’assurer la navigation dans l’Arctique sur une période plus longue dans l’année, il ne s’est pas encore produit de renversement complet de situation. D’autant plus que l’Arctique n’est pas seulement une zone géopolitiquement complexe, mais également un sanctuaire écologique. Le dégel du permafrost dans les régions du grand Nord pourrait poser des problèmes incommensurables. Les populations autochtones sont protégées et ont voix au chapitre (notamment via le Conseil de l’Arctique, d’ailleurs). Certaines zones comme l’île Wrangel sont extrêmement importantes dans la reproduction des ours blancs et autres morses, en danger presque partout.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Céline Peynichou est diplômée de l'université Paris IV-Sorbonne en langue et civilisation russe et en histoire, et titulaire d'un DESS en relations internationales de l'INALCO. Elle a travaillé plusieurs années en Russie et enseigne aujourd'hui en lycée professionnel. Elle donne aussi des cours d'histoire-géographie en russe en section européenne en lycée général.