Liu Zhengzhou et l'histoire du thé de Chine en Russie
L’occasion était belle de revenir sur l’histoire du thé en Russie, bien évidemment étroitement liée à la Chine, et surtout sur le destin de cet homme et de sa famille. Car, en suivant les chemins tortueux du commerce du thé, c’est aussi la question de la diaspora chinoise en Russie qui nous apparaîtra, le fils de ce maître du thé ayant eu un destin qui sort de l’ordinaire.
Pourtant, tout comme la vodka qui est elle aussi associée très (trop?) fortement à l’identité russe, le thé est arrivé relativement tardivement en Russie, du moins dans la partie européenne du pays. En effet, selon l’éminent historien Michel Heller (Histoire de la Russie et de son Empire, p. 195), l’eau-de-vie (vodka ou « petite eau » en russe) serait apparue vers 1550 (règne d’Ivan IV) via des marchands génois qui l’auraient d’abord introduite dans le sud de la Russie, avant qu’elle ne fasse son chemin vers le nord-ouest et Moscou – et ne se transforme d’eau-de-vie de raisin en eau-de-vie à base de céréales. L’Église aurait bien souhaité l’interdire, mais sa vente rapporte beaucoup d’argent. La vodka devient alors un monopole d’État. Et pour le thé c’est un peu la même histoire.
L’arrivée du thé en Russie et son implantation
En 1639, le fameux thé arrive enfin à la cour du premier des Romanov, avec des explications assez obscures puisque d’après l’ambassadeur, ce sont des feuilles ou des herbes qu’on fait bouillir dans l’eau, avant d’ajouter du lait – une habitude mongole, soit dit en passant, qui ne perdurera que partiellement en Russie.
À partir de 1689, la Russie importe des quantités toujours plus importantes de thé, qui est vendu fort cher et n’est donc répandu que dans les classes sociales les plus aisées et particulièrement à Moscou, ville de marchands par excellence, alors que l’écrasante majorité de la population continue à boire des infusions de plantes comme le tilleul ou la menthe (agrémentées de miel), du квас (kvas) ou bien du сбитень (sbiten’)*. Le thé devient cependant partie intégrante des relations économiques entre la Russie et la Chine, et fait l’objet d’un commerce très organisé, depuis les dépôts à la frontière mongole jusque chez les commerçants de détail de toute la Russie.
On appelle cette route « la route du thé » par analogie avec celle de la soie. C’est aussi une source d’emploi non négligeable, particulièrement pour le conditionnement et le transport. En effet, de 1727 à 1860, la ville de Kiakhta (Кяхта, en Bouriatie russe) à la frontière russo-mongole est le centre névralgique (et unique) du commerce entre la Chine et la Russie. Au milieu du XIXème siècle, le thé aurait ainsi représenté en valeur la quasi-totalité des importations russes depuis la Chine. Rapidement, un système de transport par caravane se met en place sur l’itinéraire Kiakhta – Irkoutsk – Tomsk – Tioumen – Kazan – Moscou ; soit 6000 kilomètres à vol d’oiseau, pour une durée de 70 à 80 jours en fonction des conditions climatiques et de l’état des routes.
Une autre « route du thé » apparaît plus tard, par la voie fluviale le long du Yangzi de Hankou (actuelle Wuhan, dans la province centrale du Hubei) jusqu’à la mer, puis par voie maritime jusqu’à Tianjin, et enfin la voie terrestre depuis Pékin vers la Mongolie puis la Sibérie et la Russie européenne.
Enfin, pour diverses raisons politiques et commerciales qu’il serait fastidieux de développer ici, à partir de 1869, le thé de Chine parvient en Russie via le port d’Odessa. Avant que le développement du Transsibérien ne mette définitivement un terme à la route sibérienne du thé.
Développement de la consommation de thé en Russie
Autre signe de cette popularité, le développement de la production de samovars. Ainsi, dans les années 1850, la ville de Toula, centre de production de la fonte, aurait produit 120 000 samovars par an (pour une population totale d’environ 68 millions d’habitants) et compté 28 manufactures de cet élément essentiel de la culture du thé russe.
Les orientalistes russes ne comprennent pas non plus l’engouement pour ce thé « russe » qui n’a pas grand-chose à voir selon eux avec le raffinement des thés « chinois ». Il faut dire que le thé est le plus souvent importé sous forme de thé compressé, et non de feuilles, à cause du coût, et sans doute aussi parce que le trajet à parcourir, qui se fait par voie terrestre, serait fatal pour du thé en feuilles. En effet, ce thé en briques, ou thé compressé, est un thé qui contient beaucoup de caféine et qui est facile – et donc moins cher – à transporter de par sa nature et sa forme. On considère pourtant qu’il est de moins bonne qualité que le thé en feuilles, car il n’est pas composé uniquement de feuilles entières mais aussi de feuilles moulues, voire de poudre de thé. Cependant il était populaire chez les nomades mongols, en Asie centrale et dans le Caucase, ainsi que chez les paysans pauvres de Russie. Les manufactures de thé russes de Hankou s’étaient même fait une spécialité de la fabrication de thé en briques, et employaient essentiellement des paysans très pauvres, sans terre.
En revanche, au moment où les puissances occidentales font pression sur la Chine pour qu’elle ouvre son marché intérieur, certains marchands de thé russes s’empressent d’acheter des plantations et des unités de production sur place. C’est ainsi que dans la province du Hubei, en plein centre de la Chine, une petite colonie russe voit le jour, sous l’impulsion du marchand Litvinov**, qui fonde en 1863 dans la ville de Hankou, sur la rive nord du fleuve Yangzi, une usine fabriquant du thé en briques.
De la production de thé chinois en Russie
Ce dernier arrive sous l’impulsion des frères Popovy, des marchands enrichis par le commerce du thé chinois (leur compagnie s’appelait « Les frères K. et S. Popovy », en français) qui ont décidé de fonder leur propre plantation de thé à côté de la ville de Batoumi, à la fin du XIXème, dans la région d’Adjarie, située sur le littoral géorgien. Dans les années 1890, ils font en effet venir de Chine des quantités importantes de graines de plants de thé ainsi qu’un spécialiste du sud de la Chine, le fameux Monsieur Liu, qui aurait été accompagné de dizaines de travailleurs chinois dont l’histoire n’a visiblement pas gardé la trace – ils ne sont pas sur la photo de S.M. Prokudin-Gorskii, bien que mentionnés par les sources. Par contre on y voit de charmantes cueilleuses de thé grecques et géorgiennes.
Le thé produit est de bonne qualité, mais la quantité n’est pas encore au rendez-vous : 5 000 tonnes de thé produites en 10 ans, alors que chaque année au moins 70 000 tonnes sont importées de Chine. Il faut dire qu’entre temps la Russie est devenue un des principaux consommateurs de thé au monde !
La seconde, moins insolite que la première, c’est qu’après la seconde guerre mondiale, le thé jouera un rôle dans les relations internationales entre l’URSS, la Chine et l’Inde, puisque l’URSS reste un gros consommateur, mais un petit producteur, et que ses relations avec la Chine se détériorent alors que celles avec l’Inde s’améliorent… Aujourd’hui, si 70 % du thé vert importé vient de Chine, le thé noir, le plus consommé, est importé majoritairement d’Inde et du Sri Lanka*.
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