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"Make in India" : la peur du vide

Le Premier ministre indien Narendra Modi lors de la cérémonie d'inauguration de la première semaine du "Make in India Week" à Mumbai, le 13 février 2016. (Crédits : AFP PHOTO / PUNIT PARANJPE)
Le Premier ministre indien Narendra Modi lors de la cérémonie d'inauguration de la première semaine du "Make in India Week" à Mumbai, le 13 février 2016. (Crédits : AFP PHOTO / PUNIT PARANJPE)
Pour beaucoup d’investisseurs, d’entreprises étrangères qui traitent avec des fournisseurs ou des clients indiens, le climat des affaires et l’avenir de l’industrie indienne interrogent. Il y a trois ans, le gouvernement de Narendra Modi lançait la campagne « Make in India », avec pour objectif de relancer l’industrie et l’investissement dans le pays. Aujourd’hui, il est important d’avoir une idée de ce dont l’Inde a besoin pour réussir à devenir un hub industriel mondial. Parmi les stratégies possibles : accélérer la production « périphérique » à l’aide de l’innovation « jugaad », à destination des pays en développement en Afrique, pour se donner le temps de développer les hautes technologies, et les machines-outils en particulier.
Selon les derniers chiffres publiés par le ministère indien de l’Industrie, la contribution de la production industrielle dans le PIB grimpera de 17.4% à 25% d’ici 2025. Ces anticipations sont-elles vraiment réalistes ? Avec un taux de croissance annuel du PIB à 6%, l’Inde aura besoin, pour ce faire, d’augmenter d’ici 2025, sa valeur ajoutée industrielle à 837,7 milliards de dollars et sa production industrielle brute à 3,8 milliards.
Des chiffres aussi importants élèveront inévitablement l’Inde au rang des grandes nations industrialisées aux côtés de la Chine, des États-Unis, de l’Allemagne, du Japon et de la Corée du Sud. Cependant, le pays devra investir habilement dans les moyens mais également les secteurs qui le porteront vers le club des grands pays industrialisés.
Sans vouloir reprendre ici la théorie des avantages comparatifs de Ricardo, la plupart des pays tendent à se spécialiser dans une gamme précise de produits. Les pays d’Asie de l’Est se sont spécialisés principalement dans le textile et l’électronique, tandis que les pays d’Afrique et d’Amérique latine (outre Brésil et Argentine) davantage dans l’exploitation des matières premières minières et agricoles. La Chine exporte la plupart de ses produits, sauf les plus complexes. Cependant, c’est l’Allemagne, le Japon et les États-Unis qui se placent en haut de la pyramide de production industrielle et de l’innovation, et qui continuent à développer la plupart des produits à haute valeur ajoutée.
Comment l’Allemagne, Le Japon ou Les États-Unis parviennent-ils à constituer un « centre névralgique » de l’innovation ? La réponse est simple : ces pays ont investi avec beaucoup d’agilité et ont développé des capacités de production significatives ainsi qu’un savoir-faire avancé. Cela permet à leurs entreprises de développer constamment de nouveaux produits avec une plus grande valeur ajoutée. Une voiture sans conducteur peut prendre forme dans un pays doté d’une solide maîtrise industrielle de l’électronique, de la robotique, du design ou de l’informatique. Aucune entreprise ne peut espérer développer cela au Brésil, au Mexique ou en Inde aujourd’hui. Les technologies n’étant pour le moment pas réunies.
L’Allemagne, le Japon, les États-Unis et même la Chine, deviendront plus compétitifs grâce à l’automatisation et à la robotique, même sur des produits à faible valeur ajoutée. La technologie leur permettra d’être plus compétitifs à domicile, là où ils avaient autrefois le besoin de délocaliser pour trouver une main-d’œuvre peu coûteuse.

Les limites de la théorie du déversement : pays manufacturier vs puissance technologique

Le noyau central de la production mondiale consiste en grande partie en métaux, machines et produits chimiques complexes nécessitant des capacités de production sophistiquées. Les produits situés en dessous de ce groupe sont liés les uns aux autres car leur développement nécessite des traitements plus ou moins similaires. Pour les pays comme l’Allemagne ou le Japon, redéployer les capacités et compétences existantes sur le développement d’un plus grand nombre de nouveaux produits est plus aisé.
Pour un pays spécialisé dans la fabrication de produits périphériques, passer au développement de produits à plus haute valeur ajoutée demeure un grand défi.
Les produits à haute valeur ajoutée bénéficient d’une meilleure synergie. La compétitivité et l’interconnectivité de ces produits favorisent leur amélioration constante et nourrissent une innovation exponentielle. Les produits moins sophistiqués occupent un espace périphérique moins connecté et bénéficient dès lors, de moins d’externalités.
Les synergies se font davantage sur les productions complexes à haute valeur ajoutée que sur les plus basiques. Ces produits nécessitent un faible niveau de compétence ou une spécialisation moins précise, pouvant être utilisée sur plusieurs groupes de produits. Pour un pays spécialisé dans la fabrication de produits périphériques, passer au développement d’autres produits demeure un grand défi. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’Asie de l’Est ou l’Afrique voient leur capacité de production se limiter à certaines gammes de produits, comme le textile ou l’électronique.
La capacité d’un pays à fabriquer des produits complexes est définie par l’indice de complexité économique (ICE). Cet indice classe un pays sur la base de la diversité et la complexité du panier de sa production exportée. L’Allemagne a le plus haut rang, suivie par le Japon, tandis que l’Inde arrive à la 54ème place sur les 144 pays enregistrés. Le Japon ou l’Allemagne, avec des ICE élevés, fabriquent des produits haut de gamme qui font face à moins de concurrences sur le marché mondial : très peu sont susceptibles d’être produits par des pays à faible ICE. Des pays comme l’Inde, avec un faible ICE, fabriquent des biens qui sont généralement produits dans le monde entier.

Qui a besoin de cette technologie « Jugaad » ?

Pour devenir un véritable pays industrialisé ou pour accroître son niveau de qualité et de compétence productive, l’Inde devra améliorer ses compétences dans des produits centraux à haute valeur ajoutée. Mais elle devra aussi accélérer le développement d’une production à grande échelle pour les produits périphériques.
Le développement accéléré de l’Afrique et du Moyen-Orient est une excellente opportunité pour l’Inde quant aux produits périphériques. Ces pays (notamment en Afrique) ont besoin de technologies de qualité mais à faible coût. L’industrie indienne qui a fait ses preuves en accompagnant son propre développement est capable de fournir à l’Afrique, par exemple, les produits, les machines qui lui permettront de se développer avec un coût raisonnable. Il s’agit d’une « technologie Jugaad », en d’autres termes une « technologie avec un rapport qualité/prix suffisant ». Chose que les pays développés ne sont plus capables de faire compte tenu de leur technologie parfois trop avancée et peu flexible, et à des marges dès lors trop importantes. Les entreprises indiennes ont bien compris cela, d’où leur intérêt pour l’Afrique. L’Inde peut donc continuer à développer la technologie de haut niveau, tout en accélérant la production périphérique grâce aux débouchés des pays en développement.

Corée du Sud et Chine : quels enseignements ?

La Corée du Sud est un exemple intéressant de pays en développement devenu rapidement un pays industrialisé à haute valeur ajoutée et à haute technologie, notamment grâce aux interventions gouvernementales. La Corée a largement mis l’accent sur l’acquisition de nouvelles technologies et sur la R&D, grâce à des investissements réalisés par les secteurs publics et privés. Ce qui a permis à ces derniers d’accélérer le développement de hautes compétences dans la fabrication d’équipements informatiques, de téléviseurs, de téléphones mobiles et autres produits électroniques… Et ce malgré la présence de la Chine voisine.
Au milieu des années 1990, la Chine avait fait le choix de ne pas s’orienter vers les produits qui nécessitaient un grand investissement en matière de R&D ou une production avancée, puisque le pays n’avait pas encore de solides bases technologiques. D’où la décision de se concentrer plutôt sur l’électronique et les télécommunications où les produits finaux contenaient de nombreux composants et pièces pouvant être importés d’autres pays. Ainsi, la Chine s’est liée à des fournisseurs dans les pays d’Asie du Sud-Est pour l’approvisionnement en matières premières et composants, et au Japon, à la Corée et à Taïwan pour les composants à plus haute technologie.
Avec des usines de pré-assemblage en place, la Chine a pu attirer les multinationales comme Apple, qui l’ont aidé par la suite à investir dans les étapes de production en aval. L’abondance d’une main-d’œuvre peu coûteuse, les incitations gouvernementales, les exonérations fiscales et une douane efficace représentaient d’autres facteurs qui ont accéléré le développement industriel chinois. En 2008, en moins de 15 ans, le pays est alors devenu l’un des principaux exportateurs de machines électriques, d’équipement électronique et de télécommunications, des produits considérés autrefois comme l’apanage des pays développés.

Que doit faire l’Inde ?

L’Inde doit tout d’abord poursuivre le développement de technologies permettant de fabriquer des machines à destination des usines : en d’autres termes, les machines qui fabriquent les marchandises. Les machines-outils ont assuré des décennies de prospérité économique et ont également donné naissance à un grand nombre de petites et grandes entreprises dans de nombreux pays.
Une partie de la technologie requise pour développer son industrie pourra être obtenue grâce à des licences ou à des rachats directs ou bien à travers des joint-ventures. L’acquisition d’entreprises étrangères par des entreprises indiennes spécialisées en pneumatiques telles que JK Tyres ou Apollo, ou bien en métallurgie avec Mittal group acquérant le Français Arcelor, avait pour objectif de monter en gamme et de gagner rapidement en savoir-faire. Mais le plus important ne peut provenir que des centres de R&D industriels internes et d’une solide stratégie gouvernementale dans la veille et l’intelligence économique.
Mettre en place des usines et des centres de recherches avancés est une nécessité. L’Inde doit multiplier ses hubs d’innovation et de haute technologie. Le développement de matériaux spécialisés, de biotechnologies, de nanotechnologies ; les appareils mécaniques de précision, les circuits intégrés, les puces à usage général haut de gamme, les systèmes embarqués, les processeurs, les dispositifs d’imagerie médicale relèvent bien entendu de cette catégorie.
Le développement de compétences en technologie innovante nécessite une atmosphère entrepreneuriale ambitieuse et visionnaire, un engagement profond de la part de l’industrie et des autorités publiques ainsi que des investissements à long terme dans les actuels et futurs centres de R&D. Les jeunes entrepreneurs doivent continuer à créer, sans toutefois trop s’éloigner de la réalité du pays ou en se concentrant uniquement sur le digital/numérique. L’Inde doit enfin réussir à garder ses jeunes talents qui tendent à s’expatrier de plus en plus vers les pays développés qui leurs offrent de plus hauts salaires et un cadre de vie plus sein (États-Unis, Émirats, Singapour, Canada, Grande-Bretagne), alors qu’en même temps, la Chine voit un retour des cerveaux.
Malgré une rude concurrence, l’Inde est aujourd’hui dans une meilleure position que la Chine dans les années 1990. En effet, le substrat technologique requis, la main-d’œuvre spécialisée et le type d’entreprises qui ont contribué à construire l’histoire moderne de l’industrie chinoise sont présents en Inde. Le pays doit améliorer ses infrastructures pour promouvoir des productions à haute valeur ajoutée, en attirant les entreprises étrangères, en développant des joint-ventures et en continuant à investir dans la recherche et l’enseignement. Sans quoi le « Make in India » ne relèvera que de la communication.
L’industrie indienne doit également améliorer son image à l’international en adaptant des règles de rigueur et de professionnalisme plus strictes (délai, rapidité, réactivité, régularité des prix, homogénéisation de la qualité, communication ou investissement en prospection). Les entreprises doivent comprendre en effet que les exigences de qualité à l’international sont différentes de celles du marché domestique.
Tout cela peut aider l’Inde à accélérer son développement industriel d’autant plus que les capitaux humain et financier disponibles y sont importants et les usines plus faciles à développer. Cela contribuera alors à employer des millions de personnes qui passeront de l’agriculture ou du secteur informel aux emplois formels. N’oublions pas qu’1 million d’Indiens atteignent l’âge de 18 ans chaque mois.
La réussite de l’Inde ne peut pas se faire qu’à travers le secteur tertiaire : ce dernier ne représente que 20% du commerce mondial, et est en grande partie lié au secteur secondaire.

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A propos de l'auteur
Anouar Hachemane est un Franco-Algérien qui a effectué ses études en France avant de s'installer en Inde il y a plus de 7 ans. Diplômé d'un master en management à Neoma Reims et d'un MBA à l’IMT Ghaziabad, Anouar a commencé à travailler en tant que manager achat auprès de Renault Nissan, puis a poursuivi son aventure comme responsable Business Development puis directeur Asie du Sud/Moyen-Orient pour le groupe Invivo à Mumbai et New Delhi.