Entretien

La frugalité de l'Inde pour sauver le pouvoir d'achat des classes moyennes en Europe

Photo de la voiture Nano de Tata
La Nano de Tata, surnommée la “voiture la moins chère du monde” : 100 000 roupies (moins de 1400 euros) pour l’un des symboles de l’innovation frugale. (Crédit : AFP PHOTO/ Sam PANTHAKY)
Comment faire des produits innovants et accessibles aux classes moyennes des pays riches, alors que leurs salaires baissent et leur pouvoir d’achat se réduit à peau de chagrin ? Pourquoi ne pas s’inspirer de l’innovation frugale proposée par l’Inde, où la population doit tous les jours s’en tirer avec très peu de ressources ? C’est ce que suggère Michel Testard, qui conseille les entreprises françaises depuis une quinzaine d’année en Inde.

Entretien

Alors que certains en Occident théorisent sur la notion de décroissance, voilà longtemps que l’Asie, au-delà du recyclage ou de la notion de partage, s’interroge sur les principes mêmes de production. Ce que nous produisons en Occident est-il vraiment utile, toujours pertinent en valeur et prix pour des consommateurs au pouvoir d’achat réduit ? On voit bien que ceux-ci ont de plus en plus de mal à se loger, se chauffer, à voyager et même se soigner ou se nourrir.

Que se passe-t-il dans les grands pays émergents ? Les Chinois sont de fins connaisseurs du Do it yourself qu’ils appellent zizhu chuangxin (littéralement : « innover soi-même »). Les Indiens pratiquent et vivent  le jugaad, la frugalité dans l’innovation – depuis toujours.  Et cela inspire de plus en plus les multinationales occidentales qui se sont frottées à la dure réalité du marché indien. Pour elles, il ne s’agit pas de simple bricolage, mais de concevoir autrement, fabriquer plus simplement avec des ressources limitées. Parle-t-on d’un changement de paradigme entre l’Asie et l’Occident – où cette fois, est-ce l’Occident qui aurait à apprendre de l’Asie ? Stéphane Lagarde a posé la question à Michel Testard, qui conseille les entreprises françaises en Inde depuis une quinzaine d’années.

 

Michel Testard, consultant basé en Inde depuis 15 ans. (Crédit : DR)
Le « système D » à l’Indienne est à la mode, mais peut-on parler d’un modèle économique ?
Nous avons tendance à voir cela de loin, avec un certain amusement, un peu comme une histoire de papillons et d’entomologiste. On se dit : Tiens ! Les Indiens sont vraiment débrouillards, ils font des choses incroyables comme à Bombay les fameux dabbawallas (littéralement « les porteurs de gamelle »). Ces 5 000 livreurs souvent analphabètes distribuent plus de 250 000 repas par jour à des centaines de milliers d’employés, du domicile au lieu de travail via le train de banlieue, dans cette ville immense de 20 millions d’habitants. Et cela, sans pratiquement une seule erreur. Les dabbawallas sont ainsi devenus un sujet de curiosité pour les multinationales et pour les business schools du monde entier, qui envoient régulièrement à Bombay des cadres à haut potentiel pour les étudier entre deux hôtels de luxe et un séjour à Goa. Il y a trente ans, on fantasmait sur les charmeurs de serpents de l’Inde. Aujourd’hui, on s’extasie sur des inventeurs frugaux, analphabètes de génie !
En quoi le système des dabbawalas fait-il de l’innovation frugale un nouveau modèle économique ?
C’est simple : la majorité des employés en Inde ne peuvent pas se payer un repas au restaurant ou à la cantine quand elle existe. Ils préfèrent un repas « pur » préparé à la maison, et ce repas leur est distribué par le dabbawala qui rapporte le soir la gamelle vide à la maison. Le tout pour quelques roupies, chaque jour de la semaine. Les dabbawalas ont ainsi inventé une logistique frugale hyper efficace, qui répond à un vrai besoin social à Bombay. Il y a d’une part un besoin pressant, et en face une réponse pratique et économe. C’est donc un modèle économique adapté à la réalité indienne : l’employé de bureau déjeune sur place d’un repas chaud moins cher préparé chez lui, et la communauté des dabbawalas se porte bien.
Il faut savoir que 90% des emplois en Inde sont encore informels et les salaires journaliers sont encore très faibles – dans un rapport entre 1 à 10 et 1 à 5 par rapport aux nôtres. Les Indiens vivent donc nécessairement dans la frugalité et à des niveaux de précarité que nous avons oubliés en Europe. La frugalité est ici une question de survie et elle s’applique partout. Pour les transports, l’immense majorité des Indiens va à pied, les autres en train très peu cher, en deux-roues ou en rickshaw.

Les Indiens achètent leurs médicaments à l’unité ou en très petite quantité, jamais par paquet entier comme nous le faisons. A Delhi, quand je sors de mon chemist (pharmacien) pour un rhume, j’ai trois tablettes pour 150 roupies (2 euros). Quand je vais chez un pharmacien en France pour le même rhume, je repars avec 3 boîtes payées 12 à 15 euros, et je n’utiliserai pas un tiers des pilules et doses achetées.

Cette frugalité quotidienne s’applique-t-elle aux nouvelles technologies comme les téléphones portables ?
Ce qui est nouveau, c’est que pratiquement tous les Indiens ont un téléphone portable, mais avec des niveaux de consommation très faible – la plupart sont en prepaid avec des recharges minimales de 10 à 20 roupies (quelques centimes d’euro). Il y a plus de huit cent million d’abonnés, et des services spécialisés d’information ont été développés par les opérateurs : par exemple pour les agriculteurs, des services d’information sur les prix des marchés locaux, les intrants, des conseils d’entretien, les soins à donner aux animaux malades, etc.

Les portables sont devenus en milieu rural non seulement des outils de communication ultra économiques, mais un moyen d’améliorer le niveau de vie des familles grâce à ces services d’information dédiés. La prochaine vague sera l’internet pour tous. Elle passe directement par les portables : l’Inde compte déjà 215 millions d’internautes mobiles en 2015.

Quelles peuvent-être les applications industrielles de ce mode de fonctionnement ?
La frugalité indienne s’exerce dans bien des domaines… parfois surprenants ! Exemple dans l’automobile. Quand Ratan Tata a dit à ses ingénieurs : « Faites moi une voiture à 1 lakh », soit 1500 euros, cela a donné la Nano. L’innovation a été d’emprunter un certain nombre de sous-systèmes à l’univers de la moto. La Nano est ainsi devenue la voiture la moins chère au monde, qui n’a certes pas été un immense succès de marché, mais qui est quand même un résultat industriel remarquable…

Lorsque que Carlos Ghosn a vu cela au moment où Renault avait des difficultés avec sa Logan en Inde, il a inventé l’expression : « Ingénierie frugale ».Depuis, Renault a développé une stratégie pour faire la même chose avec son partenaire Nissan sur le marché indien. Le constructeur français a créé un centre de R&D et une grande usine à Chennai (Madras), ainsi qu’un réseau de sous-traitants panindien, pour fabriquer une voiture à moins de 5 000 euros. Laquelle sera lancée en 2016 pour le marché indien et aussi les pays développés. L’Inde est devenu le centre mondial de compétence de l’Alliance Renault-Nissan pour les petites voitures.

Autre application inattendue de l’innovation frugale : en Novembre 2013, l’Inde a envoyé sur Mars du premier coup – succès remarquable avec une mise en orbite réussie le 24 Septembre 2014 – la sonde Mangalyaan pour un budget total de 74 milliards de dollars à comparer aux 670 milliards de la sonde Maven de la Nasa, arrivée en orbite pratiquement au même moment. Très fier, le premier ministre N. Modi déclarait que l’Inde avait dépensé moins pour atteindre Mars que Hollywood ne l’avait fait pour produire le film « Gravity » !

Comment faire de la haute technologie avec une telle différence de coût de production ?
Tout d’abord, le satellite indien est plus léger : 854 kg contre 1 645 Kg pour la sonde américaine. Ensuite, la mission est plus ciblée – chercher du méthane – avec seulement cinq instruments à bord, et une espérance de vie plus courte. On voit bien la différence d’approche entre l’Inde et nous. Les Indiens, qu’il s’agisse d’un besoin grand public ou d’une innovation high-tech, se concentrent d’abord sur l’essentiel de la mission : rouler pour la Nano ou atteindre l’orbite de Mars pour Mangalyaan. Et ensuite on râpe, on élimine, on éradique tout ce qui ne sert pas vraiment au but principal, avec l’obsession lancinante d’être le moins cher possible.

En Occident, on commence par le haut du marché et ensuite on redescend dans la gamme de clientèle et de prix. On l’a vu dans la téléphonie mobile ou les PC : les produits nouveaux sont toujours plus chers et ensuite on fait jouer la courbe d’expérience. Puis on baisse les prix à mesure que les volumes augmentent et on atteint enfin le grand public. En Inde, au contraire, on vise a priori tout de suite le milieu ou le bas de la pyramide de consommation. Ce n’est donc pas une innovation nécessairement hyper technologique, c’est plutôt une innovation de solution, d’usage et de simplification des composants.

L’innovation frugale a séduit aussi les multinationales dans d’autres secteurs comme la santé…
Effectivement, le premier à avoir utilisé la frugalité dans le secteur de la santé, c’est l’Américain General Electric, suivi par Philips et Siemens. Philips s’est depuis largement reconverti dans le domaine de la santé en sortant de l’électronique grand public. Le problème était simple : comment offrir des services de dépistage – cardiaque et autre scanners – au 2/3 de la population indienne qui vit dans des petites villes ou des villages ?

En Europe ou aux Etats-Unis, on utilise de véritables armoires, des équipements complexes à manipuler, intransportables, qui coûtent cher et sont cantonnés aux hôpitaux et cliniques spécialisées. Pour toucher les villages indiens, les équipes de R&D de GE à Bangalore on dû tout réinventer autour de quelques principes : mobilité, légèreté, simplicité d’usage (de sorte qu’un non médecin puisse s’en servir), standardisation de la procédure médicale avec transmission par internet des images si nécessaire. Le tout est transporté dans des camionnettes, pour un prix équivalent en fin de compte au cinquième du prix des « armoires » occidentales.

Essilor s’est inspiré de cette même idée pour proposer aux paysans indiens des lunettes à moins de 15 euros, sur la base de tests oculaires standardisés et rapides. Le service est rendu par une camionnette itinérante.

Ces produits se sont vendus comme des petits pains en Inde, et assez vite dans d’autres pays émergents. La surprise est qu’ils se vendent maintenant en Europe et aux Etats-Unis.

L’innovation frugale est-elle vraiment applicable en Occident pour aider les classes moyennes en difficulté ?
Pourquoi pas ? L’innovation frugale en Inde s’adresse de plus en plus aux classes moyennes émergentes – environ 300 millions d’Indiens aujourd’hui, dont les aspirations et le pouvoir d’achat progressent très vite. Ce qui est tout à fait nouveau, c’est qu’avec la crise persistante en Europe, nos classes moyennes commencent à avoir de sérieux problèmes de pouvoir d’achat pour se loger, se transporter, se soigner. On aperçoit un début de convergence entre les besoins de classes moyennes « montantes » en Inde et ceux de nos classes moyennes « déclinantes » en Europe.

Si notre excellente Sécurité sociale est en déficit permanent, n’est-il pas temps de revoir nos modes de prescription et usage de médicaments, tout en protégeant les plus démunis ? Il y a beaucoup d’économies à faire en inventant des solutions, des pratiques de consommation, en utilisant des équipements moins chers et tout aussi efficaces. Bref, en questionnant vraiment ce que nous avons l’habitude de faire et qui ne marche plus, parce que c’est devenu trop rigide, trop coûteux et avec un mauvais service.

Par exemple ?
Il y en a beaucoup : l’usage des médicaments, les soins que l’on peut donner en télétraitement en zones rurales, la répartition des rôles entre les différents personnels soignants ou encore les achats des hôpitaux. Mais on touche là à des sujets très sensibles chez nous. En tout cas, je crois que notre modèle d’hyperconsommation pour tous est de moins en moins tenable, surtout pour nos classes moyennes. Nous devons réinventer beaucoup de choses en matière de santé, transports, énergie, alimentation et même de loisirs. Et pour cela, la frugalité indienne n’est pas une panacée, mais sans doute un bon moyen de stimuler l’innovation chez nous, aux côtés de l’économie du partage et du recyclage.
Le Jugaad est quand même critiqué, y compris par les Indiens, pour son côté bricolage qui ne tient pas longtemps la route… Comment éviter cet écueil ?
Il est clair qu’au début, le jugaad, c’est de débrouille, le système de la rustine, et en Inde, c’est souvent rustine sur rustine. Ici, les expatriés et les Indiens eux-mêmes sont tous les jours exaspérés par toutes ces choses – ampoules, climatiseurs, ustensile de cuisine, meubles, voitures – qui leur explosent au nez ou tombent en panne. Elles sont réparées à la va-vite, et retombent en panne aussitôt. Les produits en Inde ne sont pas encore faits pour durer avec la même robustesse que chez nous, parce que les réparations se font vite, ne coûtent pas grand-chose et font vivre un grand nombre de gens. Bref, le contraire de l’Europe où les équipements durent davantage, mais les réparations sont hors de prix.

On va sans doute voir dans l’avenir une forme de convergence : des produits de meilleure qualité et moins de bricolage en Inde et des produits plus simples à réparer et recycler chez nous. Il faut sans doute trouver un entre-deux : une synthèse d’une part, le savoir-faire industriel et la rigueur du process de l’Occident, et d’autre part, l’agilité et la frugalité indienne, avec le sens de la solution pour tous qui prime sur la technologie.

Au fond, tout cela participe de l’idée que notre planète a des ressources limitées, et que 4 milliards d’hommes et femmes vivent aujourd’hui dans des conditions précaires et ont besoin de produits et solutions frugales. De l’autre côté, les deux milliards de nantis sont moins nantis qu’avant, sauf les très riches. Dans un monde où la croissance globale se produira désormais pour les 2/3 dans les pays émergents, nous avons un double impératif : nous y développer si nous voulons continuer d’exister, et via ces solutions frugales, réimporter ce qui peut l’être chez nous. Ce faisant nous donnerons un nouveau sens, plus équilibré, à nos échanges avec les pays du Sud.

Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Ancien consultant international, diplômé de l'École des Ponts et Chaussées et de l'INSEAD, spécialiste de l'Inde, Michel Testard est aujourd'hui peintre et essayiste. Il expose à New Delhi auprès de la galerie Nvya. Le suivre sur Instagram et voir son site. Son mail : [email protected].