La frugalité de l'Inde pour sauver le pouvoir d'achat des classes moyennes en Europe
Entretien
Alors que certains en Occident théorisent sur la notion de décroissance, voilà longtemps que l’Asie, au-delà du recyclage ou de la notion de partage, s’interroge sur les principes mêmes de production. Ce que nous produisons en Occident est-il vraiment utile, toujours pertinent en valeur et prix pour des consommateurs au pouvoir d’achat réduit ? On voit bien que ceux-ci ont de plus en plus de mal à se loger, se chauffer, à voyager et même se soigner ou se nourrir.
Que se passe-t-il dans les grands pays émergents ? Les Chinois sont de fins connaisseurs du Do it yourself qu’ils appellent zizhu chuangxin (littéralement : « innover soi-même »). Les Indiens pratiquent et vivent le jugaad, la frugalité dans l’innovation – depuis toujours. Et cela inspire de plus en plus les multinationales occidentales qui se sont frottées à la dure réalité du marché indien. Pour elles, il ne s’agit pas de simple bricolage, mais de concevoir autrement, fabriquer plus simplement avec des ressources limitées. Parle-t-on d’un changement de paradigme entre l’Asie et l’Occident – où cette fois, est-ce l’Occident qui aurait à apprendre de l’Asie ? Stéphane Lagarde a posé la question à Michel Testard, qui conseille les entreprises françaises en Inde depuis une quinzaine d’années.
Les Indiens achètent leurs médicaments à l’unité ou en très petite quantité, jamais par paquet entier comme nous le faisons. A Delhi, quand je sors de mon chemist (pharmacien) pour un rhume, j’ai trois tablettes pour 150 roupies (2 euros). Quand je vais chez un pharmacien en France pour le même rhume, je repars avec 3 boîtes payées 12 à 15 euros, et je n’utiliserai pas un tiers des pilules et doses achetées.
Les portables sont devenus en milieu rural non seulement des outils de communication ultra économiques, mais un moyen d’améliorer le niveau de vie des familles grâce à ces services d’information dédiés. La prochaine vague sera l’internet pour tous. Elle passe directement par les portables : l’Inde compte déjà 215 millions d’internautes mobiles en 2015.
Lorsque que Carlos Ghosn a vu cela au moment où Renault avait des difficultés avec sa Logan en Inde, il a inventé l’expression : « Ingénierie frugale ».Depuis, Renault a développé une stratégie pour faire la même chose avec son partenaire Nissan sur le marché indien. Le constructeur français a créé un centre de R&D et une grande usine à Chennai (Madras), ainsi qu’un réseau de sous-traitants panindien, pour fabriquer une voiture à moins de 5 000 euros. Laquelle sera lancée en 2016 pour le marché indien et aussi les pays développés. L’Inde est devenu le centre mondial de compétence de l’Alliance Renault-Nissan pour les petites voitures.
Autre application inattendue de l’innovation frugale : en Novembre 2013, l’Inde a envoyé sur Mars du premier coup – succès remarquable avec une mise en orbite réussie le 24 Septembre 2014 – la sonde Mangalyaan pour un budget total de 74 milliards de dollars à comparer aux 670 milliards de la sonde Maven de la Nasa, arrivée en orbite pratiquement au même moment. Très fier, le premier ministre N. Modi déclarait que l’Inde avait dépensé moins pour atteindre Mars que Hollywood ne l’avait fait pour produire le film « Gravity » !
En Occident, on commence par le haut du marché et ensuite on redescend dans la gamme de clientèle et de prix. On l’a vu dans la téléphonie mobile ou les PC : les produits nouveaux sont toujours plus chers et ensuite on fait jouer la courbe d’expérience. Puis on baisse les prix à mesure que les volumes augmentent et on atteint enfin le grand public. En Inde, au contraire, on vise a priori tout de suite le milieu ou le bas de la pyramide de consommation. Ce n’est donc pas une innovation nécessairement hyper technologique, c’est plutôt une innovation de solution, d’usage et de simplification des composants.
En Europe ou aux Etats-Unis, on utilise de véritables armoires, des équipements complexes à manipuler, intransportables, qui coûtent cher et sont cantonnés aux hôpitaux et cliniques spécialisées. Pour toucher les villages indiens, les équipes de R&D de GE à Bangalore on dû tout réinventer autour de quelques principes : mobilité, légèreté, simplicité d’usage (de sorte qu’un non médecin puisse s’en servir), standardisation de la procédure médicale avec transmission par internet des images si nécessaire. Le tout est transporté dans des camionnettes, pour un prix équivalent en fin de compte au cinquième du prix des « armoires » occidentales.
Essilor s’est inspiré de cette même idée pour proposer aux paysans indiens des lunettes à moins de 15 euros, sur la base de tests oculaires standardisés et rapides. Le service est rendu par une camionnette itinérante.
Ces produits se sont vendus comme des petits pains en Inde, et assez vite dans d’autres pays émergents. La surprise est qu’ils se vendent maintenant en Europe et aux Etats-Unis.
Si notre excellente Sécurité sociale est en déficit permanent, n’est-il pas temps de revoir nos modes de prescription et usage de médicaments, tout en protégeant les plus démunis ? Il y a beaucoup d’économies à faire en inventant des solutions, des pratiques de consommation, en utilisant des équipements moins chers et tout aussi efficaces. Bref, en questionnant vraiment ce que nous avons l’habitude de faire et qui ne marche plus, parce que c’est devenu trop rigide, trop coûteux et avec un mauvais service.
On va sans doute voir dans l’avenir une forme de convergence : des produits de meilleure qualité et moins de bricolage en Inde et des produits plus simples à réparer et recycler chez nous. Il faut sans doute trouver un entre-deux : une synthèse d’une part, le savoir-faire industriel et la rigueur du process de l’Occident, et d’autre part, l’agilité et la frugalité indienne, avec le sens de la solution pour tous qui prime sur la technologie.
Au fond, tout cela participe de l’idée que notre planète a des ressources limitées, et que 4 milliards d’hommes et femmes vivent aujourd’hui dans des conditions précaires et ont besoin de produits et solutions frugales. De l’autre côté, les deux milliards de nantis sont moins nantis qu’avant, sauf les très riches. Dans un monde où la croissance globale se produira désormais pour les 2/3 dans les pays émergents, nous avons un double impératif : nous y développer si nous voulons continuer d’exister, et via ces solutions frugales, réimporter ce qui peut l’être chez nous. Ce faisant nous donnerons un nouveau sens, plus équilibré, à nos échanges avec les pays du Sud.
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