Culture
Entretien

Corée : "A Taxi Driver" de Jang Hoon, buddy movie sur le soulèvement de Gwangju

Extrait du film "A Taxi Driver" par Jang Hoon. (Crédits DR)
Extrait du film "A Taxi Driver" par Jang Hoon. (Crédits DR)
C’est le carton de l’année dans les salles obscures en Corée du Sud. A taxi driver de Jang Hoon était en ouverture du 12ème Festival du Film coréen à Paris, qui s’est déroulé du 24 au 31 octobre derniers. Le film retrace les événements tragiques du soulèvement de Gwangju le 12 mai 1980, à travers la rencontre entre un chauffeur de taxi et un journaliste allemand souhaitant se rendre sur les lieux de la contestation. Un budy movie (ou film de copains) entre fiction et réalité, sur ce qui est considéré comme le « Tian’anmen sud-coréen », une insurrection civile contre la dictature qui fut réprimée dans le sang et dont l’ombre divise toujours la politique et l’opinion publique du pays. Gwenaël Germain a rencontré le réalisateur Jang Hoon.

Entretien

Né en 1975 dans le district de Jeongseon, Jang Hoon fait des études de design à la prestigieuse Seoul National University avant de se lancer dans le cinéma. D’abord assistant de Jeong Kil-Chae, puis de Kim Ki-Duk, il réalise son premier long-métrage en 2008, Rough Cut, grâce au soutien de son mentor qui produit cette comédie-action mêlant pègre et milieu du cinéma. Après ce premier succès commercial (plus d’1,3 millions d’entrées en Corée), Jang Hoon poursuit sa carrière en réalisant deux films qui rempliront les salles : The Secret Reunion en 2010, un budy movie efficace sur fond d’espionnage, puis The Front Line en 2011, film de guerre à la Band of Brothers qui relate les derniers jour de la guerre de Corée. Après six ans d’absence, il signe le carton de l’année au box-office coréen en réunissant plus de 12 millions de spectateurs locaux avec A Taxi Driver.

Le réalisateur sud-coréen Jang Hoon. (Crédits : DR)
Le réalisateur sud-coréen Jang Hoon. (Crédits : DR)
Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Jang Hoon : Mon premier souvenir remonte à assez loin car j’étais très jeune et il s’agit du film Blade Runner. C’était un samedi soir dans une maison de campagne, en province. Je découvrais à l’écran les images d’un monde totalement différent et ce sentiment m’a profondément marqué. Blade Runner n’est pas mon film préféré mais c’est celui qui a marqué mon enfance. Pour cette raison, il m’est vraiment particulier et plus tard, j’aimerais pouvoir faire un film de science-fiction sur cette inspiration-là.
Ma décision de faire du cinéma date de bien plus tard, quand je terminais mes études. Lorsque l’on rentre à l’université en Corée, on doit se spécialiser dans un domaine et à la fin des quatre années d’études, on cherche généralement un travail dans notre spécialité. Bien entendu, mes parents souhaitaient que je suive ce schéma mais très honnêtement, après les études, je ne savais pas encore vraiment ce que je voulais faire. J’avais peur de me lancer dans le monde du travail et de ne plus pouvoir faire machine arrière. Aussi, plutôt que de chercher une entreprise, j’ai décidé de me lancer dans le cinéma parce que j’avais l’impression que c’était un milieu assez ouvert. En fait, c’était une manière de repousser la décision et de ne pas avoir à me poser la question de mon avenir. J’avais besoin de temps pour continuer cette recherche personnelle et pour savoir où je voulais aller. En fait, je crois que j’ai caché à mes parents que je travaillais dans le cinéma pendant bien un an et demi. Et puis, de fil en aiguille, de rencontre en rencontre, j’ai pu rester dans le milieu, et me voilà.
Vous avez travaillé longtemps avec Kim Ki-Duk comme assistant et monteur. Qu’est-ce qui vous a décidé à passer à la réalisation ?
Effectivement, je n’ai pas étudié le cinéma comme d’autres réalisateurs coréens et on peut dire que je me suis lancé sur le tard. J’ai commencé tout simplement en me rendant sur les lieux de tournages et c’est ainsi que j’ai rencontré Kim Ki-Duk. Comme je n’avais pas d’expérience du milieu, je pensais que cela me prendrait beaucoup de temps avant de devenir réalisateur. Mais après seulement quelques années, Kim Ki-Duk m’a proposé de produire mon premier film sur la base d’un scénario qu’il avait lui-même écrit. J’ai retravaillé ce scénario pendant un an et demi environ et je me suis lancé.
Comment travaillez-vous les scénarios ? Est-ce que vous les co-écrivez ou attendez-vous une version finale pour y apporter des modifications ?
Tout dépend des films, mais il est très rare que l’on arrive sur le lieu de tournage et que l’on décide de changer le scénario du tout au tout. Il arrive fréquemment que l’on fasse des petites modifications, par exemple sur quelques lignes de dialogues parce que l’acteur m’en fait la proposition, mais pas plus. En général, j’attends de recevoir une première version du scénario que je retravaille ensuite avec le scénariste. En tout cas, c’est ce qu’il s’est passé pour A Taxi Driver et les autres films.
L’acteur Song Kang-Ho dans le rôle du chauffeur de taxi Man-Seob. Extrait du film "A Taxi Driver" par Jang Hoon. (Crédits : DR)
L’acteur Song Kang-Ho dans le rôle du chauffeur de taxi Man-Seob. Extrait du film "A Taxi Driver" par Jang Hoon. (Crédits : DR)
Pour A Taxi Driver vous avez pu travailler de nouveau avec Song Kang-Ho avec qui vous aviez déjà collaboré sur The Secret Reunion. Comment gérez-vous ce type d’acteur star ? Les laissez-vous s’approprier complètement leur personnage ou bien aimez-vous les diriger au plus près ?
Sincèrement, je suis plutôt de la première option, je ne dirige pas vraiment mes acteurs sur le tournage, surtout quand je travaille avec des grosses pointures comme Song Kang-Ho. Pour moi, Song Kang-Ho n’est pas qu’un simple acteur, c’est un vrai artiste. Quand il vient sur un plateau de tournage, il sait exactement ce qu’il doit faire, il a déjà compris quel rôle il a à jouer. Donc quand il arrive, tout est déjà prêt. En fait, c’est quelqu’un d’extrêmement rationnel et par conséquent, je n’ai quasiment pas de direction à lui donner. Bien sûr, nous avons parfois des différends, mais dans ce cas-là, on en discute, on compare notre perception des choses, ce que j’ai pu voir sur le moniteur, et on trouve une solution. J’ai toujours eu l’impression qu’il travaillait beaucoup avant les tournages et que ce gros travail lui permettait ensuite d’exprimer une spontanéité venant de sa personnalité et qui fait toute la différence. Je crois qu’on retrouve ce truc très personnel d’artiste dans presque chaque scène qu’il joue et je ne voudrais pas le brider. Évidemment, je m’adapte aux différents acteurs car certains aiment ou ont besoin d’être dirigés de façon précise. Mais dans ce cas, c’est vraiment spécifique à la situation. Par exemple, pendant le tournage de A Taxi Driver, j’ai beaucoup plus parlé avec Thomas [Kretschmann, l’acteur allemand du film, NDLR] qu’avec Song Kang-Ho.
Justement, c’est la première fois que vous travaillez avec un acteur étranger. Qu’est-ce que cela change de collaborer avec quelqu’un qui ne parle pas la langue ?
Oui, c’était la première fois que je travaillais avec un acteur étranger et le problème de communication est arrivé très vite parce que je parle très mal anglais. Et c’est encore pire en allemand ! On a donc dû travailler avec l’aide d’une interprète et au début, c’était assez frustrant. Je me demandais si cela allait bien se passer, mais en fait, je crois qu’il y a quelque chose d’assez universel entre les acteurs et les réalisateurs. Finalement, tout s’est passé de façon très fluide : souvent on n’avait même pas besoin de parler.
Je me souviens particulièrement d’une prise vers la fin du film. On tournait une scène un peu complexe et après le « cut », Thomas s’est tourné vers moi pour regarder les images, mais il n’a pas eu besoin de venir jusque-là. Il n’était pas arrivé à mi-chemin qu’il avait déjà compris à mon expression ce qu’il fallait modifier. Il a fait demi-tour pour une nouvelle prise sans que j’ai eu besoin de lui expliquer quoi que ce soit. Finalement, on a pu très bien travailler pendant le tournage et depuis nous sommes restés amis. Nous prenons régulièrement des nouvelles l’un de l’autre.
L’acteur allemand Thomas Kretschmann dans le rôle du journaliste Jürgen Hinzpeter. Extrait du film "A Taxi Driver" de Jang Hoon. (Crédits : DR)
L’acteur allemand Thomas Kretschmann dans le rôle du journaliste Jürgen Hinzpeter. Extrait du film "A Taxi Driver" de Jang Hoon. (Crédits : DR)
A Taxi Driver parle d’un événement majeur dans l’histoire récente de la Corée. N’est-ce pas délicat de s’attaquer à un fait historique aussi important ?
Quand je me suis lancé dans cette aventure, j’ai ressenti de la pression parce qu’il s’agit effectivement d’un événement très puissant dans l’histoire de la Corée. Moi qui n’ai pas vécu les faits, j’avais peur de faire quelque chose qui puisse nuire à ceux qui les ont vécus et qui sont toujours en vie. Heureusement, cette pression a disparu petit à petit à partir du moment où j’ai pu rencontrer le journaliste Jürgen Hinzpeter. Lorsque je l’ai vu, je n’avais qu’une question en tête : pourquoi était-il venu jusqu’à Gwangju alors qu’il était journaliste correspondant au Japon ? J’imaginais qu’il avait eu une raison vraiment spécifique pour faire le voyage, mais il me répondit tout simplement qu’il l’avait fait parce qu’il était journaliste et que c’était son métier de couvrir des événements de la sorte. Je m’attendais tellement à une raison spéciale que je suis un tombé des nues devant la rationalité de sa réponse. Cela m’a ouvert les yeux sur ce que je devais faire et j’ai ressenti beaucoup moins de pression par la suite.
Vous aviez 5 ans à l’époque des événements. A quel âge et à quel moment avez-vous découvert ce qui s’était vraiment passé à Gwangju ?
Je l’ai découvert assez tard, lorsque j’étais à l’université, donc plus de quinze ans après les faits. Je l’ai appris grâce à l’un de mes seniors de l’école qui m’avait emmené chez lui pour me montrer des archives et des livres qu’il conservait sur les événements de Gwangju. Je me souviens avoir été très choqué. Je sais que la génération précédente avait réussi à dégoter la vidéo de Hinzpeter et qu’elle tournait dans certains milieux sous le nom de « la vidéo allemande ». Des gens avaient donc pu la voir et être au courant de ce qui s’était passé mais ça n’était pas mon cas. Je l’ai vraiment appris très tard.
A Taxi Driver offre un mélange assez marquant de scènes très sérieuses, presque à la façon d’un reportage, et de vraies scènes de divertissement oscillant entre comédie et film d’action. Quelle est la part du réel, de la fiction et du divertissement ?
C’est assez simple : le film se concentre sur deux personnages. Le premier est le journaliste allemand Jürgen Hinzpeter [joué par Thomas Kretschmann, NDLR], un personnage réel qui a filmé les événements, sur lequel j’ai pu beaucoup me documenter et que j’ai même pu rencontrer. Le second personnage est le chauffeur de taxi Man-Seob : il a presque été créé de toutes pièces et représente quelqu’un qui ne sait absolument pas se qui passe à Gwangju. Il s’agit d’un homme qui au début du film préfère fermer les yeux sur la réalité avant de prendre son courage à deux mains et de faire face. Ainsi, tous les éléments qui touchent à Hinzpeter sont des choses relativement réelles alors que ceux qui se rapportent au chauffeur de taxi tiennent souvent de la fiction.
Man-Seob et Hinzpeter tentent de passer le blocus imposé par l’armée. Extrait du film "A Taxi Driver" de Jang Hoon. (Crédits : DR)
Man-Seob et Hinzpeter tentent de passer le blocus imposé par l’armée. Extrait du film "A Taxi Driver" de Jang Hoon. (Crédits : DR)
Par exemple, il y a une grande course poursuite à la fin du film qui est purement fictive. Mais dans la réalité, les chauffeurs de taxis de Gwangju ont eu un très grand rôle, entre autres, en acheminant les blessés dans les hôpitaux. Par ailleurs, plus de deux cents taxis se sont interposés entre l’armée et la population sur la grande avenue de Gwangju lorsque ces derniers se faisaient massacrer près de la mairie. Ces gens ont pris d’énormes risques et ont fait d’énormes sacrifices pour sauver des civils. Certains d’entre eux sont toujours en activité aujourd’hui et peuvent en témoigner. Je voulais vraiment leur rendre hommage et c’est ce que la part de fiction du film m’a permis d’exprimer.
Propos recueillis par Gwenaël Germain, avec Ah-Ram Kim (traduction)
A voir, la bande-annonce du film A Taxi Driver :

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.