Economie
​​Expert - Le Poids de l'Asie

Quand la Chine construit des trains en Afrique : le précédent du Tazara

Des ouvriers nigérian le long d'un prototype de ligne de chemin de fer, qui sera construite par la China Railway Construction Corporation (CRCC), lors de la cérémonie de lancement du chantier de la ligne Lagos-Ibadan près du siège de la Nigerian Railway Corporation à Lagos, le 7 mars 2017. (Crédits : AFP PHOTO / PIUS UTOMI EKPEI)
Des ouvriers nigérian le long d'un prototype de ligne de chemin de fer, qui sera construite par la China Railway Construction Corporation (CRCC), lors de la cérémonie de lancement du chantier de la ligne Lagos-Ibadan près du siège de la Nigerian Railway Corporation à Lagos, le 7 mars 2017. (Crédits : AFP PHOTO / PIUS UTOMI EKPEI)
En 2017, deux lignes de chemin de fer construites et financées par la Chine ont été mises en service en Afrique subsaharienne. La première (750 km) relie Addis Abeba à Djibouti où Pékin vient d’inaugurer sa première base militaire, et la seconde (477 km) joint Mombasa depuis Nairobi. Ces lignes remplacent celles construites par la France et l’Angleterre. Elles s’ajoutent à trois autres achevées depuis 2014 : Khartoum-Port Soudan (780 km) et Abuja-Kaduna (180 km) au Nigeria. En moins de dix ans, la Chine a ainsi ajouté 2200 aux 55 000 kilomètres du réseau ferroviaire africain.
Cette fièvre du train surprend. Elle a pourtant un antécédent : au début des années soixante-dix, la Chine a construit une ligne de 1860 kilomètres reliant Dar es-Salam en Tanzanie à Kapiri Mposhi en Zambie proche de la Copper Belt. Le « Tazara » qui demeure à ce jour en Afrique le plus grand projet de la Chine fut sa première grande manifestation sur le continent noir.
Dès son indépendance en 1964, la Zambie, enclavée entre le Mozambique (alors colonie portugaise), le Malawi, la Rhodésie du Sud (Zimbabwe), la Namibie, l’Angola, la République démocratique du Congo et la Tanzanie, a demandé à la Banque Mondiale d’étudier un projet de chemin de fer vers le port de Dar es-Salam en Tanzanie qui éviterait le transit à travers ces pays parfois hostiles. Cette demande venait d’être rejetée lorsque le président tanzanien Nyerere a rencontré Mao Zedong en février 1965. Saisissant l’occasion de reproduire le geste de l’URSS qui finançait la construction du barrage égyptien d’Assouan, Mao a aussitôt proposé l’assistance de la Chine. Bien accueillie par la Tanzanie socialiste, cette offre l’était moins par la Zambie libérale. Critiquée par les Américains et les Russes qui jugeaient les Chinois incapables de mener un ouvrage aussi ambitieux, la proposition chinoise a toutefois amené les Occidentaux à analyser plus en détail la demande zambienne.
L’US Aid a offert des camions et proposé une route – une alternative « capitaliste » au chemin de fer « socialiste » – qui a été construite en parallèle à la voie ferrée. La Grande-Bretagne a financé un bureau d’études qui, après avoir mené plusieurs vols de reconnaissance au-dessus du tronçon zambien (600 km), a remis un volumineux rapport concluant à la viabilité du projet. Au même moment, une équipe chinoise parcourait à pied le tronçon tanzanien (1200 km) et remettait un rapport de quelques pages dans lequel elle concluait à la faisabilité du projet. N’ayant pas mesuré l’urgence politique de la demande zambienne, les Occidentaux l’ont rejeté en septembre 1965. Deux mois plus tard, la sécession de la Rhodésie et l’arrivée au pouvoir d’Ian Smith ont convaincu la Zambie d’entamer des négociations avec la Chine qui, se déroulant pendant la Révolution Culturelle, ont duré plusieurs années. Les Chinois ont proposé un prêt sans intérêt sur 30 ans avec 8 années de délai de grâce. Réticents à libeller ce prêt en dollar, la monnaie des impérialistes, ils ont envisagé de le libeller en or. Heureusement pour leurs partenaires africains, cette proposition a été abandonnée quelques mois avant l’annonce par Nixon de la fin de la convertibilité du dollar qui a provoqué la réévaluation de l’or !
Commencée en 1973, la construction a été achevée trois ans plus tard avec une année d’avance sur le programme annoncé. Mobilisant 15 000 travailleurs de Chine, dont de très nombreux techniciens détachés de la société des chemins de fer, sa réalisation a assuré la réputation des entreprises chinoises en Afrique.
Le Tazara a coûté 400 millions de dollars, soit autant que le barrage d’Assouan ou le barrage de la Volta. Il demeure à ce jour le plus grand projet chinois en Afrique et a représenté un effort considérable pour la Chine qui était alors bien plus pauvre que la Tanzanie et la Zambie, avec un revenu per capita – en parité de pouvoir d’achat – respectivement deux et six fois plus faible. Cette réalisation a placé la Chine parmi les premiers bailleurs de l’Afrique. Elle illustre plusieurs caractéristiques de l’aide chinoise qui ne sacrifiant pas aux modes a toujours donné la priorité aux infrastructures. Rappelant que « pour devenir riche il faut construire une route », les Chinois doutent à juste titre de la pertinence des réformes libérales dans les pays où, faute de route, les agriculteurs ne peuvent pas vendre leurs récoltes.
La Chine n’a pas présenté la construction du Tazara comme une aide, un mot qu’elle a évité de mentionner jusqu’à la publication du livre blanc sur « l’aide internationale » en avril 2011, mais comme une coopération entre pays en développement. Les Chinois qui ne parlaient pas alors de relations « gagnant-gagnant » s’intéressaient aux débouchés africains, qu’il s’agisse de produits de consommation – textile ou bicyclette de marque « Pigeon » – ou de construction : lorsqu’il a visité l’Algérie et le Mali en 1963, Zhou Enlai a vanté le savoir-faire des entreprises chinoises qui venaient d’achever une route à travers le Xinjiang et il a proposé de construire la route transsaharienne. La construction du Tazara offrait ainsi une vitrine à la Chine en Afrique.
Cette réalisation a combiné l’exportation de services (envoi de techniciens chinois qui ont encadré des travailleurs tanzaniens) et de biens (matériel roulant et voies ferrées). Les dépenses de construction ont représenté la moitié du contrat, un pourcentage considérable qu’explique l’adoption de techniques de construction à haute intensité de main-d’œuvre. Les dépenses locales ont été financées par la vente de tissus, savons, bicyclettes, parapluies sur les marchés tanzaniens et zambiens où l’entrée de ces produits a soulevé de nombreuses critiques. Brocardant le « train de bambou », des journaux ont accusé les Chinois de vendre à des prix élevés des produits de mauvaise qualité. Le Wall Street journal a présenté le débarquement de 15 000 travailleurs chinois à Dar es-Salam comme l’avant-garde d’une invasion susceptible de bouleverser l’équilibre ethnique de la région. Des journaux ont publié des photos truquées – des « fake news » avant l’heure – d’affiches offrant des terres aux Chinois acceptant de travailler à la construction du Tazara.
Prouesse technique, le Tazara fut un échec commercial. Son fonctionnement s’est heurté à des difficultés tant au niveau du matériel roulant que de la gestion. Cinq ans après sa mise en service, la fréquence avait été réduite à deux trains par jour au lieu des 17 prévus initialement (dont plusieurs trains de passagers). L’accumulation d’incidents techniques et la congestion du port de Dar Es-Salam ont suscité des tensions entre la Tanzanie et la Zambie. Dans les années 1980, les bailleurs étrangers (US Aid, pays nordiques) et la Chine ont financé la réhabilitation du Tazara et, en permettant aux Zambiens d’exporter leur cuivre via l’Afrique du Sud, la fin de l’apartheid a fait perdre une partie de sa justification à ce chemin de fer qui avait désenclavé l’ouest de la Tanzanie. L’aide chinoise contribue encore au financement de ce chemin de fer qui pourrait être racheté par une société… chinoise.
Au début de la décennie 1970, la Chine était le premier partenaire de la Tanzanie. Après avoir diminué dans les années 80, le commerce bilatéral a repris avec le retour des Chinois en Afrique depuis 2000. Si les relations restent étroites, la Tanzanie n’est plus un partenaire privilégié de la Chine, qui commerce désormais davantage avec les pays pétroliers et l’Ethiopie.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).