Politique

Tout ce que vous devez savoir sur Rodrigo Duterte

Rodrigo Duterte livre un discours devant la mairie de Davao le 27 juin 2016, trois jours avant son élection à la magistrature suprême philippine. (Crédit : MANMAN DEJETO / AFP)
Rodrigo Duterte livre un discours devant la mairie de Davao le 27 juin 2016, trois jours avant son élection à la magistrature suprême philippine. (Crédit : MANMAN DEJETO / AFP)
Ses soutiens le surnomment « Digong », « Roddy » ou « DU30 ». Depuis le 30 juin 2016, les Philippines se sont dotées d’un président hors-norme : Rodrigo Duterte. Maire controversé de Davao, au sud de l’archipel, il se fait élire en promettant de délivrer le pays de la drogue et de la corruption avec les mêmes moyens qu’il a utilisés dans sa ville. Des méthodes expéditives fondées sur la coopération des forces de l’ordre avec des milices d’autodéfense privées et l’assassinat sauvage de suspects. En un an, cette « guerre contre la drogue » aurait tué plus de 5 000 personnes selon les chiffres officiels, faisant monter au créneau toutes les associations de défense des droits de l’homme.
Malgré cela, le président demeure l’un des plus populaires avec 75 % d’opinions favorables. Car Duterte est avant tout un personnage. Alliant le comportement d’un héros de série B et un langage cru – plus proche des comptoirs de bars que des palais présidentiels -, il séduit bon nombre de Philippins modestes, oubliés par la réussite économique du pays et les politiciens traditionnels. Ne reconnaissant ni Dieu ni maître sur la scène internationale, il dit tout ce qui lui passe par la tête devant les journalistes. A charge pour son cabinet de rectifier le tir si ses déclarations sont inexactes, irréalisables voire insultantes pour certains leaders étrangers. Mais cette façade imprévisible et vulgaire cache un dirigeant beaucoup plus nuancé et ambitieux pour son pays. Portrait en 10 points d’un « type haut en couleurs », comme le qualifiait Barack Obama.
Retrouvez ici tous nos Mémos.

SOMMAIRE

1. Il est issu d’une famille de l’élite politique locale
2. Il a été sympathisant communiste dans sa jeunesse
3. Il veut faire la paix avec certains groupes armés
4. Il a rodé sa guerre contre la drogue lorsqu’il était maire de Davao
5. Il professe des opinions progressistes dans un pays encore très conservateur
6. Il est « la voix de Mindanao et des Visayas contre la Manille impériale »
7. Il est un maître des fake news
8. Il n’est pas (encore) un Marcos bis
9. Il n’est ni pro-chinois, ni anti-américain
10. Il a promis de faire des Philippines un « paradis des infrastructures »

1. Il est issu d’une famille de l’élite politique locale

Si Rodrigo Duterte aime à se donner une image d’homme du peuple, il n’en est pas moins un fils de bonne famille. Originaire de l’île de Cebu (dans le centre des Philippines), le clan Duterte, qui peut être relié aux premiers colons espagnols, est bien implanté parmi l’élite régionale – la « Buena Sociedad Cebuana ». On trouve dans son arbre généalogique de nombreux propriétaires terriens et des membres de l’administration locale. Le père de Rodrigo, Vicente Duterte, commence sa carrière politique en tant que maire de Danao (Cebu) dans la seconde moitié des années 1940. Sa mère, Soledad Roa Duterte, est native d’Augusan du Nord, sur l’île méridionale de Mindanao. C’est vers cette région que toute la famille déménage en 1949 en quête d’opportunités économiques. Le gouvernement central de l’époque favorise en effet l’émigration depuis les provinces surpeuplées du nord de l’archipel vers cette terre encore peu exploitée.
Après quelques années de vaches maigres, Vicente est élu gouverneur de la province de Davao. Trois ans plus tard, Rodrigo sera chargé d’effectuer la tournée des districts locaux lors de la campagne pour sa réélection. Il s’agit de sa première expérience en politique : il en tirera son sens du contact avec les classes populaires. Il est pourtant loin d’être un héritier modèle. A l’exact opposé de son père qui passe pour un homme affable et mesuré, Rodrigo est un garçon indiscipliné qui se fera renvoyer de plusieurs lycées, porte une arme sur lui dès ses quinze ans et cultive son image de « kanto boy » (garçon des rues). Sa mère tentera en vain de corriger ses écarts de conduite avec une extrême sévérité.
Après le lycée, il rejoint la capitale pour faire ses études de droit sur les conseils de son père. Ce dernier espère qu’une connaissance minimale de la loi lui évitera au moins de se ruiner en frais d’avocats s’il décide de poursuivre son comportement marginal. Il est diplômé de science politique au Lyceum des Philippines en 1968, puis de droit en 1972 au Collège San Beda, deux universités manilènes. Il passe l’examen du barreau philippin et entre au bureau du procureur de Davao en 1977.
Après avoir été gouverneur de Davao pendant six ans, son père rejoint l’équipe du président Ferdinand Marcos en tant que ministre de l’Intérieur. Mais il meurt en 1968 d’une crise cardiaque quatre ans avant que le chef de l’État ne s’octroie les pleins pouvoirs. Sa mère s’illustre en prenant la tête du « Yellow movement » contre la loi martiale à Davao, après l’assassinat du leader d’opposition Benigno Aquino à l’aéroport de Manille en 1983. Elle sera récompensée par la femme de ce dernier, devenue présidente des Philippines à la chute du régime, en étant nommée vice-maire de Davao. Un honneur qu’elle décline en faveur de son fils aîné Rodrigo, lui mettant ainsi le pied à l’étrier pour sa future carrière politique.

2. Il a été sympathisant communiste dans sa jeunesse

De son propre aveu, Duterte n’était pas un élève particulièrement brillant. « Ça m’a pris sept ans pour finir le lycée. Je ne suis pas un gars extraordinaire, mes notes ne dépassaient pas 75/100 », a-t-il déclaré lors des 63 ans de la fondation de l’université « Lyceum des Philippines » en 2015. Ses années d’étudiant en science politique seront pourtant déterminantes dans la mesure où elles lui permettront de faire la rencontre du professeur Jose Maria Sison. Celui-ci n’est autre que le fondateur du Parti Communiste des Philippines (CPP) d’inspiration maoïste. Duterte n’a jamais rejoint ce parti, mais il a été membre de la « Kabataang Makabayan » (Jeunesse nationaliste et patriotique ou KM), une organisation de jeunesse lancée en 1964. Prenant pour modèle la Révolution culturelle chinoise, qui débute deux ans plus tard, ce groupe politique incitait ses membres à « servir le peuple, rejoindre les masses à la campagne et prendre part à la révolution agraire » mais aussi à combattre les élites politiques dénoncées comme féodales et corrompues.
*Armando Jr. Malay, « Gauche : partis pris et enjeux », in William Guériache (dir.), Philippines Contemporaines, Paris : Les Indes Savantes, 2013, pp. 121-141. **Gwénola Ricordeau, « État de littérature. Actualité de la recherche sur le mouvement communiste et la lutte armée aux Philippines », in Critique internationale, vol. 3, n° 68, 2015, pp. 173-179.
Le 29 mars 1969, le CPP lève une armée « d’autodéfense populaire » : la « New People’s Army » (NPA) dont la KM constitue un vivier de recrutement*. A l’apogée de sa puissance sous le régime de Marcos, elle est politiquement marginalisée lors du retour à la démocratie. Les derniers tenants de la lutte armée sont désormais retranchés dans les zones reculées de Mindanao, perpétuant l’une des plus anciennes guérillas du monde**. Grâce à son passage à la KM, Duterte dispose du même bagage idéologique que les chefs de la NPA, avec qui il est en contact depuis son élection à Davao. Il se décrit lui-même comme un socialiste et ne cache pas sa proximité avec les rebelles même s’il désapprouve leurs méthodes. « Dans le monde moderne où nous vivons aujourd’hui, vous avez l’air ridicule en portant des armes et en espérant changer la société par la violence. La lutte armée n’est rien d’autre que de l’idéalisme mal placé », dit-il à Sison lors d’une conversation téléphonique en 2015. Il entretient en effet des rapports cordiaux avec son ancien mentor à qui il a proposé de rentrer au pays peu après son élection. Malgré ses fonctions de maire à Davao il n’a pas hésité à se rendre dans un village tenu par les rebelles pour inspecter les dégâts causé par un typhon en décembre 2012 ni même à autoriser l’organisation des funérailles d’un leader guérillero en plein cœur de sa ville en juillet 2015.
Une fois président, il a mené une politique d’ouverture vis-à-vis des forces de gauche. Son directeur de cabinet est un ancien guérillero dont il a supervisé le cas quand il était procureur. Les portefeuilles de secrétaires d’État au travail, à la protection sociale et à la réforme agraire ont été confiés à des représentants du « National Democratic Front » (NDF), une coalition de forces d’extrême gauche dont fait partie la rébellion maoïste. Mais cette main tendue ne signifie pas que le président accorde un blanc seing à la guérilla. La méfiance subsiste entre les parties et les négociations de paix sont régulièrement interrompues par des actions violentes menées par l’un des deux camps.

3. Il veut faire la paix avec certains groupes armés

Du fait de sa place relativement à part au sein de l’archipel, Mindanao est très vite devenue le repère de tous les groupes armés ayant maille à partir avec le gouvernement. Outre la guérilla maoïste, l’île est le refuge de mouvements indépendantistes musulmans. Fondé le 1er mai 1968 (un an avant la NPA), le Muslim Independence Movement prône l’instauration d’un État islamique sur la majeure partie de l’île de Mindanao. Constitué à l’origine de 90 jeunes hommes formés militairement en Malaisie, le groupe s’organise et prend le nom de Front Moro de Libération Nationale (MNLF) un an plus tard. Diverses organisations plus ou moins liées se créeront par la suite en fonction du lieu d’entraînement de leurs cadres et de leurs zones d’activité. Après le retour à la démocratie, le mouvement indépendantiste Moro se fractionne en une galaxie de groupuscules armés. Les principaux mouvements en activité aujourd’hui sont le MNLF, le Front Moro Islamique de Libération (MILF) et le groupe Abu Sayyaf.
Maire de Davao sur l’île de Mindanao depuis 1988, Duterte connaît bien les différents groupes en activité sur l’île ainsi que leurs revendications. Il n’hésite pas lui-même à appuyer les revendications locales lors de sa campagne. Une fois arrivé à la tête de l’État, il s’attèle rapidement à sa tâche de pacificateur, envoyant des émissaire auprès des chefs communistes dans leur exil néerlandais ou relançant les discussions avec les chefs des deux groupes Moro MNLF et MILF.
Mais le nouveau président s’est vite rendu compte qu’il était beaucoup plus difficile de gérer le problème des groupes armés au niveau national qu’au niveau local. Avec les communistes, les progrès sont en dents de scie malgré ses amitiés personnelles et ses accointances idéologiques. Le « National Democratic Front » refuse catégoriquement l’idée d’un cessez-le-feu prolongé comme préalable aux discussions, arguant que cette condition les mettrait en position de faiblesse à la table des négociations. Avec les Moros, les avancées sont plus tangibles : le président a reçu pour étude le 17 juillet 2017 le projet de « Loi Fondamentale du Bangsamoro ». Ce document renforcerait le statut de cette région autonome musulmane située à l’est de Mindanao, au point mort depuis 2014, les pourparlers ayant été relancés par Duterte. « Cela prend du temps mais je vais me dépêcher afin d’avoir quelque chose à montrer au peuple d’ici à la fin de l’année », a-t-il lancé lors de sa rencontre avec la Commission de Transition de Bangsamoro, promettant de soutenir le projet lors du processus législatif.
Rodrigo Duterte obtient de bon résultats dans l’ensemble face aux groupes dont il comprend les revendications autonomistes et qui ont toujours été proches idéologiquement des combattants maoïstes ou de la Libye de Kadhafi. Mais il peine à appréhender les nouveaux venus sur la scène régionale : le groupe Abu Sayyaf, inspiré du wahhabisme saoudien et prônant une guerre sainte contre les colons chrétiens, ou le groupe Maute ayant fait sécession du MILF après le début des négociations avec le gouvernement. Contrairement à leurs aînés, ces nouveaux groupes refusent le dialogue n’hésitent pas à s’attaquer directement à Davao, le fief du président. La prise de la ville de Marawi, dans le nord de Mindanao, le 23 mai 2017 par le groupe Maute représente le dernier coup d’éclat de la nouvelle mouvance islamiste aux Philippines, ayant désormais fait allégeance à Daech.
La réponse de Duterte fut exclusivement militaire, passant par la proclamation de la loi martiale. Une législation d’exception qu’il désirerait désormais étendre sur la totalité de l’île jusqu’au 31 décembre 2017. Cette décision est décriée par certains commentateurs qui craignent une manœuvre pour imposer l’état de siège à tout le pays dans le cadre de sa politique de répression des drogues. Or la force seule ne peut pas avoir raison de la rébellion islamiste car celle-ci est trop liée à la situation sociale et économique de l’île. Dans la jungle, les étiquettes idéologiques ont peu de réalité et les groupes armés sont plus proches des bandits de grand chemin vivant des kidnappings et du racket, que des guerriers de la foi. Ils sont en réalité fédérés autour d’un chef charismatique faisant telle ou telle allégeance en fonction des besoins. Entre le MNLF en négociations avec Manille et Abu Sayyaf en rébellion ouverte, la porosité peut être très grande.

4. Il a rodé sa guerre contre la drogue lorsqu’il était maire de Davao

« L’île de Mindanao a longtemps été considérée comme le Far West des Philippines et il fallait une personnalité bien trempée pour réussir », écrit François-Xavier Bonnet dans les colonnes de Libération après l’annonce des résultats des présidentielles philippines en France. Effectivement, la ville de Davao dont Duterte hérite en 1988 est tout sauf un havre de paix. Alors surnommée « le Nicaragua de l’Asie », elle était selon le magazine Time « le paradis des kidnappers, des bandits, des rebelles communistes et des armées privées en vadrouille ». Les meurtres liés à l’un où l’autre de ces groupes étaient fréquents.
*Pierre Charentenay, « Les multiples facettes du Président philippin », Études, 2017/2 (Février), pp. 7-18.
Déterminé à pacifier ce petit monde, le nouvel édile se lance dans une lutte sans merci contre la drogue et la criminalité. Sur le papier, il a réussi. Davao serait devenue l’une des villes les plus sûres de l’archipel, si l’on en croit l’office de tourisme local, assurant à son administrateur un large soutien au sein de la population*. Cette popularité lui permet de se maintenir à la tête de la ville jusqu’à son accession à la présidence. Trente ans de mainmise quasi absolue sur la métropole du sud de l’archipel qui ne souffrira que deux exceptions. Il briguera le poste de député de Davao de 1998 à 2001, en raison d’une limite de mandat, avant de se représenter à la mairie. Il cèdera également le pouvoir à sa propre fille Sara Duterte de 2010 à 2013, se contentant du poste de vice-maire, pour les mêmes raisons.
La renommée du maire s’explique par des réalisations concrètes : durant son mandat des centres de santé, et des infrastructures sont inaugurées. Davao est la première ville des Philippines à mettre en place un service « police-secours » performant. A côté de cela, Duterte gère sa ville comme un cow-boy : il n’hésite pas à patrouiller lui-même à moto ou au volant d’une voiture de taxi à la recherche d’infractions. De nombreux récits mettent en scène sa manière toute personnelle de faire respecter le règlement. On le décrit ici attrapant un mauvais conducteur par le collet pour le forcer à déplacer sa voiture mal garée, là forçant pistolet au poing un touriste enfreignant son décret anti-tabac à avaler son mégot de cigarette. Les fonctionnaires ne sont pas en reste. Duterte est coutumier des visites impromptues pour veiller au bon fonctionnement des administrations. Ce sont ces manières expéditives présentées comme au service des petits contre les criminels et les profiteurs qui poussent le magazine américain Time à lui affubler le surnom de « Punisher » en référence à un personnage de comics dans un article de juillet 2002.
Mais à l’instar du héros de Marvel, l’image d’Épinal du justicier cache une réalité bien plus sombre. La « reprise en main » de Davao se fonde sur un bilan humain extrêmement lourd. En 1996, une grande campagne contre la petite délinquance est annoncée par le maire. Il s’agit dans les faits de livrer la ville à des groupes d’autodéfense, les « Davao Death Squads », chargés de nettoyer les rues avec la complicité des autorités locales. Celles-ci leurs fournissent une liste de proscrits – dealers ou petits délinquants. L’existence de telles entités n’est pas reconnue par la police, qui attribue les morts à des règlements de comptes entre gangs. Mais les déclarations de Duterte sont transparentes. « Si vous menez une activité illégale dans ma ville […], tant que j’en serais le maire, vous êtes une cible d’assassinat légitime » dit-il lors d’une conférence de presse en 2009.
Dans un rapport datant de la même année, Human Rights Watch décrit le mode opératoire de ces groupes : deux hommes surgissent à scooter, abattent leur cible en pleine rue et s’enfuient sans demander leur reste avant l’arrivée de la police. En 2009, 840 assassinats ont été dénombrés. Ce chiffre serait monté à plus de 1 420, dont 132 mineurs, à la veille du départ de Duterte pour Manille selon un militant des droits de l’homme cité par le Guardian. Parmi les morts, se trouvent également de nombreuses victimes collatérales, présentes au mauvais endroit au mauvais moment ou affligées d’une trop grande ressemblance avec l’un des suspects.
Duterte ne s’émeut pas du bain de sang dont il porte la responsabilité. « Je n’en n’ai rien à faire que nous soyons surnommés « la capitale du crime des Philippines » tant que ceux qui meurent sont des malfaiteurs. » Pire, certains insinuent qu’il aurait directement pris part aux tueries. Des rumeurs que son entourage s’empresse de démentir alors même que l’intéressé s’amuse à laisser planer le doute. « Je l’ai fait une fois à Davao. Juste pour montrer aux gars [les policiers] : si je l’ai fait, pourquoi pas vous ? » La politique menée à Davao pendant vingt ans préfigure la terrible « guerre contre la drogue » qu’il mettra en place dès son arrivée au pouvoir en juin 2016.

5. Il professe des opinions progressistes dans un pays encore très conservateur

Le personnage d’homme de la rue à l’insulte facile que s’est créé Duterte éclipse souvent un politicien plus nuancé dans sa manière de penser. Si comme toujours son message est brouillé par son langage ordurier et ses voltes-faces à répétitions, ses défenseurs ne manquent pas de mettre en avant aussi souvent qu’ils peuvent les mesures progressistes mises en place dans sa commune en tant que maire. Ainsi, malgré ses plaisanteries graveleuses sur le viol ou sa sortie sur l’homosexualité de l’ex-ambassadeur des Etats-Unis, Duterte a œuvré pour le droit des femmes et des minorités durant son passage à la mairie de Davao.
Il a notamment fait passer dès 1997 le « Davao City women Development Code », l’une des premières législations locales favorisant l’égalité des sexes dans le pays. La ville a été reconnue comme la plus avancée dans le domaine par la Commission philippine pour les Femmes (PCW). En tant que président, il a signé un décret renforçant l’accès des Philippins au planning familial et a remis en place le « comité de bienséance » chargé d’enquêter sur les accusations de harcèlement au sein des services présidentiels. Avec 43 % de fonctionnaires féminins, son administration est la plus proche des objectifs de parité fixés par la « Magna Carta des Femmes » promulguée en 2009. Des réalisations qui ne l’empêchent pas de multiplier les remarques sur les tenues vestimentaires de sa vice-présidente ou de systématiquement se fendre d’un commentaire sur l’apparence des femmes dans l’assistances lors de ses meetings, laissant ses quelques soutiens féministes bien en peine pour mettre son bilan en valeur.
Ayant passé toute sa vie à Mindanao, Duterte connaît mieux que quiconque les difficultés que les habitants musulmans de cette île rencontrent pour s’insérer dans la société philippine. Il a personnellement été victime de brimades de la part d’un camarade du Collège San Beda en raison de ses origines. Fidèle à lui-même, Rodrigo aurait tiré dans la jambe de ce dernier avec un pistolet pour « lui faire la leçon ». Un incident qui a bien failli lui coûter son diplôme. Durant sa campagne présidentielle, Duterte n’oublie jamais de jeter des fleurs à la population de Mindanao, rappelant notamment que les missionnaires musulmans, venus d’Indonésie et de Malaisie, sont arrivés à Mindanao 70 ans avant la découverte des Philippines par Magellan. L’un des grands projets du président serait de valoriser la place des régions périphériques de l’archipel au sein de la communauté nationale par la promotion d’un modèle fédéral. « Laissez-moi-vous le rappeler une nouvelle fois. D’après mon expérience, nous ne pouvons pas avoir un pays paisible si vous n’acceptez pas un système fédéral », martèle-t-il lors d’un discours en novembre 2016.
La candidature de Duterte avait également reçu le soutien d’une part de la communauté LGBT philippine depuis qu’il s’était déclaré favorable au mariage entre deux personnes de même sexe sur le plateau de l’émission « Gandang Gabi Vice » en 2015. « Tout le monde a le droit au bonheur », dit-il à cette occasion, avant de rappeler qu’il avait officiellement protesté contre l’interdiction faite par la commission électorale au parti Ang Ladlad (un parti LGBT) de participer aux présidentielles de 2010. Une position qu’il sera moins empressé d’afficher une fois installé au palais de Malacañan. Il s’est rétracté lors d’une visite officielle en Birmanie en mars 2017, déclarant devant la communauté philippine locale que l’ouverture du mariage aux personnes homosexuelles irait à l’encontre du code civil. Face au tollé provoqué parmi ses supporters, son porte-parole s’est empressé d’annoncer qu’un projet de loi portant sur une union civile pouvant lier des partenaires de même sexe était à l’étude à la chambre des représentants. Duterte s’est lui-même excusé : « Si j’autorisais le mariage pour les homosexuels, je violerais la Loi. Mais si ça ne tenait qu’à moi, faites ce qui vous rend heureux. »
*Pierre Charentenay, op. cit.
Ces prises de positions détonnent dans un pays que certains décrivent comme « plus catholique que le Pape » et où l’Église conserve une grande influence sur la vie politique, en particulier sur les sujets sociétaux comme le droit au divorce où le contrôle des naissances. Duterte, qui avait mis en place à Davao des distributions gratuites de préservatifs et d’aide à la contraception définitive pour les familles aux revenus modestes*, est depuis longtemps dans le collimateur d’une partie du clergé. Ces derniers s’opposent ouvertement à sa politique ultra-violente contre les drogues ou son projet de rétablir la peine de mort : de nombreuses églises ont ouvert leurs portes aux familles des victimes de la répression voire aux proscrits eux-mêmes. Cela ne manque pas d’attiser l’ire du président qui n’hésite pas à copieusement insulter l’archevêque de Manille ou les autres prélats.
Si les accomplissements de Duterte dans la promotion des minorités doivent être mis à son crédit, il est indéniable que son discours et sa politique anti-drogues ne créent pas un climat favorable à l’expression des différences dans la société.

6. Il est « la voix de Mindanao et des Visayas contre la Manille impériale »

*Roberto Blanco, « Culture politique », in William Gueraiche (dir.), op. cit., pp. 99-120.
Malgré l’indépendance en 1946 et la « People’s Power revolution » mettant à bas le régime de Marcos en 1986, la vie politique philippine n’a jamais réellement changé depuis le début du XXème siècle. Elle reste largement trustée par de grandes dynasties politiques qui subordonnent les partis à leurs ambitions personnelles. Apparues durant la période coloniale, ces familles demeurent toujours incontournables, durant la législature de 2001 à 2004, 110 députés (soit 50 % des élus) étaient des héritiers politiques*. Pour les Philippins, la politique est plus perçue comme un genre de divertissement que comme un moyen de faire évoluer leur quotidien. Les électeurs sont plus attachés à une personnalité précise, qu’ils suivent au gré de ses revirements et changements de parti, qu’à un projet politique précis. Ce qui explique l’arrivée sur le devant de la scène de célébrités issues du monde des sports ou du cinéma. Mais beaucoup sont désormais fatigués du système des trapos (mot formé des premières syllabes de « traditional politician » voulant également dire « torchon » en tagalog), qui favorise le clientélisme et la corruption.
Durant la campagne présidentielle, Duterte cultive son image d’outsider. Il maintiendra le suspense autour de sa candidature jusqu’au bout en faisant mine de préférer se représenter aux élections municipales de Davao. Il annonce sa décision « finale » de renoncer à la course présidentielle quatre jours avant la clôture des inscriptions pour finalement se raviser un mois plus tard. Le nouveau venu se joue alors des points faibles de ses concurrents, en particulier l’inexpérience de la sénatrice Grace Poe ou l’appartenance du dauphin du président, Mar Roxas, à l’aristocratie politique du pays. Face à ceux qu’il accuse de faire partie de l’élite responsables des maux endémiques de la société philippine, Duterte se présente comme un homme simple, indépendant et fort d’un excellent bilan à la tête de sa commune. Il parvient à détourner les thèmes de campagne des sujets économiques à ceux de la lutte contre la criminalité et la corruption. Il peut alors s’en donner à cœur joie pour vanter ses méthodes expéditives à l’œuvre dans sa ville et fanfaronner en promettant d’éradiquer les crimes violents en six mois.
La victoire de Duterte aux présidentielles de 2016 est d’abord et avant tout ressentie comme celle des laissés pour compte de la société philippine. En effet, sa candidature a été largement soutenue par ceux à qui les bons résultats économiques de la précédente administration n’ont pas profité. En effet, si l’archipel a enregistré une des plus belles croissances d’Asie sous le président Benigno Aquino III (+ 6 % en 2015), près de 76 % de la production de richesse serait absorbée par les 40 familles les plus riches. Les Philippines demeurent un pays très rural et les campagnes ont la sensation d’avoir été oubliées par les élites de Manille.
Duterte Il est également très populaire parmi les Overseas Filipino Workers (OFW, les Philippins partis travailler à l’étranger), autorisés à prendre part au vote depuis 2002. Il est le seul candidat à s’être directement adressé à eux, promettant notamment d’assouplir leurs formalités de départ et de faire cesser les contrôles abusifs qu’ils subissent à l’aéroport lors de leur retour au pays. Par ailleurs, il est non seulement le premier président à ne pas être né sur l’île septentrionale de Luzon (où se trouve Manille) depuis cinquante ans, mais surtout le premier à venir de Mindanao depuis l’indépendance. Il joue de ses origines provinciales qui tranchent avec les candidats évoluant de longue date dans les cercles de la capitale. Lors de ses meetings, il se montre comme originaire de Davao ou des Visayas en fonction de ses interlocuteurs. Cette image de « flingueur » ultra violent mais aussi viril et protecteur fait mouche auprès de l’opinion. Les électeurs s’identifient plus facilement à ce provincial, promettant de passer le moins de temps possible à la capitale, qu’à son concurrent direct Manuel Roxas II fils de sénateur et petit-fils de président. Le 9 mai 2016, Duterte s’installe à la tête de l’État avec 38,6% des voix, distançant de 15 points son concurrent le plus proche.

7. Il est un maître des fake news

La clé de la victoire de Duterte aux élections réside dans son utilisation massive des réseaux sociaux. Entré extrêmement tard dans la course électorale, sans budget conséquent, le candidat a trouvé en Internet la solution pour véhiculer efficacement son message. « Dans une certaine mesure, cela nous a encouragé à travailler plus dur, à utiliser nos compétences en organisation et en travail d’équipe pour coordonner ces gens sur les réseaux sociaux. Quand vous n’avez pas d’argent, vous devenez plus inventif et vous travaillez mieux », explique Nic Gabunada, l’ancien directeur de la campagne numérique du futur président.
Duterte disposait déjà d’une certaine popularité sur le Net. La force de son équipe a été de coopter et d’organiser tous ces supporters spontanés. Répartis en quatre groupes selon leur localisation géographique (Luzon, Visayas, Mindanao ou Philippins de l’étranger), les internautes sont encouragés à produire leurs propres contenus pour soutenir leur champion : images, vidéos, t-shirts… Ils sont également mis à contribution pour relayer les « messages de la semaine » envoyés par Duterte en fonction des besoins de la campagne ou faire remonter sur Twitter différents mots-clés comme « #DU30 » ou « #DuterteTilTheEnd ». Les responsables de la campagne n’avaient plus qu’à séparer le bon grain de l’ivraie et à récolter les fruits de ce travail de titan la plupart du temps réalisé bénévolement.
Une fois son champion installé à Malacañan, cette armée numérique n’est pas autorisée à regagner ses pénates. Au contraire, elle reste vent debout pour défendre la politique du président. Ses membres se chargent de reprendre et d’amplifier les déclarations du tribun sur la drogue, la corruption ou l’ingérence américaine, mais également à rabrouer les détracteurs de la nouvelle administration. Déjà durant la campagne, certains de ses soutiens en ligne s’étaient donnés pour mission de faire la chasse aux critiques. Une étudiante de l’Université des Philippines ayant appelé sur Internet à ne pas voter Duterte avait récolté en quelques heures une avalanche d’insultes, de menaces d’agressions et d’appels au meurtre.
Cette tendance ne va pas en s’améliorant après l’élection et aujourd’hui bien des journalistes enquêtant sur les agissements du président philippin croisent la route de cette « keyboard army ». Ce groupe serait renforcé par des centaines de comptes automatiques et surtout par des internautes de la diaspora philippine, parmi lesquels Duterte est très populaire, qui grâce au décalage horaire alimentent les commentaires quasiment 24h sur 24. Au sein de cette foule de partisans, des figures charismatiques ont émergé comme la chanteuse Mocha Uson ou la lycéenne Sass Rogando Sasot qui font désormais figure de porte-parole de cette force de l’ombre.
Bien entendu, Duterte n’a pas besoin de ces escouades de jeunes pour se défendre. Sa verve naturelle lui permet de se tirer des situations délicates en mettant l’assistance – physique ou par écrans interposés – de son côté. Le président aime ainsi à illustrer ses discours d’anecdotes plus ou moins en rapport avec le sujet et dont la véracité est souvent relative. Ces déclarations font leur petit effet sur le moment même si elles sont rarement suivies de conséquences. Accusé de posséder plus de 200 millions de pesos sur un compte, il lance à la cantonade : « J’ai dit à la Banque Centrale ouvrez tout ! Si vous trouvez la moitié de cette somme, je démissionne en tant que président »sans jamais faire parvenir à l’institution l’autorisation de vérifier ses comptes.
Mais au-delà des petits mensonges ou des insultes gratuites, l’une de ses armes politiques favorites reste la calomnie. Dans ce domaine, le puissant relais que lui offrent les réseaux sociaux lui est très utile. Aussi, en janvier, la vice-présidente Leni Robredo est accusée par un blogueur d’avoir fomenté un coup d’État contre le chef de l’exécutif. Si le complot est réfuté tant par la vice-présidente que par le président lui-même, il permet de saper la popularité de cette dernière connue pour ses positions contraires à celles de Duterte. Pire encore, la sénatrice Leila de Lima, une opposante de la première heure ayant enquêté sur les « escadrons de la mort de Davao » dès 2009, est accusée d’avoir accepté des donations politiques de prisonniers en échange de son indulgence sur le trafic de drogue au sein de la prison de New Bilibid. Les allégations portées par Duterte et ses partisans ont augmenté crescendo, lui imputant une liaison avec son chauffeur qui encaisserait les pots-de-vins entre autres joyeusetés. En prison depuis février 2017, l’ex-élue a déclaré en mars craindre pour sa sécurité alors que des fake news annonçant son suicide circulaient sur Internet.

8. Il n’est pas (encore) un Marcos bis

Renversé en 1986, le spectre du dictateur Ferdinand Marcos plane au-dessus de la nouvelle administration. Il est vrai que l’actuel président aime à cultiver une certaine ressemblance avec l’ancien leader. Il ne manque d’ailleurs pas de rappeler que son père a fait partie de ses soutiens avant la loi martiale. « Mon père est l’un des seuls qui est resté avec Marcos durant sa traversée du désert. Tout le monde quittait le parti libéral à l’époque, […] il n’y avait que Bienvenido Ebarle et mon père pour soutenir Marcos », déclare-t-il lors d’un discours à Makati, nonobstant l’engagement de sa mère contre le régime.
L’oubli de cette prise de position maternelle, qui lui a tout de même permis d’obtenir son poste de vice-maire de Davao en 1988, est loin d’être anodin. Cette prise de parole avait lieu ce jour-là devant le gouverneur d’Ilocos Norte : Imee Marcos, principal soutien financier de sa campagne et… fille de Ferdinand Marcos. En effet, la famille de l’ex-dictateur constitue l’un des plus grands soutiens politiques de Duterte. Ainsi le frère d’Imee, Ferdinand R. Marcos Jr., a-t-il concouru sans succès pour l’élection de vice-président avec sa bénédiction. En récompense, le nouveau président a fait transférer le corps de l’ancien autocrate au « cimetière des héros », dans la banlieue de Manille, en novembre 2016. Face au tollé dans une partie de l’opinion, il s’est contenté de rétorquer : « Je vais autoriser l’enterrement du président Marcos, non pas parce que c’est un héros mais parce que c’était un soldat philippin. Point. » Le tout après avoir loué son « idéalisme » et sa « vision pour le pays ».
S’il y a un aspect de la présidence Marcos qui semble fasciner Duterte au plus haut point, c’est bien la déclaration de la loi martiale. De 1972 à 1981, Marcos a tenu l’archipel en coupe réglée utilisant le prétexte de l’apparition des guérillas à Mindanao pour faire arrêter ses opposants politiques. Rodrigo Duterte lui aussi caresse l’idée de recourir à des mesures d’exception pour mener à bien sa campagne contre la drogue à l’échelle nationale. Avant même de se déclarer officiellement candidat, il évoquait avec les reporters du magazine Esquire en 2015 ce qu’il ferait s’il était président : « Je me donnerais de six mois à un an pour mener à bien les réformes désirées et prendre les mesures qui vont de pair. Mais si je trouve ça trop dur, si je trouve des obstacles dans tous les coins, si les gens commencent à m’embêter avec les procédures judiciaires, les formalités prévues par la loi et tout ça, je leur dirai de ne pas me forcer la main. Parce que si au bout de six mois je me sens inutile, je déclarerai un gouvernement révolutionnaire. »
Durant sa campagne, Duterte ne réclame pas nécessairement la loi martiale à corps et à cri. « Il n’y a pas besoin de loi martiale. Nous avons de nombreuses lois qui ne sont pas complètement appliquées », lance-t-il lors d’un meeting. En effet, depuis la fin de l’ère Marcos, la législation sur ce point est volontairement restrictive. L’article VII section 18 de la constitution philippine de 1987 ne prévoit que deux raisons autorisant l’exécutif à promulguer ce dispositif : en cas d’invasion ou de rébellion. Mais Duterte ne cache pas un certain penchant pour l’autoritarisme : « Je suis un dictateur ? Oui, c’est vrai. Si vous n’êtes pas contents, ne votez pas pour moi. »
Mais cela fait-il de Duterte un autocrate ? Nous ne le savons pas encore. Pour le moment, la procédure légale est respectée sur l’archipel : la promulgation de la loi martiale a bien été soumise à la Cour Suprême pour approbation sous 48h. De même à l’expiration du délai de 60 jours prévus par la constitution, Duterte a soumis dans les temps une demande de prolongation qui a été votée à 261 voix contre 18 par les élus des deux chambres. La lettre de la Constitution dispose que la loi martiale – telle que Duterte l’a imposée – « ne suspend pas l’exercice de la Constitution, ne supplante pas le fonctionnement des tribunaux civils et des assemblées élues, n’autorise pas l’octroi de juridiction aux tribunaux et agences militaires là où des tribunaux civils sont compétents ». Les institutions, et en particulier le pouvoir judiciaire, continuent donc de fonctionner normalement. Même si sa note globale a baissé, l’ONG Freedom House donne aux Philippines sensiblement les mêmes résultats en 2017 qu’en 2015 : l’archipel est classé « partiellement libre » avec des notes de 3/7 pour le respect des droits politiques et les libertés civiles (1 étant la meilleure note et 7 la plus mauvaise).
Néanmoins, même si les institutions ne sont pas remises en cause de manière formelle, six ans de Duterte ont le potentiel de faire beaucoup de mal à l’État de droit. Avec plus de 7 000 victimes en mars 2017 selon Human Rights Watch, il a déjà fait davantage de morts en un an de présidence que Marcos en quatorze ans. Il n’hésite pas à faire référence à ce dernier lors de l’instauration de la loi martiale à Mindanao le 23 mai 2017. « La loi martiale, c’est la loi martiale. Mes compatriotes l’ont déjà vécu, ça ne sera pas différent de ce qu’à fait le président Marcos. Je serai impitoyable. » Peu de temps après, Duterte parle même de suspendre « préventivement » l’Habeas corpus dans les Visayas. Des paroles qui peuvent légitimement inquiéter dans le contexte actuel. A cela s’ajoute le problème de l’organisation des élections locales : reportées d’un an afin de ne pas surcharger le calendrier électoral de 2016, la nouvelle date n’est toujours pas définie et la présidence de la République a même évoqué la possibilité de nommer directement les nouveaux chefs de barangay (plus petite unité administrative aux Philippines). La tenue ou non de ces élection constituera certainement un marqueur sur la volonté de Duterte de respecter le jeu démocratique.
Dans le fonds, plus qu’un nouveau despote, Duterte est surtout un symptôme de la « fatigue démocratique » du pays. Si ses institutions sont plus solides qu’à l’époque de Marcos, elles n’ont pas évité le retour aux vieux démons du népotisme et de la corruption. Pour Bill Hayton, chercheur associé au think tank Chatham House, l’élection du président philippin risque de servir de prétexte aux dirigeants qui désirent limiter le droit de vote dans leur pays. Ces derniers peuvent désormais se prévaloir de la possibilité de l’émergence d’un tel leader via des élections libres. Et de conclure : « Il appartient à Duterte de décider s’il veut être un avertissement ou un argument contre la démocratie. »

9. Il n’est ni pro-chinois, ni anti-américain

« Je vous annonce ma séparation des États-Unis tant sur le plan militaire qu’économique. » Prononcées lors d’un discours au Philippines-China Trade Investment Forum en octobre 2016, ces paroles ont eu leur petit effet sur l’opinion internationale. Si les sentiments du président philippin pour le grand frère américain sont bien connus – tout le monde se souvient de la polémique avec l’ex-président Barack Obama –, les Philippines ont toujours été l’un des plus proches alliés de Washington dans la zone. Les fonctionnaires du gouvernement ont été bien à la peine pour expliquer les implications de cette affirmation tombée de nulle part. Interrogé sur l’avenir des patrouilles conjointes par le sénat philippin, le secrétaire à la Défense Delfin Lorenzana s’est vu obligé de répondre : « Je ne sais pas vraiment car le Président a fait ce communiqué sans en avertir le cabinet. »
Le porte-parole du gouvernement, Ernesto Abella, a quant à lui exhorté les journalistes à essayer de « comprendre Duterte au lieu de le prendre au pied de la lettre », avant de conseiller de faire preuve « d’imagination créative » face aux déclarations du chef de l’État. Si, comme dans le domaine de la politique intérieure, les paroles de Duterte n’engagent que ceux qui les écoutent, on peut s’interroger sur les raisons de ce brusque retournement prochinois de la part de celui qui promettait d’aller planter le drapeau philippin sur les îles Spratleys en jetski.
*William Guéraiche et Charmaine Misalucha, « Philippines – États-Unis en quatre actes, 1946-2010 », in William Guéraiche (dir.), op. cit., pp. 433-447.
Duterte ne porte pas l’Amérique dans son cœur. Néanmoins, en tant que président des Philippines, il ne peut pas se permettre de faire l’économie de Washington. L’archipel entretient avec l’ancienne puissance coloniale des relations particulièrement fortes. Avec le début de la guerre froide en Asie, les deux pays ont conclu un accord pour l’implantation de deux bases militaires dès mars 1947, amplifié par un traité de défense mutuelle signé en 1951. Les Américains n’ont par la suite jamais refusé leur aide technique ou économique à Manille, quel qu’en soit le régime politique. L’alliance s’est vue renforcée par un traité de coopération navale en 1994 et sur des exercices militaires conjoints en 1998*. L’armée philippine est entraînée à travailler avec ses partenaires outre-Pacifique et peut difficilement changer des habitudes forgées pendant cinquante ans du jour au lendemain.
Duterte le sait : une telle « séparation » demeure difficile à opérer dans les faits. Elle ressemble davantage à une ruée dans les brancards qu’à un divorce en bonne et due forme. La preuve en est que, malgré son annonce de séparation en faveur de la Chine, le président n’a pas eu d’autre choix que de faire appel à des « conseillers » envoyés par Washington lors du siège de Marawi (sur l’île méridionale de Mindanao) à l’été 2017. Ni les militaires ni la population ne désirent s’éloigner des Américains. En visite aux États-Unis peu après l’incident de l’insulte à Obama, le secrétaire aux Affaires étrangères Perfecto Yasay avait d’ailleurs mis l’accent sur « l’histoire et les valeurs partagées mais plus encore l’avenir commun » entre les deux pays. Il rappellait néanmoins que cette relation devait être fondée sur « le principe que les Philippines et les Etats-Unis sont souverains et égaux » et de préciser que ses compatriotes ne sont plus les « petits frères bruns de l’Amérique », reprenant une expression populaire à l’époque coloniale.
*Ibid.
Duterte n’a en réalité pas confiance en son allié : « L’Amérique ne mourra jamais pour nous. Si l’Amérique en avait quelque chose à faire, nous aurions reçu des porte-avions et des frégates lance-missile dès que la Chine a commencé à occuper le terrain dans les territoires contestés. Rien de tout ça n’a eu lieu. » Il faut le reconnaître : malgré son statut honorifique de « principal allié n’appartenant pas à l’OTAN »* (Major Non-NATO Ally), l’archipel est principalement payé en monnaie de singe. Son armée est l’une des plus mal équipées d’Asie et de 2011 à 2015, les États-Unis ne lui ont fourni « que » 154 millions de dollars d’aide militaire. En comparaison, l’Égypte a reçu 6,5 milliards de dollars et le Pakistan 154 milliards durant la même période. Parmi les dons américains, beaucoup de matériel ancien, dont des bateaux de gardes-côtes désarmés de classe Hamilton – un modèle datant des années 1960. Alors même que la Chine se fait de plus en plus menaçante dans la région, Manille n’a jamais eu la promesse de Washington d’une protection de ses navires en mer de Chine du Sud à l’instar de ce qu’a obtenu le Japon dans son propre conflit territorial avec Pékin.
Contrairement aux Américains qui conditionnent leur aide à l’adhésion aux valeurs de la démocratie libérale et des Droits de l’Homme, la Chine ne s’embarrasse pas de telles formalités. Duterte a besoin de son argent pour moderniser les infrastructures et mettre en valeur les zones périphériques. Le président aurait déjà obtenu 24 milliards dollars d’investissements directs étrangers (IDE) de Pékin, qui lui a également fourni des armes pour mener à bien sa lutte contre les rebelles islamistes Maute à Marawi. Quelques temps après son séjour à Pékin, il s’est rendu au Japon où, a-t-il assuré, sa précédente visite n’avait qu’un but purement économique avant de quitter Tokyo les poches lestées de quelques financements et navires de patrouille supplémentaires. Les Japonais s’inquiétaient visiblement beaucoup d’un possible basculement des Philippines dans l’orbite chinoise et Duterte en a joué. Durant sa visite, les médias n’ont fait que comparer les montants des IDE injectés par Pékin et Tokyo sans en évoquer les aspects politiques.
L’objectif de Manille n’est pas de constituer une grande alliance des États autoritaires aux côtés de la Chine ou de la Russie, mais bien de diversifier ses appuis dans la région. Face à Washington dont il ne croit plus au soutien et dont il conteste les valeurs, Duterte recherche des partenaires moins exigeants. Néanmoins les liens avec Pékin sont fragiles, notamment sur la question des territoires disputés en mer de Chine méridionale. Si le président plusieurs fois a émis des velléités d’occupation des îles Spratleys, son armée n’en a clairement pas les capacités. Pour son secrétaire aux Affaires étrangères, l’archipel n’a de toute façon pas les moyens de contenir l’expansion chinoise dans la zone et doit donc privilégier la négociation ; ce qui a conduit son gouvernement à « mettre de côté » l’arrêt de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye de juillet 2016, pourtant rendu en faveur de Manille. Même si elle est, comme toujours, polluée par des déclarations à chaud sans consultation préalable, la ligne de Duterte est bien plus pragmatique qu’idéologique et vise à trouver un point d’équilibre entre tous les acteurs de la région.

10. Il a promis de faire des Philippines un « paradis des infrastructures »

L’arrivée au pouvoir d’un président socialiste autoproclamé, pro-armes, insultant tour à tour le Pape, l’ONU, Barack Obama et l’Union Européenne risque-t-elle de décourager les investisseurs ? Paradoxalement, la réponse à cette question est plus compliquée qu’il n’y paraît… Car si la politique anti-drogue de Duterte a un potentiel hautement déstabilisateur, son projet économique dévoilé lors de sa campagne est très cohérent et rationnel. Malgré sa main tendue vers les forces de gauche et d’extrême-gauche, le maire de Davao a eu l’intelligence de ne pas rejeter en bloc la politique de son prédécesseur.
Son « programme socio-économique en 10 points » contient en effet certaines propositions aux accents libéraux : « le maintien des politiques macroéconomiques actuelles », « la levée des restrictions constitutionnelles sur l’investissement étranger (hors propriété foncière) pour attirer les IDE », ou encore « investir dans le développement du capital humain, y compris […] les moyens d’acquisition de compétences et de formation afin de répondre aux demandes des entreprises et du secteur privé ». De quoi rassurer les acteurs économiques d’autant que tous les indicateurs sont au vert depuis un certain temps : la croissance économique moyenne des Philippines sur la période 2010-2016 est de 6,3 %, et cette dynamique ne semble pas remise en cause par un an de présidence Duterte. Le taux de croissance pour le premier trimestre de l’année 2017 serait de 6,4 %.
Néanmoins, le nouveau président n’oublie pas que ceux qui l’ont élu sont également ceux qui n’ont pas profité de la bonne santé économique de l’archipel. La nouvelle administration prévoit donc de redynamiser les campagnes ignorées par les présidents précédents. Par « l’augmentation de la productivité de l’agriculture et des entreprises rurales » comme le clame son programme, mais aussi et surtout par le développement des infrastructures locales. Près d’un mois après son arrivée au pouvoir, le secrétaire au Budget, Benjamin Diokno, a révélé un ambitieux plan de développement dans ce secteur. Le gouvernement consacrerait 5,8 % du PIB par an pendant six ans à la construction d’aéroports, de ponts, de routes reliant les fermes aux marchés, d’installations de stockage des récoltes et de ports maritimes.
Ce projet pharaonique sera réalisé « simultanément et non séquentiellement » dans toutes les régions du pays selon les dires du ministre, les chantiers les plus importants devant même être menés 24h sur 24 et 7 jours sur 7. Le financement de cette politique repose sur le présupposé d’une croissance continue et des bons résultats escomptés de la réforme fiscale (en cas de réussite de cette dernière la part du PIB employé pour le développement pourrait monter jusqu’à 7 %). Duterte attend également beaucoup de l’aide publique étrangère, américaine certes, mais aussi japonaise et chinoise. Pékin a d’ores et déjà accepté de payer pour une douzaine de chantiers : des voies de chemins de fer, des installations d’irrigation et des centrales hydroélectriques.
Mais ce grand projet risque d’être compromis par les autres mesures de Duterte. Si les Philippines ont encore économiquement le vent en poupe, de nombreux observateurs pointent des faiblesses qui risquent fort de déstabiliser le pays à terme. La sanglante « guerre contre la drogue » commence à inquiéter les agences de notation qui la critiquent ouvertement même si elles louent toujours le « programme socio-économique en 10 points ». « Cela peut saper le respect de l’État de droit et les droits de l’homme à travers le défi direct qu’elle lance à la légitimité du pouvoir judiciaire, des médias et des autres institutions démocratiques », note pudiquement Standard and Poor’s.
De plus, les troubles à Marawi ont réveillé la crainte de l’instabilité politique chez les investisseurs étrangers, que le président avait calmée en début de mandat par sa politique de main tendue aux rebelles. Les soutiens politiques de gauche de Duterte s’agacent également de la priorité accordée aux questions d’investissement au détriment d’un mouvement de réindustrialisation ou du lancement d’une politique plus protectionniste. Si durant la campagne, Duterte a réussi à créer l’illusion qu’il allait parvenir à satisfaire tout le monde avec son programme économique, il doit désormais définir ses priorités à la fois clairement et rapidement. Au risque de voir son « paradis des infrastructures » exploser en vol, victime de ses contradictions.
Par Emeric des Closières

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Etudiant en Master en Relations Internationales à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), Emeric des Closières nourrit un vif intérêt pour les relations que le Japon entretient avec ses voisins. Il a notamment rédigé un mémoire sur les sentiments antijaponais en Chine et en Corée du Sud.