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Expert - Tribune

Philippines : la trajectoire de la violence

Le président philippin Rodrigo Duterte tient un certificat de détention d'un pistolet Glock 30, remis à lui par un importateur d'armes à feu en récompense de sa lutte anti-drogue, lors d'une "causerie aux soldats" à Manille, le 4 octobre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / TED ALJIBE)
Le président philippin Rodrigo Duterte tient un certificat de détention d'un pistolet Glock 30, remis à lui par un importateur d'armes à feu en récompense de sa lutte anti-drogue, lors d'une "causerie aux soldats" à Manille, le 4 octobre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / TED ALJIBE)
*Amnesty Internationale, « Philippines: Duterte’s 100 days of carnage », 7 octobre 2016.
Le dramatique chiffre de 6 000 victimes depuis l’arrivée du président Duterte au pouvoir aux Philippines le 30 juin 2016 laisse pantois. Sans procès ni aucune forme légale, cette violence – encouragée et cautionnée par le président – explose. On comptabilise aujourd’hui aux Philippines plus d’homicides par armes à feu qu’aux États-Unis. Et on s’interroge : la prévision annoncée par le président lui-même de 100 à 150 000 personnes visées par la police ou des « exécuteurs professionnels » pourrait-elle être atteinte ? Se peut-il que le candidat Duterte qui promettait de tuer tant de criminels que les poissons de la baie de Manille allaient grossir, y parvienne ? Comment une telle violence civile peut-elle se dire et se produire ? Avec quels effets sur une cohésion nationale déjà bien entamée et sur la légitimité d’un État décrédibilisé pour son incapacité à sortir le pays de ses crises chroniques ? Amnesty International évoque un « carnage » dans un récent rapport alarmiste*.
La question se pose de savoir d’où provient cette violence utilisée comme mode de règlement politique et pourquoi – et dans quelle mesure – elle est tolérée par la population. S’agit-il d’un épiphénomène produit par une démocratie déviée et vidée de sa substance par un président populiste, ou s’inscrit-elle dans une longue durée qui a favorisé une intériorisation dont les plus faibles sont évidemment les premières victimes ? Qu’est-ce que cette violence expéditive révèle au fond de la nature et de la perception du politique dans l’archipel ?

Une violence aux racines anciennes

*José Braganza, The Encounter : the epic Story of the christianization of the Philippines Manille, Catholique Trade School, 1965.
Sans sous-estimer ou idéaliser le mode politique qui régnait entre les communautés dispersées sur l’archipel jusqu’au XVIème siècle, on peut toutefois dater l’arrivée de la violence publique à l’ère espagnole. Et l’ordre espagnol dès le début de la colonisation officielle (1565) est perpétré par les religieux. Les Philippines, baptisées ainsi en raison de l’infant Philippe II d’Espagne, sont loin (l’administration relève du Vice-roi de la Nouvelle-Espagne résidant à Mexico) et les hommes de troupes ne sont pas si nombreux. La couronne s’appuie donc sur des ordres religieux qui s’installent dans l’archipel et auxquels elle attribue (à partir de 1594) des territoires : les populations étant réparties en communautés, chacune avec sa propre langue et ses coutumes, il était plus efficace de confier une « région » à chacun des ordres afin de ne pas disperser des énergies trop rares. Dans chacun de ces « espaces géographiques spirituels » où ne s’aventurent guère les représentants espagnols, les communautés sont très puissantes. Là, bénéficiant de l’absence totale de structure politique et administrative antérieure à leur arrivée (sauf parmi les communautés musulmanes où le système de sultanat permet une forme de gouvernement structurée), elles convertissent vigoureusement (la conversion des « Indios Filipinos » s’est faîte par le fer et le feu), imposent une organisation administrative et assurent une fonction politique, au service du pouvoir colonial, dont elles tirent revenus et prestige*. Le catholicisme a été imposé par de plus puissants avec des outils de coercition.
*Sophie Boisseau du Rocher, « Christianisme, modernité et démocratisation aux Philippines », in Démocratie, modernité et christianisme en Asie, sous la direction de Paul Jobin et de Jean-François Sabouret, Paris, Les Indes Savantes, 2008.
Du pouvoir civil comme du pouvoir ecclésiastique, les abus sont nombreux : la violence est un mode de contrôle que les religieux détournent à leur avantage. On touche ici à une ambivalence durable entre catholicisme et violence, entre ordre politique et violence. Parmi les abus que même certains prêtres espagnols dénoncent, la réduction en esclavage des indigènes capturés dans les combats, des exécutions sommaires et la levée de taxes exorbitantes. En raison de situations précaires et d’une vraie pauvreté, en raison de rapports de force inégaux et de la coercition exercée par des ordres en concurrence mais de plus en plus riches au fur et à mesure des conversions, les Philippins n’ont souvent pas eu d’autre choix que d’accepter un système de croyances et un système politique qui fonctionnent en binôme et ont été imposés dans un rapport de forces avéré. De là date un sentiment de fatalité, toujours sensible aujourd’hui, et entretenu par des concepts religieux par nature « supérieurs et incontestables ». Il est souvent surprenant de constater que des arguments et un vocabulaire d’ordre spirituel (« porter sa croix « , « le salut n’est pas sur terre ») sont encore évoqués pour justifier l’acceptation de situations abusives. Très imbus de leur supériorité raciale, voire spirituelle, les Espagnols installent un complexe d’infériorité opprimant dans l’inconscient collectif philippin, encore perceptible. Les indigènes sont souvent traités avec mépris (« ils méritent donc une certaine violence pour mieux les soumettre »), au mieux avec paternalisme. Encore aujourd’hui, le Philippin se sent souvent impuissant, trop faible pour modifier un système qui l’accable et dont il devine pourtant les contradictions*.

Trois siècles de colonisation espagnole vont donc familiariser les Philippins avec la violence, violence morale, violence spirituelle, violence physique aussi. L’Église espagnole a réussi, à force d’abus et de raccourcis spirituels qui justifiaient sa légitimité et ses pratiques, à susciter un réflexe fédérateur de rejet: les premières insurrections populaires ont d’abord été des réactions face à l’oppression coloniale. Ce n’est donc pas un hasard si le premier mouvement de libération nationale en Asie est né aux Philippines : il s’agissait en quelque sorte de se délivrer de cette violence qui enfermait la société philippine. Mais Rizal, un des pères de l’indépendance, qui refusera le recours à la violence et appellera à une « reconstruction morale et spirituelle », sera exécuté en 1896.

Les États-Unis ou l’usage de la violence sophistiquée

Cependant, les Philippins ne parviendront pas à se débarrasser de ce fléau : les années qui suivent sont des années de grand trouble. Après plus de trois siècles d’un régime perçu comme oppressif, les réformistes philippins (souvent regroupés dans des sociétés secrètes comme la « Ligue philippine » créée par Rizal ou la « Kaptipunan » créée par André Bonifacio) demandent la suppression du pouvoir colonial, l’expulsion des ordres religieux et la séparation de l’Église et de l’État. Les insurgés remportent des victoires contre les Espagnols et obtiennent le soutien des États-Unis, alors en guerre contre Madrid. Pourtant, aux termes du traité de Paris (10 décembre 1898), l’Espagne cède l’archipel aux USA (en même temps que Cuba, Porto Rico et Guam) en échange de 20 millions de dollars. Le 21 décembre 1898, Washington décrète l’établissement de l’autorité militaire américaine quand quelques semaines plus tard (23 Janvier 1899), les indépendantistes annoncent la formation d’un gouvernement provisoire à Malolos. Les tensions se multiplient mais un des chefs, Aguinaldo, capturé, est obligé de prêter serment aux Américains. S’ensuivent sept années de violence extrême que les Américains auront l’audace de qualifier de « guerre de pacification » – laquelle fera quand même quelque 250 000 morts philippins entre 1899 et 1910 !

Inutile de dire combien les débuts de cette pacification constituent un traumatisme pour des Philippins que Washington avait trahis. La violence morale se prolongeait, ses formes pouvaient se sophistiquer mais au final l’intermède colonial américain (qui dura 48 ans) eut des effets tout aussi paradoxaux sur une société philippine éprouvée dans sa quête de repère. Le « mensonge originel » de la modernité philippine mutait : ce n’était plus le messianisme spirituel qui justifiait la violence mais le messianisme démocratique. Dans des discours enflammés et portés par des références chrétiennes, les représentants américains justifient l’occupation militaire de l’archipel par la nécessité d’achever ce que l’Espagne avait négligé : « civiliser les Philippins. » Et perversion nouvelle, les Américains qui prétendaient faire de l’archipel la « vitrine de la démocratie en Asie » ont figé un ordre féodal qui s’est maintenu en place grâce à la violence perpétrée par des Philippins eux-mêmes : les ilustrados (qui ont racheté en 1898 aux ordres religieux des propriétés foncières de taille souvent importante) se transforment en americanistas sur lesquels s’appuie la nouvelle administration coloniale pour « pacifier » le pays. Les anciennes victimes ont été en quelque sorte les bourreaux scrupuleux de la colonisation américaine.

La classe possédante a donc rallié le libéralisme américain d’une part parce qu’il renforçait sa propre situation économique et d’autre part parce qu’au nom d’une modernité démocratique qu’il était censé induire, il justifiait sa prise de pouvoir. Ainsi, l’élite politique a, sous caution américaine, maintenu un système dont la violence implicite était la manière la plus facile de maintenir ses prérogatives « féodales » sans donner la moindre chance aux autres de modifier les règles du jeu. C’est dans ce contexte socio-politique qu’il faut replacer les diverses révoltes paysannes dont celles des Huks au milieu des années 1950 étaient le paroxysme. Et à nouveau, le système a écrabouillé les revendications immédiatement qualifiées de « communistes » sur fond de guerre froide.

Plus tard, les excès du couple Marcos, l’impossible réforme agraire, les arrestations arbitraires et les élections truquées constitueront autant de violences couvertes par Washington. Pas un scrutin sans qu’on ne décompte plusieurs centaines de morts. Les États-Unis ont encouragé la mise en place d’un système politique bipartite (calqué sur le leur), qui protège dans les faits les intérêts de l’oligarchie répartie entre deux formations politiques (les petits partis qui sont éventuellement créés au moment des élections ne parviennent pas à durer, faute de ressources financières). Mais surtout, la valeur de l’individu en tant que fondement de la démocratie n’est pas reconnue. Aujourd’hui encore, dans le regard du président Duterte qui a reconnu avoir lui-même tué des narcotrafiquants lorsqu’il était maire de Davao (12 décembre 2016), l’individu n’a pas à être respecté, surtout s’il se livre à des activités illicites. L’amalgame est bien entretenu.

La culture politique, l’État et la violence

On le constate, la violence est une expression politique aux Philippines très intériorisée dans une logique relationnelle forts/faibles ; les déficiences d’un État partisan l’ont en quelque sorte légitimée depuis plusieurs siècles. L’Église catholique a aussi joué un rôle en récupérant les questionnements légitimes de croyants (dés)abusés par la violence du système. Comment, à partir d’un système clientéliste fondamentalement violent dans les inégalités qu’il perpétue, travailler à la notion de bien commun ? Le recours à la mystique religieuse est indispensable : le bien commun aux Philippines, c’est le royaume de Dieu ! L’historicité démocratique est effacée au profit d’un intemporel imaginaire : les dérives temporelles sont à moitié pardonnées ! La religion fournit un pansement aux plaies qui travaillent le pays : l’absence d’horizon d’attente prometteur sur cette terre est comblée par la conviction d’un salut salvateur. Même la présidente Aquino, qui a pourtant tenté de casser ces cycles de violence, ne pensait pas autrement.

Les réactions de la population philippine à l’égard du président Duterte sont le résultat d’un double fait. D’une part, l’acceptation d’une logique d’efficacité et un registre de performance : le président dit/il fait, c’est donc que la promesse est réalisée. Certes, on peut ne pas adhérer tout à fait aux manières et procédures ; au moins, on se positionne dans l’exécution. Et les politiciens philippins ont une telle tendance à promettre sans exécuter que le résultat en lui-même est changement. D’autre part, la distanciation désabusée à l’égard de la sphère politique pratiquée par la très grande majorité des citoyens, et que connaît parfaitement le président Duterte, reste comblée par une religiosité exacerbée (non seulement catholique mais d’autres Églises et sectes qui se développent sur l’ensemble de l’archipel).

La violence, le rapport à la violence et au politique ne sont donc pas des paramètres nouveaux aux Philippines mais le produit d’influences et de forces qui ont profondément meurtri depuis des générations les Philippins et expliquent partie de ce « malaise » qu’on ressent dans la société locale. Le président Duterte ne modifie donc pas la donne : mais en justifiant ses méthodes, il met à jour ce mensonge existentiel qui bloque l’inconscient collectif philippin, l’héritage pervers des ordres catholiques espagnols puis les hypocrisies américaines qui ont inoculé la violence comme expression politique sous couvert des meilleures intentions. On peut, à ce stade, seulement espérer que les excès du président fassent réagir dans un même élan le cœur de la société, incitent à une réflexion collective sur de nouveaux paramètres pour le bien commun et appellent la vocation d’un successeur providentiel.

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A propos de l'auteur
Chercheure associée au Centre Asie de l'IFRI (Institut Français des Relations Internationales), Sophie Boisseau du Rocher est docteur en sciences politiques. Elle travaille sur les questions politiques et géostratégiques en Asie du Sud-Est. Après s’être intéressée à l’ASEAN et la construction régionale, elle poursuit ses travaux sur les relations Chine / Asie du Sud-Est (ASEAN) et leur impact sur les équilibres globaux. Sophie Boisseau du Rocher publie dans de nombreuses revues - françaises et étrangères -. Ses ouvrages portent sur « le Cambodge, la survie d’un peuple » (Belin, Paris, 2011), « L’Asie du Sud-Est prise au piège » (Perrin, Paris, 2009) et « L’ASEAN et la construction régionale en Asie du Sud-Est » (L’Harmattan, Paris, 1997). Elle a dirigé l’édition de l’Annuaire de l’Asie orientale à La Documentation française (2006 – 2012).