Société
Reportages d'Asie par Enfants du Mékong

Philippines : une nuit avec les enfants des rues

Les enfants des rues à Manille. (Crédit : Matthieu Delaunay).
Les enfants des rues à Manille. (Crédit : Matthieu Delaunay).
Des dizaines de milliers d’enfants vivent dans les rues de Manille. Livrés à eux-mêmes, ils sont les victimes des pires abjections. Incursion dans un monde parallèle que certaines organisations tentent d’embellir.
À la lueur des réverbères, les regards des enfants rougissent. Leurs pupilles dilatées réfléchissent les feux des phares. Tous sourient. À l’écart du groupe, un enfant de cinq ou six ans, observe le manège de l’éducateur de rue, son sac de colle dans la main. La Fondation ANAK-TNK est présente tous les soirs dans les rues de Manille. Emmenée par le père Matthieu Dauchez, une équipe de travailleurs sociaux maintient un contact quotidien avec ces laissés pour compte à côté desquels on passe, sans regarder. Ce soir, c’est Jason, ancien enfant des rues et aujourd’hui éducateur qui supervise la Big night. Cette sortie nocturne en van où l’organisation fait le tour des points où se rassemble cette marmaille débrouillarde et trop mature pour son âge, est indispensable pour mener une action efficace. Élise fait aussi partie du convoi. Les portes du fourgon claquent, le moteur rugit. La tournée peut commencer.
« Avant d’arriver chez ANAK-TNK, je m’attendais à rencontrer des enfants jeunes, pas des bambins. Or de plus en plus de tout petits vivent dans la rue. Ceux que nous accueillons dans notre fondation arrivent souvent très abîmés. Là on s’occupe d’eux, on leur inculque des règles de vie qui leur permettent de se sentir dans un environnement apaisé et rassurant. Des choses dont ils manquent cruellement. » Il y a quelques années, Élise et son mari Charles ont quitté la région bordelaise pour passer deux ans en tant que volontaires. Une fois cette mission terminée, ils sont rentrés en France pour mettre un peu d’ordre dans leurs affaires et sont repartis vivre à Manille pour retrouver « leurs » enfants des rues. Définitivement.

Handicap

ANAK-TNK a fondé il y a quelques années des centres d’accueil pour les enfants des rues handicapés. Cette intuition est née d’un constat dramatique : là où l’enfant est la victime de tous les abus les plus abjects, l’enfant handicapé est l’ultime bastion de l’horreur. Rannie est un petit garçon de 9 ans qui s’accroche à tous les visiteurs, monte sur eux comme on grimpe sur une branche et vous serre puissamment contre lui. Quand on le pose par terre, il hurle. Le reste du temps, il sourit, ravi de cette crèche d’enfants bigarrés et magnifiques. Il y a aussi John, ancien esclave sexuel pour des femmes mûres. Tous, aujourd’hui sont nourris, soignés, choyés, aimés. Et si, légalement, rien n’est encore fait pour les personnes handicapées, la fondation mûrit un projet ambitieux « encore en réflexion » chuchote Elise.

Le travail est colossal pour lutter contre ce fléau. « Pour comprendre cette catastrophe sociale, il faut d’abord dégager trois « types » d’enfants des rues explique Le P.Dauchez. Il y a ceux qui vivent seuls ou en bande qu’on évalue entre 10 et 20 000. Il y a aussi des enfants qui ont gardé un lien avec leur famille, qui vivent la plupart du temps dehors mais qui peuvent, de temps à autre, rentrer chez eux. Ils seraient environ 50 000. La troisième population est celle d’enfants qui vivent avec leurs familles dans les rues. Ce chiffre est très difficile à obtenir mais ce qui est certain c’est qu’il augmente considérablement. » En 1997, 47% de la population des Philippines vivait au-dessous du seuil de pauvreté. En 2006, ce chiffre est passé à 73 %.
Le regard enflammé, Dominique Lemay parle avec gravité. Depuis 1992, l’association Virlanie œuvre à la réhabilitation des enfants des rues. « C’est devenu réellement problématique dans le courant des années 70, vingt ans après le début des bidonvilles à Manille. La situation préoccupe encore plus dans la mesure où le gouvernement philippin, et plus localement la municipalité de Manille, souhaite qu’il n’y ait plus d’enfants dans les rues à la fin de l’année 2015. » Ce vœu – « pieux et illusoire » à en croire toutes les personnes engagées sur le terrain – illustre le fait que le sujet commence petit à petit à cheminer dans les esprits dirigeants. « Ce qu’ils souhaitent avant toute chose, c’est promouvoir le tourisme et l’attractivité de leur cité qui peine à percer et à séduire. Ici, la pauvreté saute aux yeux ! »
Matthieu Dauchez embrasse le bidonville de Navotas du regard. Sa soutane immaculée tranche avec ce cloaque qui ne cesse de grandir et concentre de plus en plus de misère et de violence. Le parallèle entre l’extension des bidonvilles et le nombre d’enfants dans la rue est difficile à établir car les chiffres restent confus. Pourtant, les deux facteurs sont entremêlés.
Quand ils ne se shootent pas au rugby (solvant à un peu plus de 50 centimes d’euro la dose) les enfants des rues chapardent, se débrouillent pour survivre dans des conditions d’hygiène et de sécurité déplorables. 90 % des enfants qui sont recueillis par ANAK-TNK ont été abusés sexuellement. « On use, abuse, s’amuse des enfants. Il arrive que la police des barangays (quartiers), quand elle ne se défoule pas physiquement ou sexuellement sur les enfants, leur fasse subir des traitements inhumains. Le petit garçon que nous venons de quitter m’a raconté que des policiers ont trainé sur plusieurs mètres en voiture un de ses amis et l’ont laissé pour mort sur la chaussée. Partout on les violente et les violences sont diverses, variées, complètes. » Jason n’en dira pas plus ce soir là. Aujourd’hui s’il est « heureux, marié et père de deux magnifiques enfants », la blessure causée par douze ans dans la rue est encore vive dans le cœur de ce rescapé.
Au DSWD, les services sociaux philippins, on ne les appelle plus les « enfants des rues » mais les « enfants à risques ». Pour Arnel Bautista, employé des services sociaux, le problème est moins alarmant qu’il n’y parait. Chiffres à l’appui : 11 346 enfants des rues dans tout Metro Manila ont été répertoriés par le gouvernement. « DSWD a mis en place seize programmes de réinsertion et d’accueil des enfants des rues depuis 1997. Nous continuons de développer ces initiatives et nous nous appuierons pour « recruter » leurs bénéficiaires sur le RAC (Reception and Action Center). » Le RAC était l’ancien centre de rétention des enfants des rues. Là, ils étaient entassés par dizaines dans une pièce nue avec un seul seau d’aisance à leur disposition. On les battait, on les violait. Démantelé après le dépôt de nombreuses plaintes par un ensemble d’organismes sociaux, il est actuellement en cours d’aménagement et décrit comme un lieu d’accueil plus adéquat pour recevoir et accompagner ces enfants.
Delos Rewos, responsable au CDW (Conseil pour la protection des enfants) est catégorique : « Les enfants des rues ne sont pas des électeurs. Les autorités ne se manifestent auprès des populations pauvres que quinze jours avant les élections pour distribuer du riz, réprimer ou rafler les personnes extrêmement pauvres qui donnent une mauvaise image de la ville. »
Compte tenu d’un taux de fécondité extrêmement élevé dans les quartiers pauvres, (en moyenne cinq à six enfants par femme contre trois dans les quartiers plus riches), il est peu de raison de croire en une amélioration notable de la situation. « Ce qu’il leur reste comme option, ce sont les promoteurs immobiliers. Une fois qu’ils se seront accaparés encore plus de quartiers, ils construiront et pousseront les pauvres très loin des centres villes. Makati, le quartier du business et de l’expatriation côtoyait autrefois d’immenses bidonvilles. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’un vague souvenir et quelques baraques se serrent encore entre les buildings. Mais pour combien de temps ? », interroge Dominique Lemay.
Ils ont posé leurs sacs remplis de dissolvant. L’un d’eux prend un dernier vol avant de gagner, le regard noyé, le cercle qui vient de se former. Assis autour d’un simple lampion, ils tiennent un petit rectangle de papier blanc. Vierge. Les yeux clos, ils pensent avec détermination à la dernière personne qui leur a fait du mal. Les exemples doivent être nombreux. Entre la faim qui broie les tripes, les viols, les coups des voisins, le souffle pouacre du macadam sur lequel ils dorment, les tortures de la police, difficile de faire son choix. Certains sont tellement concentrés qu’ils serrent leurs paupières au point de faire disparaître leurs yeux fatigués de tension et de colle. Des lèvres remuent. Les rétines réfléchissent de nouveau les néons verdâtres. Autour du lampion, on a disposé les souvenirs ignobles. Chacun à son tour va brûler sa douleur. Ceux qui ne se sentent pas la force de pardonner à leur bourreau ou tout simplement d’avancer, laisseront leur papier au pied des flammes. Les mains se pressent maintenant au dessus de la lumière cathartique. La flammèche se meurt. A ses pieds, le petit tas de cendres imbibé de paraffine.
Les enfants sont repartis snifer. Surtout, ne pas dormir.
Texte et photos : Matthieu Delaunay

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A propos de l'auteur
Enfants du Mékong, à travers le parrainage scolaire et social d’enfants pauvres et souffrants, mise sur l’éducation comme levier pour aider au développement des pays d’Asie du Sud-Est. Depuis plus de 58 ans, l’œuvre met en lien des parrains français et des enfants vietnamiens, khmers, laotiens, thais, birmans, chinois du Yunnan ou philippins. ONG de terrain, son expertise la conduit à prendre régulièrement la parole dans les médias pour témoigner des réalités sociales de l’Asie du Sud-Est. Pour en savoir plus, consultez le site.