Philippines : comment peut-on survivre à un typhon ?
Entretien
Russophone, Anaïs Llobet est journaliste à Moscou au bureau de l’Agence France-Presse. Un poste qu’elle a accepté deux mois après le typhon Yolanda, qui a frappé les Philippines le 8 novembre 2013. Elle s’était rendue plusieurs fois dans l’archipel avant de s’y installer huit mois avant la catastrophe. A l’avant-veille du typhon, elle se trouve par hasard avec une amie à Sambawan, une petite île désertique près de Leyte, au centre des Philippines. Le jour de la catastrophe, elle est sauvée par un pêcheur alors que le morceau de terre où elle se trouve est en passe d’être englouti.
Parvenue en ferry sur Leyte, près de Tacloban, épicentre du drame, elle endosse son « armure » de journaliste, selon son expression, et travaille pendant un mois pour une soixantaine de médias. Les mains lâchées (Plon, août 2016) est son premier roman.
Comme j’étais free-lance, la question était pour moi d’avoir un accès Internet. Il fallait communiquer avec le monde, dont nous étions coupés. Impossible de vérifier les infos. Nous avons pris un ferry pour Cebu et après 4 heures de bateau, nous avons réussi à nous connecter à Internet, sur skype. Tout de suite, j’ai été prise en direct par BFM et d’autres radios. La priorité pour moi était de donner un récit de ce que j’avais vécu. Les autorités disaient 70 morts, et moi je voyais qu’il y en avait au moins 100. Au vu des villes en ruine, je comprenais qu’on allait devoir compter en milliers de morts.
J’ai donc demandé une avance pour acheter un téléphone satellitaire. Je suis allé à Ormoc et j’ai rejoint Tacloban. Là, c’était la catastrophe, bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer. La côte était ravagée, un immense marécage, des corps partout. Une chose très difficile à voir. C’est là que « l’armure » de journaliste s’est mise en place : juste noter les informations, pas d’affect, se mettre en mode « pause » en tant que personne. Par la suite, cela a été plus dur de se « transformer » en sens inverse : c’est-à-dire de quitter l’armure de journaliste et de redevenir une personne.
Les Philippins sont à la fois très accueillants et très fiers. Le fait que la population soit anglophone donne l’impression de pouvoir accéder à leur culture et à leur mentalité. Or tout un pan appartient aux dialectes, au tagalog, inaccessibles à un Blanc. A ce titre, mon livre est un roman sur les Philippines, mais du point de vue d’une Blanche. Il ne surmonte pas le non-dit : toute une partie de l’expérience du typhon ne sera pas comprise, car elle est vécue de l’extérieur. Madel, l’héroïne, y reste étrangère.
A vrai dire, on préfère presque se sentir coupable. Accepter que je n’aurais jamais pu aider quiconque car le typhon ne m’a pas laissé une chance de survie, cela me fait encore plus mal. Je me souviens quand on était sur la moto en montant sur Leyte. On était trois dessus en roulant lentement. Devant nous, le pneu d’une autre moto a soudain éclaté et une dame est morte sous nos yeux, le crâne ouvert sur l’asphalte… Ce n’est pas notre incapacité à l’aider qui l’a tuée mais le chaos après le typhon. Le sentiment d’impuissance est total face à l’absurdité de la catastrophe. Ce qui conduit à préférer penser qu’on aurait pu porter secours, qu’on avait une marge d’action. C’est paradoxalement plus facile à vivre.
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