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Entretien

Philippines : comment peut-on survivre à un typhon ?

Un résident passe devant les énormes vagues provoquées par le typhon Haiyan alors qu'il touche la ville de Legaspi, dans la province d'Albay au sud de Manille, le 8 novembre 2013.
Un résident passe devant les énormes vagues provoquées par le typhon Haiyan alors qu'il touche la ville de Legaspi, dans la province d'Albay au sud de Manille, le 8 novembre 2013. (Crédits : AFP PHOTO/CHARISM SAYAT)
« Les enfants qui meurent dans les typhons n’ont pas les yeux bleus. » Souvent pour les Occidentaux, les cyclones tropicaux, ça n’arrive qu’aux autres. A savoir, les pauvres insulaires du Sud-Est asiatique. Aux Philippines, la population a droit vingt fois par an à ces « grandes machines à laver », ces « immenses essoreuses », comme les appellent Anaïs Llobet dans son roman Les Mains lâchées paru fin août chez Plon. Cette jeune journaliste a couvert en free-lance le typhon Haiyan, ou Yolanda sous son nom philippin, en novembre 2013. Elle a choisi de raconter son expérience à travers la fiction.
Madel, son héroïne, est une expatriée française, présentatrice de la télévision locale. Elle vit depuis quelques mois en concubinage avec Jan, un Philippin chirurgien esthétique qui a réussi, dans son village natal de San José, au centre de l’archipel. Malgré l’annonce de la radio publique, l’ouragan les surprend par sa force destructrice exceptionnelle. La nuit de la catastrophe, Jan confie à Madel la garde d’un petit voisin, Rodjun. Mais lorsqu’elle se réveille le lendemain, elle est la seule survivante de la maison. Jan a disparu, leur femme de ménage est morte à ses côtés et Madel a « lâché la main » de l’enfant. D’abord perdue auprès des autres survivants, la présentatrice s’engouffre dans son travail de journaliste pour lutter contre la culpabilité qui ne la quitte jamais. Anaïs Llobet nous raconte sa démarche, entre désir de transmission et thérapie littéraire.

Entretien

Russophone, Anaïs Llobet est journaliste à Moscou au bureau de l’Agence France-Presse. Un poste qu’elle a accepté deux mois après le typhon Yolanda, qui a frappé les Philippines le 8 novembre 2013. Elle s’était rendue plusieurs fois dans l’archipel avant de s’y installer huit mois avant la catastrophe. A l’avant-veille du typhon, elle se trouve par hasard avec une amie à Sambawan, une petite île désertique près de Leyte, au centre des Philippines. Le jour de la catastrophe, elle est sauvée par un pêcheur alors que le morceau de terre où elle se trouve est en passe d’être englouti.

Parvenue en ferry sur Leyte, près de Tacloban, épicentre du drame, elle endosse son « armure » de journaliste, selon son expression, et travaille pendant un mois pour une soixantaine de médias. Les mains lâchées (Plon, août 2016) est son premier roman.

La journaliste Anaïs Llobet
La journaliste Anaïs Llobet (Crédits : Plon)
Comment avez-vous vécu le typhon Yolanda et à partir de quel moment avez-vous décidé de faire votre travail de journaliste ?
Grâce au pêcheur qui nous a sauvées et emmenées à Maripipi, nous avons pu loger chez une femme, Sally, qui nous a nourries et sans qui nous aurions péri à Sambawan. Pour ma part, je n’ai pas eu l’impression que j’allais mourir. Il y avait des voisins sur Maripipi qui vivaient dans de petites huttes et je me demandais comment ils feraient pour survivre. Nous avons réussi à motiver un policier pour quitter l’île et sommes arrivées sur Leyte, où nous avons pu constater l’ampleur des dégâts. En remontant l’île à moto pendant huit heures, nous avons croisé près de 100 cadavres. C’est là que j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un typhon énorme, sans commune mesure avec les précédents, qui faisaient en général une quinzaine de morts. Là, il s’agissait presque d’un tombeau à ciel ouvert.

Comme j’étais free-lance, la question était pour moi d’avoir un accès Internet. Il fallait communiquer avec le monde, dont nous étions coupés. Impossible de vérifier les infos. Nous avons pris un ferry pour Cebu et après 4 heures de bateau, nous avons réussi à nous connecter à Internet, sur skype. Tout de suite, j’ai été prise en direct par BFM et d’autres radios. La priorité pour moi était de donner un récit de ce que j’avais vécu. Les autorités disaient 70 morts, et moi je voyais qu’il y en avait au moins 100. Au vu des villes en ruine, je comprenais qu’on allait devoir compter en milliers de morts.

J’ai donc demandé une avance pour acheter un téléphone satellitaire. Je suis allé à Ormoc et j’ai rejoint Tacloban. Là, c’était la catastrophe, bien au-delà de ce qu’on pouvait imaginer. La côte était ravagée, un immense marécage, des corps partout. Une chose très difficile à voir. C’est là que « l’armure » de journaliste s’est mise en place : juste noter les informations, pas d’affect, se mettre en mode « pause » en tant que personne. Par la suite, cela a été plus dur de se « transformer » en sens inverse : c’est-à-dire de quitter l’armure de journaliste et de redevenir une personne.

On n’est plus une personne quand on est journaliste ?
Ce n’est pas ce que je veux dire. Mais en tant que free-lance, on multiplie les interviews. Si on veut travailler vite et bien, on ne peut pas se permettre de se laisser dominer par ses sentiments sous peine d’être empêché de faire son travail. La première fois que j’ai vu les fosses communes, je me serais évanouie, j’aurais vomi si je n’avais été qu’une passante. Mais en tant que journaliste, j’ai pu filmer et faire ce que je devais. J’ai vomi après. C’est une chance énorme d’avoir quelque chose à faire avec les images que je voyais. Et faire quelque chose, être journaliste et non pas une simple survivante, c’est une armure qui me permettait de mieux résister. En ce sens, cela valait le coup que je vois tout cela car il fallait que je le transmette au reste du monde.
Qu’est ce que vous a donné l’envie et l’énergie d’écrire ce livre ?
D’abord, c’est venu d’un besoin personnel. J’avais besoin de me replonger dans mes souvenirs pour mieux les laisser partir. Très vite après le typhon Yolanda, j’ai été embauchée au bureau de Moscou de l’AFP. J’étais restée environ un mois à Tacloban et j’en étais partie le 8 décembre. Quand je suis rentrée à Paris avant d’aller en Russie, écrire ce livre m’a paru nécessaire car j’avais l’impression d’un abandon, d’être partie trop vite. D’autant que mon « armure » de journaliste commençait à s’effriter. Écrire m’a beaucoup aidée à canaliser mes cauchemars. J’ai su que cela pouvait devenir un livre quand j’ai compris que je pouvais dépasser le temps médiatique et le traitement de la catastrophe comme un fait divers. Je voulais qu’on comprenne ce que cela signifiait de vivre le typhon.
Pourquoi avoir choisi d’écrire un roman plutôt qu’un livre journalistique avec des récits de terrain et des témoignages ?
Deux raisons : primo, la plus évidente, j’ai eu du mal à faire un récit de témoignage purement factuel, car je ne me considère pas comme une survivante. J’aurais été mal placée pour témoigner dans un récit avec zéro degré de fiction. Secundo, j’ai toujours voulu écrire des romans ; j’ai toujours pris le journalisme comme une possibilité de découvrir des situations et des personnes pour assouvir mon envie d’écrire de la fiction. J’avais envie de parler du typhon Yolanda de façon plus libre, libre dans le fil narratif, et de ne pas me baser uniquement sur le réel. Si l’on écrit un livre-témoignage comme journaliste, il y a une déontologie à respecter, un processus, des devoirs face aux personnes qu’on cite. La fiction me permettait de m’affranchir de mes souvenirs, de les manipuler, de les reformuler, de les apaiser, de reprendre possession de ce que j’avais vécu. Je voulais essayer de comprendre ce que veut dire être survivant. Ça m’a vraiment aidé.
Un livre thérapeutique, en somme ?
Quand j’ai su que l’éditrice Lisa Liautaud chez Plon acceptait mon manuscrit, j’ai ressenti un grand soulagement. J’avais enfin réussi à transmettre le récit de Yolanda, sous la forme d’un texte plus agréable à lire grâce à la fiction.
Vous évoquez très largement le travail des journalistes, télévisés en l’occurrence, sur le terrain pour filmer l’après-catastrophe. Vous mettez l’accent sur le cynisme des reporters…
Je suis très critique du journalisme télévisé dans ces situations dramatiques. J’ai voulu interroger sur la recherche d’images choc, de reportages assez voyeurs, malsains sur les après-catastrophes naturelles. On considère trop souvent le journalisme comme une sorte de divertissement, comme si une catastrophe naturelle n’était qu’un épisode plus ou moins sanglant d’une grande saga mondiale. Sur le terrain, la recherche d’images trash me faisait froid dans le dos. Certains reporters respectaient les survivants mais d’autres n’hésitaient pas à leur demander par exemple s’ils étaient tristes parce qu’il avaient perdu leur mère… On voyait bien que les Philippins étaient tristes. Pas besoin de poser ce genre de question. Mais les journalistes répondaient avoir besoin des larmes qui choquent le téléspectateur pour attirer son attention. Il ne faut quand même pas oublier que les personnes filmées ne vivent pas seulement le temps du reportage et qu’elles gardent dans leur cœur ces questions dures posées par les reporters. Je ne suis moi-même qu’une jeune journaliste. Mais je voulais montrer ces dysfonctionnements. Ce qui me brusque aussi c’est le peu de temps dont les journalistes disposent pour filmer. Il faudrait passer plus de temps avec les personnes pour avoir des témoignages qui veulent dire quelque chose, et pas seulement des images.
Parmi la communauté de San José, votre livre fait ressortir les différences sociales entre Philippins, à commencer par le personnage de Jan, le chirurgien esthétique, compagnon de Madel, qui est appelé « le riche »…
Mon livre cherche en effet à donner une image plus complexe des Philippines, loin des clichés erronés très répandus sur une population uniformément pauvre et sans volonté de s’en sortir. Par exemple, le poids de la communauté est très importante dans ce pays. Le personnage de Jan vit cette obligation de réussir car la communauté l’a aidé au début ; et il se rebelle contre cela. Liliana, qui est propriétaire d’un café, est un peu plus aisée que les autres réfugiés dans le gymnase de la ville, où tous attendent de l’aide. David, l’urgentiste, aussi.

Les Philippins sont à la fois très accueillants et très fiers. Le fait que la population soit anglophone donne l’impression de pouvoir accéder à leur culture et à leur mentalité. Or tout un pan appartient aux dialectes, au tagalog, inaccessibles à un Blanc. A ce titre, mon livre est un roman sur les Philippines, mais du point de vue d’une Blanche. Il ne surmonte pas le non-dit : toute une partie de l’expérience du typhon ne sera pas comprise, car elle est vécue de l’extérieur. Madel, l’héroïne, y reste étrangère.

Vous faîtes aussi allusion aux femmes de ménage philippines parties travailler dans les pétromonarchies du Golfe, et qui ont voulu retourner au pays trouver leurs familles après le cyclone…
C’est un aspect qui m’intéressait énormément. Quand j’étais sur place, à Tacloban, j’ai passé une soirée avec un homme qui, depuis le passage de Yolanda, avait sombré dans la boisson. Il m’avait confié que ses trois enfants étaient morts et qu’il ne l’avait toujours pas avoué à sa femme, qui travaillait à Abou Dabi. Il ne répondait pas au téléphone et n’arrivait pas à le lui annoncer. C’était deux semaines après le typhon. De son côté, cette femme ne parvenait pas à obtenir des jours de congés pour venir aux Philippines. J’ai voulu rappeler la situation extrêmement dure des travailleurs domestiques d’outre-mer. J’ai rencontré un nombre incalculable de Philippines à Hong Kong, qui évoluaient loin de leurs enfants. Quand Yolanda arrive, comment peut-on accepter d’être aussi éloignée de ses enfants quand on ne les a pas vus depuis trois ans ? C’est l’une des situations les plus dramatiques à vivre.
Le titre de votre roman, Les Mains lâchées, fait allusion à l’héroïne qui n’a pu sauver l’enfant qu’elle était chargée de protéger du typhon. Pourquoi avoir créé une héroïne « coupable » ?
C’est parce qu’elle m’est venue d’emblée, cette sensation de culpabilité. J’ai eu moi-même le sentiment d’avoir lâché la main de beaucoup de personnes, je n’ai pas pu aider grand monde. J’ai donc voulu que l’héroïne lâche une main d’enfant, pour qu’elle se heurte à l’absurde : un typhon qui apparait, détruit tout et disparait ; l’air redevient normal et l’eau s’en va. Ce n’est pas comme une guerre. On ne peut rien faire face à cette main qui est lâchée. On a l’illusion de la lâcher alors que cette main était d’emblée lâchée. J’ai placé la narratrice face à une impuissance totale, qui génère ce profond sentiment de culpabilité. Elle en conclut qu’elle ne saura jamais effacer cette culpabilité, un sentiment qui n’a pourtant aucune raison d’être : l’humain ne peut rien face au typhon.

A vrai dire, on préfère presque se sentir coupable. Accepter que je n’aurais jamais pu aider quiconque car le typhon ne m’a pas laissé une chance de survie, cela me fait encore plus mal. Je me souviens quand on était sur la moto en montant sur Leyte. On était trois dessus en roulant lentement. Devant nous, le pneu d’une autre moto a soudain éclaté et une dame est morte sous nos yeux, le crâne ouvert sur l’asphalte… Ce n’est pas notre incapacité à l’aider qui l’a tuée mais le chaos après le typhon. Le sentiment d’impuissance est total face à l’absurdité de la catastrophe. Ce qui conduit à préférer penser qu’on aurait pu porter secours, qu’on avait une marge d’action. C’est paradoxalement plus facile à vivre.

Propos recueillis par Joris Zylberman
La couverture du roman d'Anaïs Llobet, "les Mains lâchées" (Plon, 2016).
La couverture du roman d'Anaïs Llobet, "les Mains lâchées" (Plon, 2016). (Crédits : PLon)

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).