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Chine : "Au nom du peuple", la série "anti-corruption" qui fait un carton inattendu

"Au nom du peuple", la série au succès inattendu sur la lutte anti-corruption en Chine. (Crédits : DR)
"Au nom du peuple", la série au succès inattendu sur la lutte anti-corruption en Chine. (Crédits : DR)
Qui l’eût cru ? En Chine où les talent shows et les séries à l’eau de rose dominent le paysage audiovisuel, une série sobrement intitulée Au nom du peuple où l’âge moyen du casting est de 50 ans a battu tous les records d’audimat. Complot, intrigues dans les hautes sphères du pouvoir sur fond de lutte anti-corruption, les 55 épisodes de cette fresque ultra-réaliste ont tenu en haleine des millions de Chinois. Retour sur cette production inédite commandée par le Parti Communiste, et qui traite de la lutte acharnée contre les « tigres » et les « mouches » menée par Xi Jinping.
Le 27 Mars dernier commençait la diffusion de la série Au nom du peuple sur Hunan TV. En même temps, c’était le début d’un buzz sans précédent : dès les douze premiers épisodes, 350 millions de vues sur iqiyi.com, le site de vidéos en ligne créé par Baidu, et des discussions enflammées sur la Toile. Dans le casting, point de « petite viande fraîche » (comme on appelle communément les jeunes stars du petit écran), mais plutôt de vieux loups de mer dont le jeu est saisissant d’authenticité.
Dès les premiers épisodes, on est mis au parfum. L’inspecteur Hou Liangping et son équipe de la division anti-corruption du parquet populaire préparent une perquisition chez Zhao Dehan, un petit fonctionnaire soupçonné d’avoir touché d’importantes commissions sur des achats de terrain. L’homme habite une modeste résidence d’immeubles gris comme il en existe tant en Chine, et mange un simple bol de nouilles dans son petit séjour-salle à manger. Il n’y a rien de cher ni d’ostentatoire chez lui, et pendant que les hommes de Hou fouillent consciencieusement l’appartement, il ne manque pas de rappeler qu’il n’est qu’un simple Laobaixing (un gars du peuple). Pourtant, il frémit lorsqu’après des recherches infructueuses, Hou sort un deuxième mandat et le somme de les accompagner à son bureau. Là encore, rien qui puisse mettre en cause le brave Zhao. C’est à la troisième perquisition que les choses se gâtent. Arrivé dans une villa luxueuse que Zhao feint de ne pas posséder, Hou Liangping découvre que le simple homme du peuple cache des millions de yuans en petites coupures dans ses murs, son frigidaire et même dans son matelas. L’homme fond en larmes en évoquant les temps de pénurie que sa famille a traversés, la disette ayant généré en lui une peur viscérale de manquer et même de… dépenser. En effet, il n’a pas touché à un yuan de son butin !
Le manque et l’épargne cachée dans le « bas de laine », les Chinois connaissent. Du moins les générations nées avant les années 1980. Tout coupable qu’il soit, les gens comprennent le cas de Zhao Dehan. Mais quand Hou Liangping l’incorruptible lui rétorque que c’est à cause d’individus comme lui que le peuple souffre et qu’il est un traitre à la nation, là aussi les Chinois ont matière à s’identifier. Pensez-vous ! Un fonctionnaire pourri pris en flagrant délit de recel ! N’est–ce pas la réalité qui s’invite à la télé ? Car des cas comme ça, on en voit tous les jours en Chine.
Extrait de la série "Au nom du peuple", où l'un des personnages Zhao Dehan est confronté aux millions de yuans qu'il a caché dans sa propriété.
Extrait de la série "Au nom du peuple", où l'un des personnages Zhao Dehan est confronté aux millions de yuans qu'il a caché dans sa propriété. (Source : Best China News)

La lutte anti-corruption, un spectacle de tous les jours

En effet, parmi les 45 000 affaires de corruption recensées l’année dernière par le tribunal populaire suprême et bouclées par le système judiciaire chinois (le parquet populaire et le comité central pour l’inspection et la discipline du PCC), on a vu des cas exceptionnels. Wei Pengyuan, le vice-président du bureau national d’administration des ressources minières par exemple, avait caché 33 millions d’euros en liquide à son domicile ; tandis qu’un petit vice-maire d’un district de Tianjin avait fourré quelques dizaines de milliers d’euros et des bijoux dans le ventre de centaines de poissons. Le Net chinois regorge d’articles et de photos qui font étalage des biens détournés aussi bien par des « tigres » (hauts dirigeants) que des « mouches » (petits fonctionnaires).
Depuis son arrivée au pouvoir, la lutte effrénée de Xi Jinping contre la corruption lui confère une réputation d’homme de fer après la molle gérance de Hu Jintao, et d’Eliot Ness dans un gouvernement traditionnellement pourri. Même si la présidence de Hu Jintao a été marquée par la destitution spectaculaire de Bo Xilai, le « mandarin rouge », c’est véritablement sous Xi Jinping que la commission d’inspection et de discipline du Parti, gérée par le sévère Wang Qishan, a pris toute son importance et que la lutte anti-corruption a atteint une cadence de combat. Dans ce contexte, Au Nom du Peuple est arrivé à point nommé. On peut même dire que c’est une des plus belles opérations de communication réalisées par le Parti. Xi n’avait-il pas déclaré peu avant le 18ème congrès que les arts et la culture du pays devaient servir les intérêts du peuple ?
Wei Pengyuan, vice-président du bureau national d’administration des ressources minières, lors de son procès pour corruption : il avait caché 33 millions d’euros en liquide à son domicile.
Wei Pengyuan, vice-président du bureau national d’administration des ressources minières, lors de son procès pour corruption : il avait caché 33 millions d’euros en liquide à son domicile. (Source : CCTV+)

Ni noir, ni blanc

Aux antipodes des habituelles campagnes ultra-didactiques initiées par le Parti, cette série ne traite rien de moins que de la réalité, dévoilant avec très peu d’artifices le sujet tabou de la corruption et de son emprise à tous les niveaux du pouvoir en Chine. Preuve absolue de l’importance stratégique de la série : la Cour Suprême a participé à son financement (120 millions de yuans, soit 15 millions d’euros) et elle a obtenu sa licence d’exploitation en 10 heures seulement auprès de la SARFT, la méticuleuse administration de l’audiovisuel chinois.
Prenons une autre enquête anti-corruption de l’inspecteur Hou Liangping. Très vite, il découvre que tout converge vers Qi Tongwei, le commissaire divisionnaire de la police locale. Lui et sa maîtresse, Gao Xiaoqin ont monté une société avec laquelle ils rachètent des terrains industriels bon marché pour les revendre plus cher à des promoteurs immobiliers. Ils possèdent un « club privé » où les fonctionnaires qui ont des intérêts dans l’affaire peuvent se réunir discrètement. Afin de protéger leur entreprise, ils font chanter le haut fonctionnaire provincial Gao Yuliang, ancien professeur de droit à la prestigieuse université de sciences politiques et droit dont Qi Tongwei (et d’autres acteurs de l’intrigue) ont eux-mêmes été les élèves. Le couple machiavélique utilise Gao Xiaoqin, la sœur jumelle de la maîtresse, pour le séduire et récupérer des images compromettantes de leurs rencontres afin d’obliger Gao Yuliang à leur servir de couverture. Parallèlement à l’enquête de Hou, un dénommé Sha Ruijin est nommé par Pékin pour occuper le poste de secrétaire du parti provincial et enquêter sur son prédécesseur Zhao Lichun qui n’a pas l’air propre non plus.
Rares sont les personnages « clean » à 100 % dans Au nom du Peuple, et c’est sans doute l’un des éléments les plus novateurs de la série. Adaptée du roman de Zhou Mousen, l’intrigue s’éloigne véritablement du manichéisme habituel des productions chinoises où tout ne peut être que tout noir ou tout blanc. Au contraire, la série déploie toutes les nuances de gris de l’âme humaine aussi bien dans les hautes sphères du pouvoir que chez les subalternes. Il n’y a guère que l’inspecteur Hou joué par l’acteur Lu Yi, ou Chen Yanshi (vétéran de la Longue Marche), qui apparaissent sans faille.

Les arcanes du pouvoir

A mesure qu’il évolue dans les sphères du pouvoir local, le téléspectateur peut non seulement observer certains comportements archétypiques des puissants, comme dans House of Cards, série à laquelle Au Nom du Peuple est souvent comparée ; mais également des spécificités chinoises du pouvoir et de sa transmission. L’entrelacs d’intrigues qui lient entre eux tous les personnages de l’échiquier montre remarquablement le rôle central des réseaux de relations (guanxi) sur lesquels repose l’exercice de l’autorité en Chine. Ce système qui remonte aux temps les plus anciens de la tradition chinoise façonne en effet tous les aspects du social, est très bien décrit dans la série. On y retrouve les cercles concentriques que forment les relations familiales, les relations maître-élève, les amis d’école et l’inévitable formation de groupes d’influence qu’engendre ce système. Ici, c’est de la bande des anciens de l’institut des Sciences politiques (« 汉大帮 »), dont il s’agit. En effet les anciens élèves de Gao Yuliang occupent tous des postes de choix dans les services judiciaires et légaux de la province et de la ville. L’un d’entre eux, Qi Tongwei, cède à la corruption et use de ses prérogatives en toute impunité. Tout cela fait écho à une déclaration de Xi Jinping en 2014 où il dénonçait l’accaparement des ressources de la vie politique par des groupes d’influence : « On ne peut pas laisser les cliques et les factions se transformer en ressources politiques » (不能让搞团团伙伙 成为政治资源). Ce n’est pas un hasard si ce terme précis ressort dans les dialogues de la série et ce n’est pas le seul effet miroir avec la réalité : les pots-de-vin, les cigares, les parties de golf, les relations extra-conjugales, tout cela est pratique courante en Chine, tout le monde le sait et le fait que ces frasques soient portées à l’écran ne le confirme que davantage. Cet étalage permet autant de rappels des bonnes mœurs socialistes et montre très clairement les ambitions de Xi : se débarrasser des éléments dérangeants et redonner du crédit au Parti.
Quelques semaines après la diffusion complète des 55 épisodes, Au Nom du Peuple est déjà rentrée dans les mœurs. Même la presse utilise des références directes à la saga pour parler des cas de corruption, qui eux, n’en finissent pas d’occuper l’actualité et la réalité. Il y a deux jours à peine, RFI Chine titrait que Peng Xufeng, le PDG du groupe de construction du Hunan, venait de s’enfuir aux États-Unis « comme dans Au Nom du Peuple » après avoir reçu un ordre de mise en examen. En effet, le personnage de Ding Yizhen, ancien maire de la ville fictive de Jingzhou, prend le large dans les mêmes circonstances. Quant à la liste des « vrais » pourris qui profitent du système, elle est encore longue et c’est très régulièrement qu’éclatent des révélations gênantes sur les pratiques des hauts dirigeants. Récemment Guo Wengui, un milliardaire exilé sur le sol américain est devenue la bête noire du gouvernement de Xi, depuis qu’il a dénoncé sous la forme d’un one man show diffusé sur Youtube les petits arrangements du milieu de l’immobilier sans peur de donner des noms… Le politburo se serait bien passé de ce genre de promotion dans le cadre de sa lutte exemplaire contre la corruption car s’il est toujours possible d’influer et d’orienter le dénouement d’une fiction, la réalité, elle, suit le cours inexorable des affaires humaines.
L'homme d'affaires chinois Guo Wengui, exilé aux Etats-Unis, est devenu la bête noire de Pékin après ses révélations sur la corruption dans l'immobilier en Chine.
L'homme d'affaires chinois Guo Wengui, exilé aux Etats-Unis, est devenu la bête noire de Pékin après ses révélations sur la corruption dans l'immobilier en Chine. (Source : South China Morning Post)

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.