Chine : nuit blanche à Chengdu
Un temple, un mall
C’est là que Fengli a grandi, principalement élevé par ses grands-parents paternels et c’est là qu’il a développé sa pratique photographique, profitant de la liberté de son poste de fonctionnaire au département de la communication de la province où il travaille toujours. Joyau de l’architecture de la dynastie Tang, le temple est encore debout. Mais il est maintenant mitoyen de Taiguli. Ce complexe commercial d’assez bonne facture s’est immiscé dans le tissu du temple et des anciennes ruelles qui formaient tout un réseau de vie et de culture dans le quartier jusqu’à sa destruction en 2008. Les pavillons et maisons les plus dignes d’intérêt patrimonial ont été indexées par les enseignes de luxes et les restaurants haut de gamme, et l’ancien réservoir à manuscrits où l’on stockait les parchemins est devenu un décor à selfie comme les statues de panda qui ornent la ville.
Est-ce que c’était mieux avant ?
« Nous vivons une époque où tout change très vite. D’un côté, on ne peut pas nier que notre vie est plus pratique qu’avant : le niveau de vie s’est amélioré et nous sommes tous hyper connectés. Sur ce dernier point, je me demande si c’est un mal ou un bien. Tout est très contradictoire. Par exemple, je suis très attristé par la disparition des quartiers anciens, mais je ne souhaite à personne d’habiter dans une vieille maison de bois qui prend l’eau à chaque averse… »
Après un moment de silence, il ajoute : « Je pense que la planification urbaine qui a cours en Chine depuis 20 ans est un désastre pour le tissu social, la vie humaine. Je suis triste de voir Chengdu perdre sa vie de quartier, et je ne comprends pas pourquoi les dirigeants mettent systématiquement tout ce qui est vernaculaire à la poubelle alors que c’est une partie intégrante de notre culture. »
Après avoir fait patiemment la queue devant un des restaurants de Taiguli, pris d’assaut à l’heure du déjeuner comme toutes les adresses réputées de Chengdu, nous arrivons dans une salle bondée où les locaux s’adonnent aux plaisirs de la cuisine régionale, rouge, pimentée, incandescente. Nous commentons les plats qui arrivent sur notre table. Fengli regarde d’un air interrogatif le poulet aux cacahuètes flanqué de deux tranches de pain de mie. « Pas très authentique » comme recette.
Le rythme de la rue
Nous poursuivons notre chemin et traversons un immense carrefour surplombé d’un écran LED d’une trentaine de mètres. Les photos qui y défilent montrent des vues de zones périurbaines verdoyantes et gorgées de soleil, en complet décalage avec les paysages grisâtres du quotidien. Le plus comique, c’est que c’est Fengli l’auteur de ces photos !
« Dans le cadre de mon travail, me confit-il, je photographie des hubs technologiques, des usines ultra-perfectionnées et des dirigeants très fiers de leurs réalisations. Quant à ces paysages idylliques, ils sont bien sûr rehaussés en couleur, mais je fais les shootings pendant la quinzaine de beaux jours qui existe à Chengdu au printemps. Donc, tout n’est pas trafiqué, haha ! »
« Je ne suis pas malheureux dans mon travail et je ne veux pas faire une critique de mon département, poursuit-il. Après tout, c’est grâce au temps libre qu’il m’octroie que j’ai le temps d’explorer sans cesse la ville. Mes collègues connaissent une partie de mon travail, pas tout évidemment… Et puis je pense que le fait de travailler pour la propagande a aiguisé mon œil à percevoir tous les à-côtés de la réalité « officielle ». Ma femme me dit souvent que mes photos sont bizarres. Je lui réponds que ce n’est pas de ma faute si toutes sortes de choses étranges se produisent sous mes yeux ! »
Twilight zone
Nous arrivons au Parc du peuple, un des poumons de la ville où le troisième âge se donne rendez-vous pour chanter des airs populaires, s’ébrouer sur de la « sino-danse » jouée à plein pot sur des enceintes grésillantes ou placarder des annonces pour marier leur enfant unique à l’ombre des bambous. Mais la véritable attraction, c’est la maison de thé où les locaux, les vrais, les purs, viennent passer un bout d’après-midi à discuter en buvant du thé aux fleurs et grignoter des graines sur de solides chaises de bambous. L’endroit grouille de vie et tous les natifs de la ville vous diront qu’il représente l’authentique « lifestyle » du Chengdu d’antan. Autrefois, les maisons de thé étaient aussi nombreuses que nos cafés en France, mais une fois encore l’effort de « normalisation » impulsé par le gouvernement local a eu raison d’elles.
Après avoir bu force thé, nous regagnons la voiture de Fengli et longeons la rivière de brocart. Quel nom enchanteur pour ce cours d’eau verdâtre flanqué d’immeubles de 30 étages et de karaokés. Il évoque le temps où Chengdu était le centre du commerce de brocart de soie. Comme tout en Chine, le nom poétique est resté mais les multiples revirements historiques et urbains ont fait table rase du lieu authentique. Les choses du passé sont recyclées en lieux touristiques ou remplacées par une plaque commémorative en bronze moche. C’est comme ça. On ne va pas pleurnicher pour quelques siècles d’histoire…
« Quelque part, je me sens obligé de prendre des photos de cette vie locale qui se transforme et disparait peu à peu. C’est aussi pour ça que je reste concentré sur « White Nights » et que je ne cherche pas à expérimenter de nouveaux média. Les déclinaisons formelles n’ont que peu d’importance : ce qui compte c’est de documenter la vie autour de moi et pour cela je me dois d’être constant. »
Extraits de la série « White nights », réalisée entre 2005 et 2015
Fengli a déjà obtenu le prix du festival de Photographie de Jinan (Shandong) et le prix du Jury de Lianzhou Foto en 2012. « White Nights » a aussi été montré dans le cadre de la biennale de photo Zongmu à Chengdu et de l’exposition solo dédiée à l’artiste au Musée Nua à Nankin en 2016.
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