Histoire
Entretien

Chine : "Le Music-hall des espions" de Bruno Birolli ou Shanghai au peigne fin

Le Bund à Shanghai vers 1937. (Crédit : AFP PHOTO)
Le Bund à Shanghai vers 1937. (Crédit : AFP PHOTO)
Pour les amateurs d’Asie, le nom de Bruno Birolli sonne assurément familier. Pendant vingt-trois ans, ce journaliste a trainé ses guêtres dans différents recoins du continent. Il a vécu à Tokyo (en 1982 puis de 1987 à 1992), à Hong Kong (1992-2000), à Bangkok (2000-2004) et à Pékin (2004-2009). Pour ceux qui l’ont croisé, difficile de ne pas se souvenir de son air d’ours mal léché, son élocution parfois hésitante, son rire sonore et ses envolées parfois lyriques parfois grivoises. Peu après son retour à Paris, il a troqué ses habits de journaliste pour celui d’auteur. Il s’est dans un premier temps concentré sur les livres historiques (Ishiwara : l’homme qui déclencha la guerre, Armand Collin, 2012 ; Port Arthur 8 février 1904 – 5 janvier 1905, Economica, 2015) avant de se lancer dans le roman. Le Music-Hall des espions, publié en début d’année chez Tohu Bohu, est le premier d’une série sur Shanghai. Le prochain tome est prévu pour le printemps 2018.

Critique

En juin 1930, le jeune René Desfossés se voit affecté au bureau du renseignement militaire de Shanghai. Avec pour tout bagage, la recommandation de son oncle sénateur qui s’est arrangé pour lui confier ce poste : « Shanghai, moins on en entend parler à Paris et mieux c’est ! » Voilà donc notre jeune homme partant à la découverte, la fleur au fusil, du Paris de l’Orient – ce Shanghai colonial à nul autre pareil.

Là, dans une ambiance magnifiquement retranscrite au fil des pages, il se retrouvera face au tourbillon des services secrets qui ont fait du Shanghai des concessions leur terrain de jeu. Entre le Bureau chinois des enquêtes du Grand Shanghai, l’Intelligence Service britannique et les différents services français (la sûreté publique et le renseignement militaire notamment), c’est dans une véritable fourmilière d’espions que notre jeune Français va mettre les pieds.

Et il aura très vite fort à faire car à cette période, la guerre entre le Guomindang au pouvoir et le Parti communiste chinois clandestin fait déjà rage en Chine. Les cadavres s’accumulent en aussi peu de temps qu’il en faut pour prononcer le nom du généralisme Tchang Kai-shek. Entre guerre larvée et diplomatie musclée, le tout sous le regard d’une population chinoise non indifférente mais résignée, René Desfossés et son supérieur Fiorini vont ainsi tout faire pour démêler les tenants et les aboutissants de l’attaque à main armée d’un préteur sur gage en plein centre-ville.

C’est d’ailleurs la ville qui a le plus beau rôle dans ce roman. Car de l’Astor Hotel à l’Hôtel des colonies, en passant par le Cercle sportif français, les Cathay Mansions, ou encore la salle de spectacle « Le Grand monde », c’est tout un pan de l’histoire de Shanghai qui s’offre à nous – en images noir et blanc comme en sensations. En effet, l’auteur a voulu se placer au plus près de la réalité historique et c’est donc avec bonheur qu’on se perd dans les méandres de la Concession Française (« La concession ») et internationale (« the Settlement »). Et le temps de reprendre son souffle à la poursuite du magicien, on se retrouve déjà sur les rives du Huangpu au milieu de la « masse crasseuse des pousses et des coolies qui guettaient à la sortie des pontons les passagers et les ballots qui débarquaient ».

Par Antoine Richard

Le journaliste écrivain français Bruno Birolli. (Crédits : DR)
Le journaliste écrivain français Bruno Birolli. (Crédits : DR)
Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un roman après deux livres d’histoire ?
Bruno Birolli : La contrainte pour écrire un livre d’histoire est très forte. Il faut sans cesse revenir sur ses notes et ne jamais se tromper sur ses faits. Pour cela, j’avais pris comme base initiale de travail les sources premières : les journaux écrits au fil des événements par des protagonistes de l’époque, plus honnêtes que des mémoires écrites des décennies plus tard où les gens se mettent en scène et réécrivent souvent le passé à leur avantage. Mais ensuite, les historiens se retrouvent avec des disparités des témoignages et des trous temporels inexpliqués. Il faut alors trancher de manière arbitraire pour imaginer ce qu’il s’est passé. Face à ce genre de situation, je me suis dit : pourquoi ne pas écrire un roman ? Cette idée trottait depuis déjà longtemps dans ma tête. J’avais lu l’histoire de Kuo le magicien en 2005, mais l’idée du livre m’est venue lorsque je rédigeais mon ouvrage sur Ishiwara. J’avais alors dû reconstituer la ville de Hankou grâce à des cartes postales, des cartes, des films de l’époque, des lettres, des mémoires. Et puis l’idée de Shanghai pendant les concessions m’a plu : il y a trois villes en une, avec trois polices, trois juridictions ; les lois changent donc. On ne sait plus où se trouvent le bien et le mal ; la limite entre la guerre et la paix n’est parfois qu’une rue. Les gens ne sont donc pas maîtres de leur destin. C’est notamment ce que j’ai appris en Asie…
Ce n’est pas une surprise : vous semblez avoir placé une attention particulière sur les détails des villes et des événements historiques. Qu’en est-il exactement ?
Mon livre est un roman mais l’environnement est exact. N’oublions pas que Balzac avait dit : « Nous ne sommes que les secrétaires de la nature. » Un romancier invente peu ; la vie invente beaucoup plus que lui. Pour reconstituer la ville de Shanghai, je me suis basé sur cinq-six cartes de l’époque, les mémoires et lettres des policiers anglais, une source inestimable sur comment ils pensaient et vivaient l’époque. Enfin, la presse m’a été d’une aide énorme. Les articles apportent des détails cruciaux comme les arrivés ou sorties de navires sur le Yangtse ; les publicités donnent l’air du temps, et aussi la météo : lorsque j’indique qu’il pleut tel ou tel jour, il pleuvait vraiment ce jour-là. Dans mon épisode de l’attentat de la gare du Nord, le nombre de morts et de blessés est vrai, j’ai recopié texto le discours du ministre publié dans la presse. Pareil pour l’attaque japonaise, j’ai largement fouillé dans les journaux notamment pour y découvrir cet épisode totalement fou : les concessions ont demandé une trêve pour évacuer les 1000 chevaux gardés dans un hippodrome du nord de la ville qui devait être occupé par les Japonais ! Au final, cette recherche historique prend un temps fou. On choisit une adresse et là on se rend compte que l’immeuble n’avait pas encore été construit. Donc il faut tout reprendre. Alors que dans un vrai roman, ce n’est pas grave.
Pourquoi cette minutie alors ?
Je me suis toujours souvenu d’un épisode survenu lors du tournage du film Le Guépard. Visconti avait réclamé de trouver un château de l’époque de son film, de le meubler de mobilier de l’époque et de mettre des vêtements d’époque dans les tiroirs. Le régisseur lui avait dît : « Maître, le spectateur ne le verra jamais. » Ce à quoi il avait répondu : « Oui, mais il le sentira. » A mon avis, un roman fonctionne et arrive à être dense lorsque l’on suggère des choses, il n’est pas besoin de tout expliquer. C’est aussi pour cela que j’ai pris un style proche de Graham Greene, dont le principe de base est : une idée, une phrase, et pas un paragraphe pour une idée, comme on fait souvent en France. D’où l’importance cruciale des dialogues : la manière dont les gens s’expriment dit beaucoup sur eux. Pas besoin donc de dire qu’untel est un sale mec ou qu’il est inculte, on le comprend bien. Et aussi, le moins possible d’adjectifs et d’adverbes pour que le rythme soit rapide.
Votre roman « sent » l’Asie. Qu’avez-vous retiré de vos années là-bas ?
J’ai passé 23 ans d’un bloc en Asie, avec un pote qui m’emmenait partout : du Pakistan au Pacifique Sud. On trouve forcément beaucoup d’éléments de mon expérience dans le roman. Par exemple, comme les étrangers sont très peu nombreux en Asie, les barrières de classe et d’âge tombent. Les relations entre Desfossés et Fiorini, les deux personnages principaux, aussi bien qu’avec Swindon et Chu, expliquent clairement cela : ils sont différents mais ils se sentent sur le même bateau. Le romancier Joseph Conrad avait bien saisi cela et ses meilleurs livres sont justement ceux où ses personnages se retrouvent dans des hôtels, boivent, glandent, et racontent des histoires. Là, c’est pareil, ils sont tous dans le flou mais il se crée entre eux une solidarité. Cela arrive tellement en Asie que l’on finit parfois par être copain avec un gros con. Si on le croisait en France, il nous agacerait mais là, il est sympa, on est au bout du monde donc ça passe. On est nu, on va à l’essentiel, notamment parce qu’on ne comprend pas vraiment ce qu’il se passe autour de nous. Michaud avait dit une chose très juste : « L’Asie a l’air familière et ce n’est qu’avec le temps que l’on comprend combien elle nous est étrangère. » J’y crois. Trop de gens l’oublient.
Votre livre est positionné dans les années 1930 mais il pourrait être contemporain. Aussi bien pour l’intrigue que pour les comportements des personnages…
L’intrigue ressemble probablement aux méthodes employées aujourd’hui par les différents services secrets au Moyen-Orient. Je me suis fortement inspiré de « la bleuite », un épisode de la guerre d’Algérie. L’armée française avait réussi à faire croire au FLN qu’il y avait des milliers de traîtres en son sein. Pris d’une folie paranoïaque, l’un de ses leaders a provoqué des milliers de morts. Le Guomintang avait tenté de faire la même chose avec le parti communiste, avec le magicien justement. La purge qui a eu lieu à ce moment-là, a fait entre 80 000 et 100 000 morts dans ses rangs.
Desfossés est arrivé par hasard en Asie. Était-ce aussi votre cas ?
Non, pas du tout. Mon arrivée à Tokyo était liée à une fuite, à l’envie de voir le monde. A mon arrivée au Japon en 1982 dans le cadre d’une bourse linguistique, je ne connaissais rien de plus que Desfossés à son arrivée à Shanghai mais j’avais eu l’avantage de faire Langues O’. Je regardais autour de moi et au bout de quinze jours, je me suis dit : « Oublie tout, repars de zéro, on ne t’a raconté que des conneries ! » Cela a ensuite été vrai dans le reste de l’Asie.
J’avais comme avantage d’avoir une vision horizontale de l’Asie, une vision et une expérience de pays qui n’ont pas grand-chose de commun entre eux comme la Thaïlande et la Chine ; ce qui a renforcé mon sentiment que l’on ne comprend jamais vraiment tout, que l’on est comme un bouchon sur l’eau. Lorsque les gens disent : « Je connais ! », c’est une imposture. Leur grille de lecture, souvent de gens sortis de grandes écoles comme Sciences Po, ne fonctionne pas, comme elle ne fonctionne déjà pas en France. On voit ça avec le flou dans lequel vivent mes personnages. Ils prévoient une opération, très amorale, mais elle part en vrille et rapidement ils ne contrôlent plus rien. C’est quelque chose de très vrai dans les relations asiatiques, que ce soit les relations personnelles ou les relations commerciales. Le livre Mister China de Tim Clissold parle exactement de cela : un entrepreneur raconte toutes ses aventures malheureuses, comment il s’est constamment fait arnaquer. L’objectif au final, en Asie, est de retrouver une certaine stabilité, d’arrêter la dérive…
Y a-t-il un côté autobiographique en Desfossés ?
En effet, c’est le seul dans lequel je m’identifie car j’ai son fond de désinvolture, alors que Fiorini est un modèle moral avec un sentiment de responsabilité vis-à-vis des autres, mais ce n’est pas moi. Et puis, j’ai été Desfossés à mon arrivée en Asie. Mais il y en a plein comme lui, c’est l’exemple de nombreux jeunes hommes débarqués en Asie : intelligent, pas avec un caractère trempé, désinvolte, qui va dans les bars, s’amuse avec les filles, pas mâture. C’est comme une étape initiatique, il lui faut prendre quelques claques pour comprendre que la vie, ce n’est pas seulement les bars après minuit. J’étais comme ça. A trente ans, on est tous comme ça, non ? Un homme ou une femme qui n’a pas connu ce qu’est sortir d’un bar à 4h du matin en Asie, un peu ivre, lorsque la ville dort, les rues sont vides, même si l’on rentre seul(e), n’a pas connu l’essence de se sentir vivant. C’est un sentiment de perdition dans un ensemble que l’on comprend mal mais où l’on se sent essentiellement à sa place. Après, on va manger un bol de nouilles, peut-être boire un autre verre, qu’importe…
Propos recueillis par Tristan de Bourbon Parme

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A propos de l'auteur
Journaliste, Tristan de Bourbon Parme est basé à Londres depuis 2010, après onze années passées entre Sydney, Séoul et Pékin à couvrir ces pays pour différents quotidiens et magazines français, suisses et belges. Il a co-écrit "La Corée dévoilée, 15 portraits pour comprendre", publié en 2004 chez L'Harmattan.
Antoine Richard est rédacteur en chef adjoint d'Asialyst, en charge du participatif. Collaborateur du Petit Futé, ancien secrétaire général de l’Antenne des sciences sociales et des Ateliers doctoraux à Pékin, voyage et écrit sur la Chine et l’Asie depuis 10 ans.