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Taïwan : le programme de construction de sous-marins face à la houle

La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen à bord d'un sous-marin lors d'une sortie en mer depuis la base navale de Tsoying le 21 Mars 2017.
La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen à bord d'un sous-marin lors d'une sortie en mer depuis la base navale de Tsoying le 21 Mars 2017. (Crédit : SAM YEH / AFP).
« Les récents mouvements autour de Taïwan du porte-avion chinois ont éclairé le besoin pour l’île d’avancer son propre projet de construction de sous-marins. » C’est en ces termes que s’est exprimé le Ministre de la Défense taïwanais Feng Shih-juan, le 13 janvier 2017. En effet, après de multiples échecs pour s’équiper en sous-marins à l’étranger, Taïwan ne s’est pas laissé décourager et a décidé de construire ses propres vaisseaux.
L’enjeu est sérieux, puisqu’une flotte renouvelée, agrandie et modernisée de sous-marins serait à même de dissuader et d’interdire l’accès des eaux taïwanaises à une flotte chinoise d’invasion.
Par-là, les stratèges formosans espèrent corriger un peu l’infériorité désormais structurelle de l’armée taïwanaise par rapport à l’armée chinoise. L’ennui, c’est que Taïwan commence de zéro et que, pressions insistantes de la Chine obligent, bien peu d’alliés sont prêts à soutenir cette ambitieuse initiative.
Depuis l’échec de Pékin à forcer Taipei à accepter ses conditions pour une unification pacifique* et les remarques peu amènes du Président de la République Populaire de Chine Xi Jinping portant sur l’impossibilité de laisser cette question se transmettre de génération en génération, nombreux sont les observateurs qui considèrent de nouveau comme très réaliste la possibilité d’une attaque militaire chinoise contre Taïwan.
* De l’anglais « All-out defense »
Depuis plusieurs années, l’équilibre des forces de part et d’autre du détroit de Taïwan a basculé en faveur de la Chine. La modernisation de l’Armée Populaire de Libération (APL) lance aujourd’hui un défi implacable aux forces armées taïwanaises, obligées de trouver des alternatives à leur perte de puissance relative.
Le gouvernement et l’état-major taïwanais ont pris fort ombrage de cette situation. Aussi, ont-ils compris le besoin impérieux de choisir l’asymétrie comme la forme de lutte la plus efficiente afin de contrer le « Goliath » chinois. C’est-à-dire, une stratégie de défense totale* avec pour objectif premier de garantir l’inviolabilité de la Nation.

Trouver l’arme adéquate

Depuis des décennies, les Taïwanais tentent d’acquérir sans succès de nouveaux sous-marins, arme asymétrique et de dissuasion par excellence. Parmi les différents scénarios d’une attaque de Taïwan par l’APL, deux d’entre eux seraient considérablement contraints par une meute de sous-marins de la marine taïwanaise (ROCN) :
– Un assaut amphibie, pour lequel l’APL modernise sa marine et exécute des exercices toujours plus nombreux et complets ;
– Un blocus maritime afin d’affamer la population et d’asphyxier l’économie taïwanaise, au cas où les Chinois décideraient de forcer l’Île à capituler sans tirer un coup de feu.
La capacité des sous-marins d’opérer et de frapper seuls et de façon silencieuse est redoutable. Par conséquent, l’utilisation de sous-marins serait extrêmement efficace en interdisant l’accès des routes maritimes vitales à Taïwan, sans pour autant chercher la confrontation frontale avec la marine chinoise (PLAN). Les eaux du détroit de Taïwan sont peu profondes mais très bruyantes du fait des courants et du trafic maritimes, ce qui améliorerait la furtivité des sous-marins. En plus, la proximité immédiate du front fait que les sous-marins taïwanais n’ont pas à croiser loin de leurs abris, ce qui représente un gain opérationnel certain.
Faire le choix du sous-marin éviterait également à Taïwan de s’engager dans une course chimérique aux armements avec la marine chinoise car ces navires possèdent un excellent rapport coût/efficacité, étant donné qu’ils disposent d’une puissance de feu inversement proportionnelle à leur taille.

Déséquilibre dans le détroit

* Mais il ne s’agit pas de sous-marins de classe Guppy, contrairement à ce qu’on lit parfois.
Actuellement, Taïwan ne possède que quatre sous-marins. Deux d’entre eux sont de véritables antiquités et datent de la seconde guerre mondiale. Il s’agit d’anciens sous-marins américains de la classe Tench et Balao vendus à Taïwan dans les années 1970*.
Jusque récemment, ces deux sous-marins étaient utilisés à des fins d’entraînement mais ils sont maintenant presque inexploitables, plus aptes à satisfaire la curiosité des historiens qu’à combattre les vaisseaux chinois.
A la fin des années 1980, Taïwan a aussi acheté aux Pays-Bas deux sous-marins de la classe ZWAARDVIS MK2 (connus sous le nom de Hai-lung Class à Taïwan). En dépit de leur vieillissement, ces deux navires de guerre sont toujours considérés comme des plateformes fiables et efficaces, et sont sur le point d’être modernisés. Cela dit, la flotte de sous-marins taïwanais est très largement dépassée par la PLAN. La RAND Corporation estimait en 2015 qu’à partir de cette année, environ 70% de la flotte de sous-marins de la marine chinoise, qui en compte soixante, serait constituée de bâtiments modernes. Il faut comprendre ici que ces soixante unités seront toutes plus récentes que les deux Hai-lung taïwanais.

Le programme taïwanais de développement de sous-marin (IDS)

*Pour Indigenous Defense Submarine Program
Les stratèges taïwanais entretiennent une douloureuse mémoire de contrats d’acquisition de sous-marins à l’étranger avortés, la plupart à cause de complications techniques et politiques, comme aux États-Unis en 2001. Tous ces ratés, ajoutés à une grandissante pression chinoise sur les autres fabricants mondiaux de sous-marins, au premier rang desquels la France, l’Allemagne et le Japon, ont convaincu les Taïwanais qu’il était à la fois trop cher et trop compliqué d’acheter à l’étranger. Ainsi, en 2014, cette longue ambition s’est muée en un nouveau programme de production de sous-marins à Taïwan (IDS)*, surtout après l’accession de l’amiral Chen Yeong-kang à la tête de la marine taïwanais.
En septembre 2014, Tsai Ing-wen, qui n’était encore que la dirigeante du Parti Démocrate Progressiste – DPP, alors parti d’opposition, approuva le septième livre bleu sur la politique de défense du DPP, contenant une ébauche du plan de production de sous-marin domestique. Le papier mettait en exergue un manque de volonté politique à Taïwan et promettait de porter le projet à bras le corps une fois au pouvoir. C’est maintenant chose faite.
Le 7 juillet 2016, alors que Tsai Ing-wen était désormais au pouvoir, le chef d’état-major de la marine Mei Chia-shu déclara à une commission législative qu’il espérait obtenir des Pays-Bas, où furent construits les Hai-lung, des plans de sous-marins et s’en servir comme base de travail pour les prochains bâtiments construits à Taïwan. Cette déclaration est venue avec la décision d’offrir à la flotte de sous-marins existante un programme de modernisation destiné à rallonger la durée de vie des Hai-lung et à remplacer définitivement les vénérables unités de classes Tench et Balao, promises au musée ou à la ferraille.
*Le Submarine Development Center (SDCC)
En août 2016, le très réputé chantier naval taïwanais China Shipbuilding Corp. (CSBC) créa un nouveau centre de développement à Kaohsiung destiné au design de quatre à huit sous-marins de type diesel-électrique. Un premier design devait être publié par le SDCC* avant la fin de l’année 2016 mais l’auteur de ce papier n’en a pas trouvé trace. D’après les estimations les plus optimistes, le premier sous-marin devrait sortir des chantiers en 2024 et être mis en service en 2025. Bien sûr, cette information n’est pas à prendre au pied de la lettre car malgré des débuts prometteurs, le programme fait encore face à de grands défis.

Défis extérieurs

Le programme IDS a été accueilli aux États-Unis avec enthousiasme. C’est pour les américains le signe que les Taïwanais ont pris conscience des formidables défis posés à leur propre sécurité.
D’après Mark Stokes, directeur exécutif du centre de recherche Project 2049 Institute, « l’établissement par le CSBC d’un centre de développement de sous-marins est un signe positif (…) montrant que l’industrie de défense taïwanaise prend le programme IDS au sérieux ».
Le message que Taipei adresse aux États-Unis tombe à pic considérant l’accent porté par l’administration Trump sur le souhait de voir ses alliés asiatiques partager le fardeau financier et politique de leur défense. A Taïwan plus qu’ailleurs, toute légèreté sur les questions de défense est de nature à remettre en question le soutien américain. Afin de répondre à ces inquiétudes, la présidente Tsai Ing-wen s’est saisie de l’affaire et a fait de l’augmentation du budget de la défense à 3% du PIB une priorité, mais l’on attend encore les effets concrets de cette volonté politique affichée.
Taïwan a contacté d’autres pays constructeurs de sous-marins comme la France, le Japon et l’Allemagne. En avril 2015, l’ancien Chief of Staff de la ROCN, le vice-amiral Hsiao Wei-min déclara que plus de vingt entreprises européennes et américaines avaient montré leur intérêt à travailler avec Taïwan sur son chantier de construction de sous-marins domestiques. Cependant, les Chinois savent pertinemment qu’autoriser d’autres pays à aider Taïwan sur son programme IDS est de nature à mettre en péril sa supériorité militaire sur l’océan. Pour le moment, Pékin a réussi par pressions politiques et économiques à bloquer certains transferts de technologie. Cette contingence est bien connue des Taïwanais, le ministre de la défense parlant de « pressions extérieures«  (i.e., la Chine) pour caractériser le plus grand défi du projet.

Défis intérieurs

A Taïwan, le programme IDS bénéficie d’un large consensus politique et le DPP s’est montré proactif sur la question. Mais il manque à l’Île le savoir-faire technique pour construire les sous-marins alors même que la complexité d’un tel chantier risque d’entraîner des débats liés à de très prévisibles surcoûts .
D’après Liao Yen-fan, analyste pour le centre de recherche taïwanais Team T5, il manque très probablement à Taïwan des éléments critiques à la construction de sous-marins, à savoir des tubes lance-torpilles, des périscopes et la technologie de propulsion anaérobie permettant aux sous-marins de se mouvoir silencieusement en plongée. Aussi, Taïwan devra maintenir son effort de production de sous-marins durablement et se montrer capable d’améliorer continuellement la qualité de ses unités afin de rester compétitif contre la marine chinoise.
Dans le cadre d’un conflit militaire, Taïwan sera obligée d’adapter ses tactiques afin d’éviter que ses sous-marins ne soient coulés durant les premiers jours d’hostilité, ou pire, de les voir bloqués et détruits à quai à cause d’un minage intensif des eaux avoisinantes par les Chinois. On voit bien ici l’ampleur des sacrifices financiers et techniques nécessaires au développement de la force de dissuasion sous-marine taïwanaise.
Enfin, Tsai Ing-wen et son administration ont d’autres préoccupations tout aussi urgentes sur le front de la politique de défense, parmi lesquelles la transformation d’une armée de conscription en une armée professionnelle et le manque de popularité de l’armée auprès du public malgré son rôle essentiel dans la défense de la souveraineté de l’île.

不入虎穴焉得虎子 (« La fortune sourit aux audacieux »)

Développer des sous-marins à Taïwan découle d’une excellente idée. En théorie, il s’agit précisément de l’arme dont l’Île a besoin pour sécuriser son espace maritime. Mais en pratique, aucune nation n’est prête à aider Taïwan à acquérir ne serait-ce que le savoir-faire indispensable à la construction de ses navires. Par conséquent, stratèges et décideurs politiques à Taipei vont devoir faire preuve d’une grande détermination pour poursuivre un programme d’armement susceptible de devenir de plus en plus cher et impopulaire auprès des contribuables taïwanais.
Mais ces coûts sont ultimement nécessaires à l’établissement d’une indispensable et crédible force de dissuasion navale au moment même où la marine chinoise accélère la modernisation de son arsenal. C’est que la Chine n’a jamais abandonné le projet d’user de la force et voit d’un très mauvais œil la désinvolture taïwanaise, résumée par la volonté renouvelée du peuple insulaire de préférer émancipation à unification.
Il est regrettable que les Taïwanais doivent dépenser une telle somme d’argent public et d’énergie dans l’armement, mais une chose est sûre, la faiblesse n’est pas une option lorsqu’on veut rester libre.
Par Hugo Tierny
Cet article est une adaptation de la version originellement publiée dans le magazine en ligne Taiwan Sentinel. Il a été traduit de l’anglais par son auteur, qui remercie chaleureusement Didier Lesaffre pour sa relecture sérieuse et méthodique.

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A propos de l'auteur
Hugo Tierny est doctorant en cotutelle à l’Institut Catholique de Paris (ICP) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a vécu quatre années à Taipei (Taïwan) et s’intéresse aux questions d’influence politique chinoise et aux relations entre Taïwan et la Chine.