En réalité, les Taïwanais n’étaient pas mécontents de la défaite du Japon puisque cela signifiait, pour certains, le retour à la mère patrie. Les nationalistes chinois prirent donc le contrôle de l’île sur les plans militaire, politique et économique. Le chef du KMT, le général Chiang Kai-shek (蔣介石), nomma alors Chen Yi (陳儀) gouverneur général de Taïwan et lui confia les pleins pouvoirs.
*Steven M. Goldstein, China and Taiwan, China Today, Cambridge UK, 2015, page 44.
Malgré le bombardement aérien de ses infrastructures industrielles, l’île fut relativement épargnée par les destructions. Son bon état ne manqua pas d’étonner les soldats chinois à leur arrivée. Leurs témoignages décrivent un pays développé et presque intact où la population parle japonais : les Chinois ont rapidement considéré les Taïwanais comme des traitres pour avoir échappé aux destructions et fait le jeu du Japon pendant la guerre*.
* et **Steven M. Goldstein, China and Taiwan. *** et ****John F. Copper, Taiwan. Nation state or province? (6ème édition), Westview Press, Philadelphiae, 2013, page 45.
La richesse économique, le niveau sanitaire et l’ordre social régnant sur l’île impressionnent les Chinois. Mais toutes ces performances sont sur le point de s’effondrer. Le régime nationaliste s’est en effet empressé de fermer et de déménager en Chine les industries taïwanaises, en particulier la métallurgie avec toute sa machinerie, pourtant cheville ouvrière de la croissance insulaire*. Des pénuries alimentaires apparaissent alors même que l’île était auto-suffisante pendant la guerre. L’effondrement du système de santé public provoque des épidémies de peste bubonique et de choléra, largement apportés de Chine par les soldats**. Clairement, la nouvelle administration en place se révèle remarquablement incompétente et incapable de maintenir l’ordre ainsi que le fonctionnement des services publics. La corruption devient endémique et le budget public est mal dirigé ou tout simplement détourné***. En outre, le gouverneur Chen lança les bases d’une économie d’inspiration socialiste, régulée par un contrôle étatique puissant, très impopulaire auprès des Taiwanais****.
*Michael Danielsen, « On the road to a common Taiwan identity », in Lee Shyu-tu, Jack F. Williams,
Taiwan’s struggle – Voices of the Taiwanese, Rowman and Littlefield, Plymouth UK, page 139. **Taïwan aurait dû être ainsi la « vraie Chine », un « conservatoire de la culture chinoise » millénaire (Stéphane Corcuff) opposé à la Chine populaire, ou encore, selon Chiang, le défenseur de l’orthodoxie chinoise, le
« daotong ». ***Barthélémy Courmont,
« Souveraineté, démocratie et identité : la question permanente et sensible de la nation à Taiwan », in
Revue internationale de politique comparée, 1/2011 (Vol. 18), p. 87-104. ****Stéphane Corcuff,
Taiwan, 2008, page 8.
En plus de cette gestion calamiteuse, le KMT impose une sinisation couplée à un anticommunisme paranoïaque, avec pour effet de supprimer toute dissension politique et culturelle*. En toile de fond, cette politique doit légitimer le nouveau pouvoir en assimilant brutalement Taïwan à la Chine. C’est qu’il s’agissait d’un enjeu de survie** pour un KMT se percevant comme le seul pouvoir chinois légitime et assurant le
« fa tong » (la succession légitime)*** sur une terre au caractère chinois déviant. C’est d’ailleurs pourquoi le Kuomintang poursuivra des décennies durant une politique de sinisation assez obscurantiste dans le but d’empêcher l’émergence d’une mémoire alternative et susceptible d’encourager l’idée d’une nation taïwanaise. Un tel développement aurait signifié la mort à la fois de la République de Chine et l’arrêt de la lignée légitime que Chiang Kai-shek pensait représenter****.