Politique
Analyse

Taïwan : comment atteindre vérité et réconciliation sur la Terreur Blanche ?

Des militants pro-indépendance forment les caractères "N'oublions pas le 28 février" ("Huwang 228") sur une place de Taipei le 28 février 2009, en mémoire du massacre perpétré par les forces du Kuomintang.
Des militants pro-indépendance forment les caractères "N'oublions pas le 28 février" ("Wuwang 228") sur une place de Taipei le 28 février 2009, en mémoire du massacre perpétré par les forces du Kuomintang. (Crédits : AFP PHOTO/POOL/FRANK SUN)
Réconcilier en profondeur la société taïwanaise : voilà l’objectif de Tsai Ing-wen. Dès son discours d’investiture, la nouvelle présidente de Taïwan a souligné l’importance de poursuivre le processus de « justice transitionnelle » (zhuanxing zhengyi – 轉型正義). Elle s’est ainsi engagée à mettre sur pied une « Commission de vérité et de réconciliation » – inspirée des modèles sud-africain et est-allemand. « L’Histoire ne divisera plus Taïwan, a promis Tsai. Au contraire, elle poussera [l’île] vers l’avant. »
Mais le chemin sera long pour la nouvelle présidente. A quelques jours de son investiture le 20 mai dernier, Hsu Yung-ming, député élu du New Power Party (NPP, parti issu du « mouvement des Tournesols ») mettait déjà en garde contre les positions les plus radicales en matière de justice transitionnelle. Par exemple, démolir le mémorial de Chiang Kai-shek ne ferait qu’aggraver les tensions entre le camp « vert » – qui refuse de renoncer à l’indépendance de Taïwan – et le camp « bleu » – qui refuse de renoncer à l’unification avec la Chine continentale – alors que l’objectif est de réconcilier ces deux factions sur la base d’un consensus.
Pour mieux comprendre, Asialyst vous propose un premier tri dans le complexe débat historique sur la loi martiale à Taïwan. Quels sont les événements qui nécessitent une justice transitionnelle ? Sur quoi porte les controverses ? Qu’ont déjà accompli les gouvernements successifs entre la levée de la loi martiale en 1987 et l’élection de Tsai Ing-wen en janvier dernier ?

Contexte

La « justice transitionnelle » désigne l’ensemble des mécanismes mis en place dans une société en pleine transition démocratique, ayant pour objectif d’aboutir à la réconciliation nationale. Au coeur du processus : la confrontation au passé, et particulièrement aux violations des droits humains perpétrées par l’ancien régime. La justice transitionnelle doit entre autres enquêter sur les crimes passés, en identifier les responsables, les sanctionner et indemniser les victimes.

Le cas de Taiwan est particulier : c’est le Kuomintang (KMT) qui a à la fois imposé son régime autoritaire à Taïwan dès 1945 et qui l’a progressivement levé à partir de la fin des années 1980. Entamant de lui-même une transition démocratique sous l’égide du président Lee Teng-hui, le parti a ainsi pu conserver sa /légitimité et contrôler le processus de justice transitionnelle. Ce qui lui a permis temporairement d’éviter de faire face à son passé sanglant. Même lorsque la présidence de la République a incombé au Parti Démocrate progressiste (DPP), avec les deux mandats de Chen Shui-bian (2000-2008), le KMT a toujours disposé d’une majorité au Parlement – ce qui lui offrait en quelque sorte un « droit de veto » sur la justice transitionnelle.

L’élection de Tsai Ing-wen change la donne. Car pour la première fois dans l’histoire de Taïwan, le DPP contrôle à la fois l’exécutif et le législatif. Il jouit donc de toute la marge de manœuvre nécessaire pour mettre en place une justice transitionnelle indépendante du précédent régime. Un processus largement attendu par l’opinion taïwanaise : selon un sondage réalisé en mars par l’agence Win Win Weekly, plus de 76 % des Taïwanais estiment que la justice transitionnelle entamée dans les années 1990 n’est toujours pas achevée.

Avant de se plonger dans les zones d’ombre de la période dite de la Terreur blanche, voici les grandes dates à retenir, des prémisses à la levée de la loi martiale (1943-1987), à travers notre chronologie interactive :

Les événements du 28 février, le traumatisme déclencheur

Ce qu’on sait des événements. En 1945, le Kuomintang succède au gouvernement colonial japonais à Taïwan et s’établit à son tour en véritable colon. Au sein de l’administration, le mandarin prend le dessus sur le japonais, dont l’usage est interdit. Le gouvernement Kuomintang exclu quasiment les insulaires de la fonction publique, alors qu’ils représentent presque la totalité de la population à Taïwan. Face à une administration autoritaire et corrompue, les insulaires prennent en grippe les officiels du Kuomintang. Leur colère explose le 28 février 1947, au lendemain d’un énième abus de pouvoir des autorités : un passant a été tué par une brigade du KMT alors qu’il tentait de s’interposer entre les officiers et une vendeuse de cigarette à la sauvette qu’ils violentaient. Des milliers de Taïwanais descendent dans la rue. Les manifestations sont réprimées dans le sang par les troupes du KMT.

Ce qui est controversé. Les autorités ont longtemps gardé le silence sur les événements. Certaines données restent d’ailleurs floues : selon les sources, entre 1 000 et 100 000 personnes auraient été tuées entre le 28 février et les mois de répression qui ont suivi.

Par ailleurs, le Kuomintang accuse fréquemment le Parti démocrate-progressiste d’instrumentaliser le processus de justice transitionnelle, et particulièrement les événements du 28 février à des fins politiques. Par exemple, la détermination de l’ancien président Chen Shui-bian à faire la lumière sur ces mêmes événements a été considérée par le KMT comme un acharnement voire une sorte de vengeance personnelle. Chen avait lui-même été persécuté par le parti de Chiang Kai-shek pour ses activités d’opposition sous la loi martiale.

Les travaux d’enquête sur le 28 février ont provoqué plusieurs controverses. En 2006, coïncide avec la publication d’un livre par la 228 Memorial Foundation dénonçant Chen Yi, l’ancien gouverneur de la province de Taïwan et Chiang Kai-shek comme les cerveaux du massacre. La remise en cause d’un tel héros national ne pouvait passer inaperçue : le petit-fils de Chiang lui-même a immédiatement accusé le rapport d’être biaisé par des motivations politiques. L’année suivante à l’inverse, un documentaire produit par des historiens proches du KMT a interprété le massacre comme un « pur malentendu » entre les insulaires et les continentaux. Ce qui n’a pas manqué de provoquer l’ire du DPP.

En outre, le KMT et le DPP s’écharpent également en matière de terminologie. Tandis que les premiers considèrent les événements comme un « incident » (shijian, 事件) les seconds les désignent comme un « massacre » (da tusha – 大屠殺, ou can’an, 慘案).

Ce qu’a fait le gouvernement. Ce sont des organisations privées comme l’Association pour la vérité et la réconciliation qui ont pris les devants sur le gouvernement pour perpétuer la mémoire des victimes. Car il faut attendre 1995 pour que le président Lee Teng-hui présente des excuses publiques et lance les premières réformes de justice transitionnelle, en permettant notamment l’ouverture de fonds pour indemniser les victimes. Il créé également une première commission pour enquêter sur les événements du 28 février. Par la suite, le président Chen Shui-bian a fondé un comité spécial composé d’historiens et de juristes pour rechercher les responsabilités politiques et judiciaires du massacre.

Par ailleurs, de nombreuses initiatives ont été prises au niveau local. En 1996, lorsqu’il était maire de Taipei, Chen Shui-bian a fait rebaptiser le parc adjacent au Musée National de Taiwan « Parc de la Paix du 28 février ». Deux ans plus tard, pour le 50ème anniversaire des événements, le premier monument commémorant l’incident est érigé dans ce même parc : le « Mémorial de la paix du 28 février ». Le successeur de Chen Shui-bian à la mairie de Taipei, Ma Ying-jeou (KMT), a continué sur cette voie de la réconciliation. Ce qui a contribué à désamorcer le clivage politique autour des événements. Chaque année, des manifestations ont lieu le 28 février et rassemblent des milliers de Taïwanais. En 2015, lors du 68ème anniversaire de l’incident, Tsai Ing-wen, alors candidate à la présidentielle, a indiqué qu’en cas de victoire, elle « mettrait fin aux erreurs du passé » et transformerait Taïwan en une « nation de réelle liberté et de démocratie ».

40 ans de Terreur blanche

Ce qu’on sait. Les événements du 28 février marquent le début d’une longue période de répression. Le KMT transpose alors sur l’île le climat de guerre civile qui règne sur le continent chinois. La « Terreur blanche » (baise kongbu, 白色恐怖) est destinée à écraser toute activité communiste – pourtant marginale sur l’île. Chaque personne suspectée pouvait être arrêtée du jour au lendemain. Le 20 mai 1949, quelques mois avant le repli des troupes nationalistes sur Taïwan, le gouverneur de la province instaure ainsi la loi martiale. La répression est désormais légitimée. Chiang Kai-shek, puis son fils Chiang Ching-kuo l’ont maintenue durant 38 ans.

D’après certains rapports du ministère taïwanais de la Justice et d’autres sources gouvernementales,environ 30 000 procès politiques ont été engagés pendant cette période. 20% des accusés ont été condamnés à mort ou à la prison à vie, et environ 60 % à des peines de prison d’une durée de 1 à 15 ans. Les peines les plus clémentes consistaient en des séjours de « rééducation ». De nombreux intellectuels, communistes et autres dissidents furent emprisonnés ou tués.

L’un des événements les plus marquants eut lieu en 1979 : c’est l’incident de Kaohsiung. La rédaction du magazine Formosa, un journal militant d’intellectuels, décide alors d’organiser un grand rassemblement à Kaohsiung pour célébrer la journée internationale des droits de l’homme. Rapidement, la police encercle le cortège. Un mouvement de panique fait 90 blessés parmi les manifestants et 40 chez les policiers – certaines sources rapportent même entre 1 et 10 morts. Les leaders de la manifestation sont arrêtés dès le lendemain. Par la suite, ils affirmeront avoir subi des traitements inhumains pendant leur séjour en prison.

Ce qui reste controversé. Entre 1949 et 1992, environ 1 200 exécutions auraient été recensées, mais le gouvernement n’a jamais publié officiellement le nombre exact de décès en rapport avec la Terreur blanche. A cela s’ajoutent 130 000 disparitions mystérieuses, à propos desquelles les familles demandent des explications. Récemment encore, au mois de mars 2016, une femme de 56 ans a eu accès à une lettre de son père, datée de 1953, lui annonçant son arrestation par le KMT. Elle avait été confisquée par le gouvernement puis conservée dans ses archives.

La controverse porte également sur l’historiographie. En atteste les vives réactions déclenchées par la réforme des manuels scolaires l’été dernier. Les nouveaux livres font en effet abstraction de la culpabilité du KMT lors des massacres du 28 février et de la Terreur blanche. Cette période de l’histoire est présentée simplement que comme le résultat de la guerre civile entre communistes et nationalistes sur le continent. Les manuels désignent d’ailleurs Taïwan comme une partie de la Chine destinée à se réunifier avec le continent. De fait, KMT se concentre davantage sur les exactions des Japonais lors de la colonisation de l’île (1895-1945) que sur celles commises par le parti lui-même pendant la Terreur blanche.

Aujourd’hui, le débat qui oppose aujourd’hui le KMT au DPP porte non seulement sur le rôle de la loi martiale et de la Terreur blanche, mais plus généralement, sur l’héritage national du régime militaire. Pour les partisans du Kuomintang, la loi martiale était une mesure nécessaire pour se prémunir d’une éventuelle invasion communiste. Pour les partisans du DPP en revanche, la guerre civile n’était qu’un prétexte pour instaurer un régime autoritaire sur l’île.

Ce qu’a fait le gouvernement. Tout comme pour l’incident du 28 février, la démocratisation du pays s’est accompagnée d’une certaine prise de conscience des événements de la Terreur blanche, mais le sujet reste encore très tabou. Ce qui explique la déclassification relativement lente des archives historiques.

Quelques mesures symboliques ont été prises pour remettre en cause le culte de Chiang Kai-shek. En 2007, la « Place de la grande centralité et de la parfaite droiture » (Dazhong zhizheng – 大中至正), initialement construite et baptisée en hommage à l’ancien président, est devenue la « Place de la liberté » (ziyou guangchang – 自由廣場), tandis que le mémorial de Chiang Kai-shek (Zhongzheng jiniantang – 中正紀念堂) est devenu le « Mémorial de la démocratie » (guoli Taiwan minzhu jinianguan – 國立台灣民主紀念館 ). Le retour du KMT au pouvoir en 2008 a néanmoins conduit à une certaine forme de révisionnisme : le président Ma Ying-jeou a immédiatement réinvesti le mémorial en l’honneur de Chiang Kai-shek.

Quelle marge de manœuvre pour Tsai Ing-wen ?

Pour la première fois à la tête de l’exécutif et du législatif, le DPP et ses alliés du camp vert sont en position de force pour faire valoir leur vision de l’histoire. Cela commence par les avoirs du parti nationaliste, que la nouvelle équipe dirigeante souhaite inscrire dans le processus de justice transitionnelle. Parmi les partisans du DPP et ses alliés, il est globalement admis que le KMT a fondé son capital sur des saisies illégales opérées lors de son arrivée sur l’île. Au Parlement, une proposition de loi pour que le KMT rende ce qu’il a obtenu illégalement provoque ainsi de vifs débats. Cette initiative avait déjà été proposée en 2008, à la fin du dernier mandat du président DPP, Chen Shui-bian. Elle n’est donc pas inédite. Seulement à l’époque, le KMT était majoritaire au Parlement, ce qui limitait considérablement la marge de manœuvre du gouvernement.

Le chantier de la justice transitionnelle parait donc bien entamé. Mais pour Tsai Ing-wen, le risque est d’être confrontée à une multitude de revendications identitaires, qui pourraient parasiter le processus. En effet, la notion de justice transitionnelle englobe tout aussi bien la reconnaissance des peuples aborigènes que la réconciliation nationale et la vérité sur les massacres commis par le KMT. Elle s’attaque aux grandes figures de la République de Chine comme au parti du Kuomintang en particulier. En cela, incarner le concept de justice transitionnelle avec des réformes concrètes et cohérentes représente un défi de taille pour Tsai Ing-wen.

La présidente taïwanaise tient en effet entre ses mains un concept à double tranchant. Elle entend mobiliser la justice transitionnelle pour en finir avec le clivage identitaire qui ronge le pays, mais elle pourrait bien tout autant l’aggraver. D’un côté, les plus extrêmes des indépendantistes entretiennent le fossé en voulant détruire les symboles de la République de Chine et en imputant tous les maux de la société au KMT. De l’autre côté, les membres du KMT sont peu enclins à adapter leurs positions vis-à-vis d’une société qui évolue. Rappelons que la part de la population taïwanaise qui se revendique uniquement comme « chinoise » baisse d’année en année, et se situe à quelque 3,5% début 2015. A Tsai Ing-wen d’apaiser les extrêmes pour parvenir à une véritable réconciliation nationale.

Par Alice Hérait

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A propos de l'auteur
Journaliste, Alice Hérait est spécialisée sur les questions contemporaine en Asie-Pacifique, et plus particulièrement sur le monde sinisé. Elle est titulaire du Master Hautes Etudes Internationales (HEI) à l'Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO). Sinophone, elle a vécu un an à Taïwan, où elle a étudié à l'Université Nationale de Taiwan (國立台灣大學). Elle nourrit un vif intérêt pour les relations entre Pékin et Taipei.