Economie
​​Expert - Le Poids de l'Asie

L’Extrême-orient russe, un enjeu asiatique

Clients chinois au marché de Vladivostok.
Clients chinois au marché de Vladivostok (Crédit : Vitaliy Ankov / RIA Novosti / Sputnik / AFP).
Lorsqu’il est midi à Moscou, il fait nuit à Vladivostok où l’horloge de la gare – comme dans toutes les gares russes – indique midi. Ce centralisme prend un relief tout particulier dans cette ville de l’Extrême-orient Russe (EOR). Situé aux confins de la Sibérie, l’EOR rassemble neuf oblast peuplés de 6 millions d’habitants sur douze fois la superficie de la France. Son sous-sol recèle l’essentiel des réserves russes de diamant, d’étain et une part importante de son tungstène, d’argent et d’or. On y exploite les plus grands gisements de gaz, de charbon et d’hydrocarbures de Russie ; les plus grandes richesses forestières et des millions d’hectares de terres agricoles dans sa partie Sud qui jouxte des provinces chinoises où les terres sont contaminées. L’EOR est traversé par le Transsibérien et le BAM (soit le Baïkal Amour Magistral) et ses ports seront autant d’escales possibles pour les navires qui emprunteront le passage du Nord entre l’Asie de l’Est et l’Europe.
Mettre en œuvre cet immense potentiel exige du capital et du travail deux ingrédients qui, comme le montre son histoire, ont souvent fait défaut à l’Extrême-orient Russe.

Un avant-poste de l’Empire

Les Russes ont atteint l’Océan Pacifique au 17ème siècle et l’Alaska un siècle plus tard. Une fois stabilisées les frontières avec la Chine, le peuplement de l’Extrême-orient Russe (EOR) a commencé et la vente de l’Alaska (1867) a donné les moyens de financer la construction d’infrastructures dans la région du fleuve Amour.
A la fin du 19ème, l’achèvement du Transsibérien – financé par des capitaux étrangers (les « emprunts russes ») – des investissements publics (mines, construction navale) et privés (commerce, pêche, fourrure) ont dynamisé l’économie.
Pour contourner le manque de capitaux privés, les autorités ont attiré des entreprises étrangères – Vladivostok est devenu un port franc – qui ont employé des travailleurs chinois jusqu’à l’adoption en 1910 de mesures destinées à freiner cette immigration.
Dévastée par la guerre civile qui a accompagné la révolution d’octobre 1917, l’EOR a connu un renouveau dans les années 1920 ; pendant la Nouvelle Economie Politique (NEP), les entreprises américaines, européennes et chinoises assuraient la moitié de la production industrielle.
Staline ayant décidé de faire de l’EOR la citadelle soviétique du Pacifique, la priorité a été aux industries liées à la défense et si il a encouragé l’installation de Russes et les migrations – Coréens Chinois, il a mobilisé les centaines de milliers de victimes des purges staliniennes.
L’EOR qui a peu souffert de la guerre, a été oubliée par Moscou jusqu’aux années 1960 et le lancement de projets associant sociétés d’Etat et entreprises japonaises dans l’exploitation forestière, la métallurgie, l’extraction pétrolière. Pour attirer la main d’œuvre russe, l’Etat construit des infrastructures sociales et investit dans l’éducation et la recherche. Dans les années 1970, la priorité est allée au développement d’une flotte du Pacifique et ensuite, avec l’essoufflement de l’économie soviétique, les investissements dans l’EOR ont diminué.
Pereistoka et glassnotz ont été une catastrophe pour l’EOR. La transition vers l’économie de marché a conduit à la faillite de très nombreuses entreprises industrielles.
Exode, chute de la natalité et montée de la mortalité ont réduit de 25 pour cent la population entre 1990 et 2015.
L’EOR redevient une priorité dans les années 2000, lorsque la Russie « pivote » vers l’Asie et accueille à Vladivostok un sommet de l’APEC. L’année suivante, Moscou publie un plan de 100 milliards de dollars sur dix ans de développement de l’EOR.
Depuis la chute du cours du pétrole, les sanctions et la baisse des entrées de capitaux ont privé la Russie des moyens de son programme. Elle n’a pas d’autres choix que s’appuyer sur ses voisins, la Corée, le Japon et bien sûr la Chine.
Après plusieurs sommets entre Xi Jinping et Poutine la signature d’un contrat d’approvisionnement de gaz sur trente ans (400 milliards de dollars) consacre le partenariat énergétique sino-russe.

L’EOR et la Chine

La Chine est le premier partenaire de la Russie qui ne pèse pas lourd (2 %) dans le commerce extérieur chinois. Une asymétrie qu’explique l’écart de 5 à 1 entre les PIB de la Chine et de la Russie. Les trois provinces chinoises frontalières de l’EOR (Liaoning, Jilin et Heilongjiang) sont peuplées de 110 millions d’habitants, et leur PIB est 40 % celui de la Russie, soit dix fois celui de l’EOR. Parmi les oblast de l’EOR, ceux du Sud, commercent beaucoup plus avec la Chine que la moyenne nationale, tandis que Sakalin, Magadan et le Kamchaka commercent davantage avec le Japon et la Corée.
Tableau : commerce extérieur de l'Extrême-Orient russe avec l'Asie du Nord-Est (2015)
Tableau : commerce extérieur de l'Extrême-Orient russe avec l'Asie du Nord-Est (2015)
La Chine est-elle un investisseur important dans l’EOR ? Ni les statistiques chinoises, ni les statistiques russes ne permettent de répondre. Celles du Mofcom indiquent que les trois quarts des IDE chinois se dirigent vers des paradis fiscaux et que le montant cumulé en Russie est de 32 milliards de dollars ; celles de la banque centrale de Russie indiquent que 60 % des IDE proviennent de places offshores et que le montant cumulé des investissements chinois est de 3 milliards de dollars !
On peut contourner cette incertitude statistique en utilisant la base de données Heritage qui suit depuis 2005 les annonces des entreprises chinoises dans le monde. Selon ces données qui révèlent plus une évolution qu’une photographie, le cumul de l’investissement chinois en Russie atteindrait 24 milliards de dollars sans que l’on sache le pourcentage qui va dans l’EOR.
Graphique : investissements chinois annoncés en Rusie, en millions de $ (2015)
Graphique : investissements chinois annoncés en Rusie, en millions de $ (2015)
Les Chinois envahissent-ils l’EOR ? Agitant le « péril jaune » apparu pour la première fois dans la Russie de Nicolas II, la presse russe évoque les millions de jeunes chinois qui souhaitent s’installer sur les terres de l’EOR. Elle oublie que les Chinois ne sont pas plus jeunes que les Russes (l’âge médian est proche), que la Chine vieillit plus vite que la Russie, que les Chinois des provinces voisines à l’EOR peuvent émigrer au sud de la Chine où les revenus sont plus élevés et enfin que l’écart de croissance entre les pays pourrait susciter une émigration russe vers la Chine.
Eloigné des 5 millions que lui prête la rumeur, des enquêtes estiment que le nombre de résidents chinois dans l’EOR serait plus proche des 500 000 mesurés par le recensement russe ; à ce nombre s’ajoutent les travailleurs non permanents dont le nombre augmentera car les entreprises chinoises ont été autorisées à répondre aux appels d’offres russes. Toutefois, ce ne sont pas les Chinois mais les migrants des Républiques d’Asie Centrale qui sont de très loin les plus nombreux dans l’EOR.
Parallèlement, la Chine a lancé le projet « One Belt One road » qui avec mille milliards de dollars est le plus ambitieux depuis le plan Marshall.
Sa partie « one belt » prévoit la construction d’axes ferroviaires traversant le Kazakhstan et la Russie pour rejoindre l’Europe. Ce projet révèle le retard russe dans les infrastructures.
Faute d’avoir les moyens financiers de participer à ce projet, les Russes peuvent articuler l’EOR aux nouvelles routes de la Soie.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).