Société
Partenariat - Ecrans de Chine

Documentaire : "Sur la piste de Yu Bin", de Jean-Christophe Yu

Sur la piste de yu Bin. Crédits : Jean-Christophe Yu
Quand le destin individuel croise la grande Histoire. En suivant les traces de Yu Bin, son grand-père, Jean-Christophe Yu fait bien plus que nous raconter l’histoire d’un jeune Chinois patriote venu étudier et fonder un foyer en Europe, il redécouvre l’histoire de la Chine contemporaine et ses nombreux soubresauts. De la Chine occupée d’avant la Seconde Guerre mondiale, à la « Nouvelle Chine » de Mao, en passant par la Révolution culturelle, le cinéaste et journaliste liégeois restitue cette traversée du siècle en s’appuyant sur de nombreux documents collectés par lui et son père. « Sur la piste de Yu Bin » projeté ce jeudi 20 avril à 20 h au cinéma l’Entrepôt porte bien son titre. Le terme « piste » est ici parfaitement choisi, puisqu’il s’agit ni plus ni moins que d’une longue enquête menée par un réalisateur en quête de ses racines.
« La première chose que fit l’ambassadeur de Chine en arrivant chez nous, fut de demander où se trouvait les toilettes ; et de monter les escaliers quatre à quatre pour se soulager. » C’est le propre de toute bonne biographie et ce qui fait la force de cet excellent documentaire, le spectateur entre dans la grande Histoire par la petite porte et le fleuve des images d’archives sert ici le récit sans jamais le faire dévier de son objet. Le réalisateur nous emmène à la recherche de son grand-père disparu et nous faisons bien de le suivre. Toute vie est exceptionnelle pourvu qu’on sache la raconter, mais celle de Yu Bin est particulièrement riche en raison de son contexte historique et géographique. Monsieur Yu fait partie des premiers Chinois à venir tenter l’aventure européenne entre les deux guerres. Une existence à cheval sur deux continents, et le portrait d’une Chine en mutation. La deuxième partie du documentaire, la plus émouvante, étant ponctuée par la correspondance entre Yu Bin et son fils. C’est d’ailleurs cette pile de courrier reçu de son père Georges Yu, lui-même cinéaste et ami du documentariste Joris Ivens, qui a incité Jean-Christophe Yu à se lancer dans l’aventure.

Contexte

Partenaire d’Ecrans de Chine , le festival européen du documentaire chinois, Asialyst a souhaité accompagné la diffusion de ces images venues des territoires chinois tout au long de l’année. Pour les cinéphiles sinophiles que nous sommes, ce rendez-vous chaque troisième jeudi du mois au cinéma l’Entrepôt – 7, rue Francis de Pressensé dans le 14e arrondissement de Paris -, est désormais aussi précieux que les laudes pour les moines blancs.

Un moment de grâce – n’exagérons rien -, un moment de réjouissance et de découverte en tout cas, avec la satisfaction, à chaque fois renouvelée, d’en apprendre un peu plus sur l’hier et l’aujourd’hui de ce pays continent. Demandez le programme, c’est ICI !

Forêt de mains et de chapeaux à l’écran, la foule sur le quai du port de Shanghai dit au revoir au bateau qui s’éloigne. Nous sommes en 1920, Yu Bin est alors âgé de 17 ans et les paquebots de la compagnie des Messageries Maritimes portent les prénoms des mousquetaires d’Alexandre Dumas : Le d’Artagnan sur lequel voyagera le père de Jean Tuan dont nous vous avons parlé il y a quelques temps ; Le Portos qui emmène le grand père de Jean-Christophe Yu vers les rivages européens. La Chine pourtant contributrice à la victoire alliée à la fin de la Première Guerre mondiale a été mal traitée lors du traité de Versailles. Pire : la voici dépouillée d’une partie de son territoire par le Japon. La jeunesse chinoise manifeste son patriotisme et son dégoût de la dépendance impériale envers les puissances étrangères. « La France attire alors les fils de lettrés qui rejettent les vieilles traditions chinoises », explique Jean-Christophe Yu. Le navire sur lequel a embarqué Yu Bin est aussi celui de 96 étudiants chinois, dont Zhou Enlai, futur Premier ministre de la République Populaire de Chine.

« Mouvement travail-études »

Quitter la Chine occupée, étudier en Europe et aider à la construction d’une Chine progressiste. Le « mouvement travail-études » a été fondé par un ami de Sun Yat-sen, président de la toute jeune république chinoise. Ce dernier ayant fait ses études au lycée agricole du Chesnoy à Montargis, c’est vers cette sous-préfecture du Loiret à un peu plus de 100 kilomètres au sud de Paris, qu’il pousse de nombreux jeunes Chinois à s’installer. Ces jeunes lettrés se retrouvent alors dans les usines de caoutchouc, où les conditions de travail, au début du XXe siècle, ne sont pas meilleures que chez Foxconn. C’est encore depuis Montargis écrivions-nous sur le blog Encres de Chine, qu’un certain Cai Hesen, alias Héxian, enverra une lettre programme à Mao pendant l’été 1920. Le courrier a pour objet rien de moins que le « sauvetage de la Chine ». Il propose entre autre la création d’un Parti communiste chinois auquel Mao donnera très vite son accord, puisque la fondation du PCC sera officialisée à Shanghai l’été suivant.
Près de 3 000 étudiants chinois arrivèrent ainsi en France, réputée terre de révolution et de liberté, poursuit Jean-Christophe Yu. Son grand-père chinois en fait partie. Voir ces jeunes visages, bonhommes et plein d’allant, avaler d’un immense sourire les paysages de France par la fenêtre des trains d’autrefois, montre que l’époque est encore aux rêves et aux espoirs d’un monde meilleur et d’une humanité adoucie. Le documentaire mentionne les différentes étapes marquées par Yu Bin : Marseille, Paris, Villefranche-sur-Saône, Rennes et Montargis. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! Derrière les sourires et la beauté de la jeunesse, derrière ces étudiants bien mis, se cache un groupe de révolutionnaires enthousiastes. « On y parle réformisme, anarchisme ou communisme au cours de prises de parole houleuses, rapporte Jean-Christophe Yu. Le mot d’ordre est : ‘sauver la Chine, sauver le monde’. Et Montargis devient le véritable berceau de la Chine révolutionnaire à venir. » Si bien que lorsque l’Institut franco-chinois de Lyon prend la suite du mouvement en 1921, la chanson n’est plus la même. Les étudiants considérés comme politiquement dangereux sont écartés et seuls ceux disposant de ressources financières suffisantes sont admis.

Etudes et révolte

L’intelligence, c’est l’adaptation. Le refrain est connu de tous les immigrés quels que soient leur origine et leur pays de destination. Ces jeunes Chinois débarqués en Europe n’échappent ni aux salaires de misères, ni aux racismes et aux quolibets. Ils se font aussi durement réprimés lorsqu’une centaine d’entre eux osent marcher sur Lyon le 19 septembre 1921. Les images sont rares. L’appel lancé à l’opinion française par les jeunes Chinois n’obtient que peu d’écho. Les cadres du mouvement sont arrêtés. Plus d’une centaine d’expulsion sont ordonnées dans la foulée. Puis la vie et le récit reprennent : « Plus que jamais abandonnés à leur propre sort, régulièrement victimes de racisme, les étudiants ouvriers voyagent alors beaucoup. A la recherche de conditions d’existence moins mauvaises, ils survivent chez des compatriotes, des amis et développent des solidarités vitales bien connues par toutes les populations immigrées du monde. » Se débrouiller, survivre, c’est accepter notamment de tomber dans l’escarcelle de l’Eglise.
Les voies de Dieu sont peut-être impénétrables, mais les motivations des prêtres sont ici évidentes. L’Eglise craint que l’esprit de ces étudiants progressistes ne soit davantage perverti sur les bancs de la faculté. Ces jeunes adultes sont ainsi placés dans un univers d’écoliers. Yu Bin se retrouve au collège Saint-Vincent à Rennes pour apprendre le français. Sorties consignées et interdictions de fumer : « Le temps passe et j’attrape des cheveux blancs, écrit Yu Bin au père Lebbe à Bruxelles, qui lui sert de tuteur. Ici, je n’entends que le bruit des enfants, vu mon âge je me sens humilié. » Yu Bin quitte la Bretagne pour Paris, puis pour Liège, sans jamais oublier ce qui se passe en Chine. En 1925, les manifestations d’ouvriers à Shanghai sont réprimées par la troupe britannique. Les étudiants chinois distribuent des tracts à la sortie des usines de Boulogne-Billancourt et occupent l’ambassade de Chine en France dont la réaction est jugée trop mollassonne. En juillet 1926, l’assemblée générale de l’association des étudiants chinois à Bruxelles exige l’abrogation de tous les traités coloniaux.

Où est mon père ?

Secrétaire de l’association des étudiants chinois de l’université de Liège, Yu Bin appelle lui aussi à la mobilisation et salue la mémoire des victimes de la répression britannique. Repéré pour son activisme, il fini par être expulsé. Le voilà de nouveau à Paris mais accompagné de sa future épouse, vendeuse rencontrée chez un marchand de glace de liège. En 1927, il est autorisé à rentrer en Belgique, alors que la guerre civile ravage la Chine. Mao se réfugie dans les montagnes, tandis qu’André Malraux rapporte que des communistes vivants sont jetés dans les chaudières des locomotives à Shanghai. La condition humaine est certes plus réjouissante en Europe, mais elle n’est pas exempte de difficultés. La crise rend la recherche d’emploi difficile. Yu Bin multiplie les petits boulots, mais sans parvenir à subvenir au besoin du foyer. Impayés de loyers, dettes… Il finit par quitter son épouse Lambertine et son fils Georges alors âgés de trois ans, pour la Chine. C’est le début d’une longue et émouvante correspondance entre un père et son fils. Nous sommes loin du diktat de Twitter et ses 140 caractères. En Chine, l’histoire s’accélère encore… 15 octobre 1934, Yu Bin a 31 ans, la « longue marche » commence. Le 13 décembre 1937, les cloches de Nankin sonnent à toute volée, ce qui n’empêche pas l’armée japonaise de massacrer les civils. La fin de la Seconde Guerre mondiale marque la fin de l’occupation japonaise et l’avènement de la Chine populaire.
Là encore, les échanges de courriers sont ponctués par la petite et la grande Histoire. En Europe, Georges se marie avec Fanny, puis c’est la naissance de Maxime, tandis qu’en Chine, révolutions et répressions s’enchaînent : le « mouvement des 100 fleurs », le « Grand Bond en avant », la « Révolution culturelle »… Au fil de la correspondance, l’enthousiasme de Yu Bin pour la nouvelle Chine de Mao retombe. 1955 : « Notre Mao Zedong se porte très bien. Même s’il mourrait un jour, son affaire continuera, car c’est l’affaire du peuple. » 1958 : « La Chine avance à une vitesse formidable, moi je me porte bien. » 1961 : « Mes chers enfants, écrivez-moi plus souvent concernant vos vies, mais ne parlez pas de politique. » 1962 : « Mes chers enfants, il y a des paroles que je ne peux vous écrire, vous ne pouvez pas imaginer notre vie ici. » Puis la correspondance s’interrompt, avant de reprendre en mandarin. Cette fois, les lettres sont envoyées à Georges par une tante de Chine. C’est la partie peut-être la plus poignante de cette enquête. Nous ne vous racontons pas la suite, car il faut absolument voir ce film qui préfère suggérer, plutôt que d’imposer un point de vue. Jusqu’au bout, l’émotion et l’humour permettent de prendre de la distance face à la propagande et aux évènements. Fier de ses origines chinoises, Jean-Christophe Yu n’a heureusement pas oublié d’être Belge.
Par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.