Culture
Littérature indienne

Inde : "Sous les lunes de Jupiter", Anuradha Roy exorcise les démons du passé

Des dames indiennes de l'ashram Mahila, un refuge pour les veuves, lors de la fête de Diwali, au bord du fleuve Yarmuna, à Vrindavan au nord de l'Inde, le 21 octobre 2014. (Crédits : AFP PHOTO/ROBERTO SCHMIDT / AFP PHOTO / ROBERTO SCHMIDT)
Des dames indiennes de l'ashram Mahila, un refuge pour les veuves, lors de la fête de Diwali, au bord du fleuve Yarmuna, à Vrindavan au nord de l'Inde, le 21 octobre 2014. (Crédits : AFP PHOTO/ROBERTO SCHMIDT / AFP PHOTO / ROBERTO SCHMIDT)
Dans Sous les lunes de Jupiter, Anuradha Roy confronte une poignée de personnages marqués par de profondes blessures intimes. Avec en toile de fond les interactions explosives entre spiritualité et violences faites aux femmes en Inde. Beau, dur et dérangeant.
Il n’y a guère de bonheur dans ce roman d’Anuradha Roy. Le livre commence par l’évocation lointaine d’un massacre et de la disparition de toute la famille du personnage principal, Nomi, quand elle était petite fille. Vingt ans plus tard, son retour sur les lieux de son enfance la met en contact avec une petite dizaine de personnages dont les destins s’entrecroisent et qui tous, à des degrés divers, dissimulent un lourd passé ou sont confrontés à de douloureuses interrogations sur leur identité. La souffrance est la chose la mieux partagée du monde, semble dire la journaliste romancière, et affronter son passé est une épreuve aussi pénible que nécessaire.

A l’âge de six ans, la petite Nomi a vu toute sa famille emportée par des affrontements sauvages dans une région d’Inde non identifiée. Recueillie avec d’autres orphelines dans un ashram sur lequel on apprendra progressivement beaucoup de choses, elle a finalement été adoptée au bout de quelques années par une Norvégienne. Une fois adulte, elle se démène pour revenir en Inde, pour la première fois, dans la ville de Jarmuli où se trouvait l’ashram. A la recherche de son passé dont elle n’a conservé que des souvenirs fragmentaires.

Venue préparer le tournage d’un film documentaire dans cette ville sacrée où tout tourne autour des temples, elle croise des personnages variés. Il y a Suraj, son « fixer », c’est-à-dire l’homme chargé de lui préparer sa visite et de lui trouver des contacts, cinéaste raté, abusant des substances licites et autres, en proie à des pulsions violentes et abandonné par sa femme. Il y a Badal, guide dans les temples hindous, authentique mystique, qui a perdu tôt son père, est exploité par son oncle et nourrit une passion interdite pour Raghu, un jeune homme qui n’a pour lui que la plus profonde indifférence. Il y a Johnny Toppo, l’employeur de Raghu, qui sert le thé en chantant des chansons tristes et qui pourrait bien avoir vécu dans l’ashram en même temps que Nomi – sauf qu’il rejette toute évocation du passé. Et puis il y a aussi trois vieilles dames venues de Calcutta pour une virée entre copines, seul rayon de soleil dans un paysage décidément bien sombre.

L'écrivaine indienne Anuradha Roy. (Crédit : DR)
L'écrivaine indienne Anuradha Roy. (Crédit : DR)
Son exploration de Jarmuli (une ville imaginaire située sur la côte est de l’Inde) où elle ne reconnaît rien, fait malgré tout resurgir chez Nomi des pans de son passé qu’elle préférait oublier. Et notamment ses années dans l’ashram de Guruji, un gourou célèbre, riche et puissant qui y régnait en maître. Derrière la façade de saint homme charismatique comptant de nombreux disciples en Inde et dans le monde se dissimulait un homme manipulateur et ultra-violent. Le petit groupe de jeunes orphelines recueillies par Guruji n’était rien d’autre que son harem clandestin et Nomi a donc été soumise à toutes sortes de violences sexuelles avant de réussir à s’enfuir – en abandonnant une compagne de captivité, ce qu’elle ne s’est jamais pardonnée. Des expériences traumatiques que le jeune fille ne parvient toujours pas à surmonter : durant son séjour à Jarmuli, l’ombre de Guruji, qui a disparu depuis et dont étrangement personne ne semble se souvenir, plane en permanence. La silhouette d’un moine qui a – peut-être – fait partie de l’entourage du chef spirituel et que Nomi croise à plusieurs reprises, l’emplit de terreur… Et la visite des ruines de l’ashram, abandonné depuis des années, n’apporte pas de réponse à ses questions.

Au fil de ses pérégrinations, on comprend en tout cas qu’elle est restée engluée dans ce lourd passé, dont elle n’a jamais réussi à parler à sa mère adoptive norvégienne. Nomi a d’ailleurs le plus grand mal à communiquer. Détail symbolique : quand elle se retrouve dans un compartiment de chemin de fer avec les trois vieilles dames en vadrouille, elle affecte d’utiliser des écouteurs dans ses oreilles pour ne pas leur parler… mais ne met pas de son pour pouvoir écouter ce qu’elles se racontent entre elles. De même, elle ne parvient jamais vraiment à communiquer avec son « fixer » Suraj, lui même peu doué pour la chose, ce qui débouche sur une explosion de violence réciproque à la fin du récit.

Nomi et sa mère, Nomi et Suraj, Suraj et son épouse, Badal et Raghu, le naufrage des relations personnelles semble la règle dans ce petit monde. N’y échappent que les trois femmes, fortes d’une amitié qui a résisté au temps et à leurs profondes différences.

Les personnages du roman partagent d’autres points communs dont celui d’être orphelins. C’est le cas de Nomi bien sûr mais aussi de Badal pour qui la mort de son père a été synonyme de plongée dans le malheur, ou encore de Suraj qui sculpte des bateaux en bois, y place une lettre pour son père disparu et les envoie se perdre dans les eaux… On se perd beaucoup dans Sous les lunes de Jupiter. Gouri, l’une des trois visiteuses, s’égare sans cesse dans son hôtel ou dans la ville, les femmes perdent leur guide, Nomi descend du train qui repart sans elle, son collègue l’abandonne seule à la nuit dans un temple lointain, etc…

Tout ce travail accompli par les personnages sur leurs blessures intimes s’inscrit dans un contexte qui dépasse les seuls individus. Le thème des relations complexes entre mysticisme et sexualité revient à de nombreuses reprises, qu’il s’agisse de Badal et de sa passion homosexuelle, inconcevable pour un hindouiste convaincu, ou bien sûr du comportement de Guruji, « saint homme » totalement dépravé. Le sujet s’affiche d’ailleurs avec des dimensions monumentales lors de la visite d’un temple orné d’innombrables sculptures érotiques, à l’image du célèbre temple de Khajuraho en Inde du Nord.

En corollaire, le sort réservé aux femmes dans la société hindoue contemporaine est bien sûr largement évoqué, des pires violences subies par Nomi enfant jusqu’aux harcèlements quotidiens, moins graves mais incessants. La jeune fille élevée en Norvège ne supporte pas la façon dont elle est sans cesse examinée par tous les hommes, critiquée pour la façon dont elle s’habille. Même les vieilles dames n’y échappent pas : quand l’une d’elles entreprend d’acheter une bouteille de vodka dans une boutique d’alcool, il lui faut affronter quolibets et regards en coin de la clientèle.

Si les thèmes du roman n’ont rien de riant, celui-ci n’en est pas sinistre pour autant. L’écriture toute en finesse d’Anuradha Roy y est pour beaucoup, ainsi que la façon dont elle fait vivre son petit monde. Les descriptions de Jarmuli sont frappantes de justesse, des rues poussiéreuses aux échoppes de marché en passant par les grands temples. L’évocation de l’ashram au temps de sa gloire, grouillant de disciples occidentaux fascinés par la sainteté du maître, réserve quelques bons moments :

« Ce matin-là, Guruji était suivi de près dans chacun de ses déplacements par des disciples qui récupéraient un peu de terre là où il avait marché pour la saupoudrer ensuite sur leurs têtes. »

S’échapper, se libérer de ses démons, c’est en tout cas le rêve de tous les personnages du roman. « C’était le sortilège secret de tout écolier, et même encore celui de Badal quand il souhaitait échapper à son oncle et à sa tante : vivre sur Jupiter et dormir sous ses nombreuses lunes », écrit Anuradha Roy, justifiant ainsi le titre de ce beau livre. La fin totalement ouverte du roman ne permet pas de savoir dans quelle mesure les divers personnages sauront surmonter leurs troubles intérieurs. Tout au plus les dernières pages laissent-elles deviner que Nomi, rentrée en Norvège, est sur le chemin d’une certaine sérénité. Elle l’aura bien méritée.

Patrick de Jacquelot
Couverture du livre "Sous les lunes de Jupiter" d'Anuradha Roy, Editions Actes Sud. (Copyright : Actes Sud)
Couverture du livre "Sous les lunes de Jupiter" d'Anuradha Roy, Editions Actes Sud. (Copyright : Actes Sud)

A lire

Sous les lunes de Jupiter d’Anuradha Roy, Actes Sud, 320 pages, 22,50 euros.

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.