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Expert - Hong Kong, China

Chine : la "dictature parfaite" ? (1/2)

Ouverture à Pékin du 14ème Congrès du Parti communiste chinois le 12 octobre 1992. (Crédit : AFP PHOTO / MIKE FIALA.)
Ouverture à Pékin du 14ème Congrès du Parti communiste chinois le 12 octobre 1992. (Crédit : AFP PHOTO / MIKE FIALA.)

Lecture

C’est un ouvrage indispensable pour comprendre la chose politique dans la Chine d’aujourd’hui. Professeur à Oxford et spécialiste de l’analyse des États, Stein Ringen vient de publier The Perfect Dictatorship aux éditions HKU Press. Lecture critique en deux parties, dont voici la première.

– Interlocuteur 1 : « La Chine est une dictature. »
– Interlocuteur 2 : « 500 millions de personnes ont été sorti de la pauvreté. »
… Silence. (Stein Ringen, The Perfect Dictatorship, p. 135)
*Xu Ben, « Postmodern-Postcolonial Criticism and Pro-Democracy Enlightenment », Modern China, vol. 27, n°1, janvier 2001, p. 122.
C’est pour sortir de ce dialogue, répandu et apparemment sans issue, que le petit livre de Stein Ringen est indispensable. En effet, ce dernier nous propose de comprendre comment un régime construit sur « beaucoup de choses déplaisantes » (p. 135) arrive pourtant à perdurer en imposant à sa population une forme d’accommodement forcé que Xu Ben nomme assez pertinemment un « choix sans choix » et qui est à l’évidence une victoire silencieuse du totalitarisme (p. 143)*. Il est en effet intellectuellement difficile de concevoir qu’un pays connaissant un développement économique sur la voie – dit-on – du capitalisme puisse continuer à être politiquement léniniste (p. 165).
*Arif Dirlik propose une analyse de la société chinoise très proche de celle de Ringen en ce qui concerne le nombre de gens qui partagent leurs intérêts directement avec le Parti. L’interview où il développe cette idée – « Chinese Communist Party – World’s Biggest Corporation » pour le Macau Business Daily (25 juin 2013) – a disparu du web. Sun Liping, dans la même tonalité grave que Ringen développe la triste idée d’une possible « décadence sociale » ; un constat que prolonge Hung Ho-fung qui parle même dans article publié dans un journal hongkongais le 29 mars 2015, d’une possible « nordcoréeanisation » (beichaohua) de la République populaire.
Ce petit livre mérite à nos yeux une attention particulière pour trois raisons. D’abord, il dénonce à chaque page la vue complaisante que la République populaire de Chine (RPC) soit juste un régime économiquement couronné de succès et efficace dans ce qu’il délivre. Ce n’est pas prendre la RPC au sérieux nous dit l’auteur. Ensuite, dénué d’attaches sentimentales à son sujet d’études, Ringen est assez peu sensible au scintillement souvent aveuglant de l’« État-civilisation » chinois et de ses 5000 ans d’histoire. L’histoire ne participe que très brièvement de sa démonstration. Enfin, le livre se rattache à une perspective qui, de l’historien Arif Dirlik au sociologue Sun Liping, en passant par l’économiste hongkongais Hung Ho-fong, prend au sérieux les questions politiques soulevées par l’essor économique réel et la volonté de puissance non moins réelle de ses dirigeants en considérant l’État chinois comme un État mature*.

Ils prennent dès lors le Parti au mot et réintroduisent de la complexité en évitant les écueils simplificateurs de l’« altérité chinoise » et/ou de la « culture politique », deux discours en vogue qui – malgré un intérêt certain – semblent pourtant avoir des difficultés à dire avec précision la réalité du présent.

*Pour une vision plus historique du régime, Arif Dirlik, « Socialism in China – A Historical Perspective », in Kam Louie (éd.), Cambridge Companion to Modern Chinese Culture, Cambridge Mass., Cambridge University Press, p. 155-170.
Ce qu’apporte le livre de Stein Ringen, professeur à Oxford et spécialiste de l’analyse des États (Amériques, Angleterre, Scandinavie, Europe et Corée) au débat sur la nature de l’État chinois contemporain est justement d’agréger des perspectives connues mais jusque là disparates dans une construction logique sans concession dans un essai d’interprétation intellectuellement dense qui ne dépasse pas deux cents pages.
Il ne s’agit en rien de contextualiser par l’histoire le régime de la RPC contemporaine ou de chercher les causes de la situation actuelle, mais d’offrir une cartographie experte du régime politique chinois à un instant « T »*.

Certains lecteurs pourront être choqués par la radicalité de certains propos de cette lumière froide jetée sur la RPC. Mais le titre de l’ouvrage ne dit-il pas déjà beaucoup sur l’aspect provocateur de l’essai ?

En effet, le premier avantage du livre est d’être extrêmement clair sur sa perspective en affirmant d’emblée, dès la première page de la préface : « [N]ous devons être clairs et directs du point de vue du langage et [dire] que l’analyse de la Chine doit être fondée sur une conscience non dissimulée que nous avons à faire à un État totalitaire » (p. viii). L’esprit du livre peut être déroutant, tant il contrevient aux habituelles compartimentations de l’étude académique et tant l’expertise développée offre de multiples angles d’approches. Est-ce de la science politique ? De l’économie politique ? De la socio-économie ?

Le projet du livre, nous dit Stein Ringen, est une tentative d’analyse de l’État chinois faite du dehors du sérail des études chinoises. Ringen croit que la distance de l’observation détachée est un avantage, en rappelant l’aveuglement des années Mao et en désignant certaines publications plus récentes, naïves ou serviles jusqu’à l’embarras (p. 39).

*Il faut insister sur l’importance que l’auteur donne au terme « deliver » qui revient à de nombreuses reprises et à la polysémie de sa traduction française : remettre, livrer, délivrer, mais aussi accoucher, rendre, assurer, tenir parole (cf. Larousse.fr).
La distance critique de l’observation académique est pour lui perturbée, dans le cas de la Chine, par deux mécanismes. D’abord, une certaine fascination tend à voir de l’intérêt, de l’impressionnant, et parfois du bien, dans un État enraciné dans une histoire plurimillénaire. Ensuite, tous ceux qui entrent dans le « jeu chinois » savent qu’il y a des règles et que le mécontentement officiel peut se traduire par quelques déconvenues : refus de visa, interruption de coopération… Le phénomène de l’autocensure, plus ou moins consciente, est réel (p. 40-41).
Ringen se défend de toute ambition chinoise future et se définit comme un analyste social et un individualiste méthodologique pour qui ce qu’est un État réside uniquement dans la manière dont celui-ci se manifeste jusqu’aux plus bas échelons de sa population (p. 41). Et ce lien entre science politique pure (analyse du système) et sociopolitique (relation à la population) se perçoit, selon l’auteur, dans la balance entre ce que l’État prend (take), et ce qu’il distribue (deliver)*.

Le livre peut donc être perçu comme l’analyse du résultat d’une simple opération mathématique : que reste-t-il quand on additionne ce que l’État prend et ce qu’il délivre. Cette froideur algébrique empêche le livre de tomber dans le simple dénigrement (China bashing) existant dans certaines analyses. Ringen n’a en effet pas de rancœur, ni de compte à rendre envers son sujet ; ce n’est pas un dissident, ce qui sans doute rend certaines de ses conclusions d’autant plus glaçantes.

La suite demain jeudi 5 janvier.

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A propos de l'auteur
Chercheur indépendant, David Bartel vit à Hong Kong depuis dix ans. Obtenue en 2017 à l'EHESS, sa thèse porte sur les Lumières chinoises du XXème siècle et leur reconfiguration contemporaine. Il s'intéresse particulièrement aux liens entre histoire, politique et langage. La cooptation des discours théoriques postmodernes et postcoloniaux - en Chine et ailleurs - par la rhétorique nationaliste, et l’effacement de la culture au nom du culturel sont au cœur de ses recherches.