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Expert - Hong Kong, China

Hong Kong, la crise qui vient ?

Parmi les nouveaux députés élus le 4 septembre à Hong Kongf, Sixtus "Baggio" Leung prête serment devant le Conseil législatif, vêtu d'un drapeau avec l'inscription : "Hong Kong n'est pas la Chine", le 12 octobre 2016.
Parmi les nouveaux députés élus le 4 septembre à Hong Kong, Sixtus "Baggio" Leung prête serment devant le Conseil législatif, vêtu d'un drapeau avec l'inscription : "Hong Kong n'est pas la Chine", le 12 octobre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / ANTHONY WALLACE)
Beaucoup a déjà été écrit sur les élections législatives à Hong Kong le 4 septembre dernier. Sont entrés au conseil législatif (legco) de jeunes élus directement issus des différents mouvements de contestations sociales et politiques qui animent la vie de l’ancienne colonie depuis la rétrocession, avec une nette accélération ces dernières années. Pour bien comprendre l’importance de ce scrutin, il est nécessaire de revenir aux sources d’une question qui sous-tend les tensions croissantes entre Pékin et Hong Kong.
Les identités chinoises alternatives – modernes, ouvertes, potentiellement démocratiques – qui émergent à la périphérie du monde chinois, sont doublement intolérables pour un Parti communiste (PCC) qui continue à se considérer comme le seul pouvoir légitime à définir ce qu’est la « sinité » (Chineseness). D’abord, la démocratisation taïwanaise invalide le discours culturaliste en vogue à Pékin qui essentialise une incapacité proprement chinoise à vivre, évoluer, construire un environnement démocratique. Ensuite, ces développements périphériques contrarient l’antienne communiste qui aime répéter que la démocratie, c’est à la fois le désordre et l’inféodation à l’Occident.

En affirmant au quotidien le contraire de ce que tente de diffuser le pouvoir pékinois, ces alternatives sont régulièrement refoulées par les dirigeants pékinois avec une fermeté arrogante confinant parfois à l’autisme, toute expression d’une identité autre étant immanquablement assimilée à du séparatisme et réprimé en conséquence. Ce faisant, cette contestation de la mainmise communiste sur l’identité chinoise questionne en profondeur le projet social et les objectifs politiques de dirigeants chinois dont la seule préoccupation – rester au pouvoir – est désormais éclairée d’une lumière crue. Le défi désormais ouvertement posé par la périphérie à l’homogénéité culturelle imaginée par le centre, ne pourra être résolu que par la prise en compte des problématiques qu’il soulève. Ce qui semble à l’heure actuelle pour le moins incertain quand la surdité des uns répond la croissante radicalité des autres.

L’identité hongkongaise et les deux récits nationaux

L’idée d’identité hongkongaise est née le lendemain de la signature de la déclaration conjointe sino-britannique (joint declaration) le 19 décembre 1984. Cet accord organise les termes de la rétrocession, prévue pour le 1er juillet 1997, sous l’égide du principe « un pays, deux systèmes » (yiguo liangzhi – 一國兩制). À partir de là commencent à se développer deux récits parallèles qui semblent aujourd’hui arriver au terme de leur déploiement parallèle et semblent désormais tourner à l’impasse devant l’antinomie de leur prémisse respective.

D’un côté, la République populaire de Chine (RPC) active une narration nationaliste classique dans laquelle Hong Kong – enfant égaré – doit revenir à la « mère patrie » (huigui – 回歸) après une longue période d’affront colonial. Ce retour sur le chemin historique « normal » est un pas important vers le retour de l’unité nationale, avec toujours l’hypothétique retour de Taïwan en ligne de mire. Dans cette optique, la population de l’ancienne colonie devrait être assez rapidement « réformée » après s’être débarrassée d’un verni colonial de valeurs occidentales pour redevenir de bons compatriotes. Une optique qui invalide a priori la possibilité même d’un « héritage » colonial.

Or, du côté de la population hongkongaise se met en place exactement au même moment un faisceau de réflexions sur différents aspects de la vie quotidienne – langue, loisirs, cuisine, croyances, coutumes – jusque-là inquestionnés, pour former les contours d’une identité hongkongaise particulière, distincte du voisin continental. Distincte aussi pour un attachement réel à certaines valeurs de droit, de liberté et d’ouverture, né non pas du pouvoir colonial, mais d’une longue habitude de résistance à celui-ci. La perspective qu’Hong Kong, perdu à l’Angleterre par l’Empire mandchou en 1842, retourne à une République socialiste chinoise est d’autant plus problématique que la colonie est depuis la fondation de la RPC le réservoir d’un anticommunisme souvent virulent. En effet, outre le fonctionnement général très libéral de l’ancienne colonie, la plus grande partie de sa population est arrivée par vagues successives, fuyant les difficultés, les guerres et les folies du XXe siècle chinois : guerre sino-japonaise (1937-45), Grand bond en avant (1956-58), Grande famine (1958-61), Révolution culturelle (1966-76) et plus récemment répression du mouvement démocratique de 1989.
*Sans tomber dans une quelconque nostalgie coloniale, il est vrai qu’après les émeutes de 1967 (soutenues par le PCC) contre l’abjection de ses conditions de vie, la population de Hong Kong avait obtenu du pouvoir colonial des concessions, et la progressive amélioration de ces conditions. Encore aujourd’hui, les Hongkongais se souviennent de la « décennie MacLehose » (1971-1982) pendant laquelle fut entreprise la construction de logements sociaux, étendue la durée et la gratuité de l’éducation ou encore combattue efficacement la légendaire corruption de la police.
Rien qu’en 1949, la fondation de la RPC provoque l’exil d’1,5 millions de continentaux – hommes d’affaires, industriels, milieux intellectuels et culturels – qui viennent nourrir la suspicion contre le communisme voisin en transformant Hong Kong en enfant illégitime de la culture chinoise. D’autant que les promesses de réussite matérielle et, à partir du début des années 1970, les politiques sociales engagées par le gouvernement colonial, portent leurs fruits, et la vie – difficile – de la population s’améliore réellement*.
*Nan M. Sussman, Return Migration and Identity – A global Phenomenon, A Hong Kong Case, Hong Kong, CUHK Press, 2011.
Pourtant, très vite, à Hong Kong la perspective optimiste d’être décolonisé est contrebalancée aussitôt par une réelle anxiété de rejoindre une mère patrie connue et crainte. Rapidement, les Hongkongais qui le peuvent partent chercher ailleurs la possibilité de se protéger. Entre 1984 et 1997, entre 1,5 et 2 millions de Hongkongais émigrent – principalement vers le Canada et l’Australie – pour sécuriser un possible échappatoire, un deuxième passeport*. Mouvement qu’accélérera le massacre de civils par l’Armée populaire de libération, le 4 juin 1989, en ajoutant encore à l’angoisse identitaire née de l’horizon de la rétrocession.

La persistance des héritages coloniaux

La « loi fondamentale » (Basic Law) garantit à Hong Kong – devenue Région administrative spéciale (RAS) – la spécificité de son espace juridique pendant cinquante ans, la nomination de son propre dirigeant (chief executive) et un parlement, tous deux élus par un comité électoral représentant différentes corporations professionnelles ou géographiques (functional consistuencies). Pourtant, les héritages coloniaux semblent bien plus marqués à Hong Kong que la rhétorique libératrice officielle de la rétrocession ne l’eut laissé soupçonner.

L’accord « un pays, deux systèmes » apparaît au fil des années de plus en plus pour ce qu’il est : un arrangement élitiste ouvertement favorable au statu quo politique. Les dirigeants politiques et les élites financières et commerciales – comme à l’époque coloniale – conservent les reines d’un pouvoir prêt, dès avant la rétrocession, à aligner ses intérêts avec ceux du régime communiste dans une relation réciproquement bénéfique. De ce point de vue, le retour de Hong Kong est une belle réussite, Pékin n’ayant jamais caché son enthousiasme pour la structure politique oligarchique mise en place par les Britanniques. Même si de là naît l’ironie d’un Parti communiste chinois désormais dévoué à la protection des intérêts des capitalistes les plus fortunés.

Cependant, de l’autre côté du spectre social, la rétrocession de 1997 a eu une conséquence inattendue : la politisation de la société hongkongaise et la transformation de la RAS en quartier général de la contestation du régime de Pékin, le lieu unique sur le territoire chinois d’une critique ouverte du régime communiste appelant désormais quotidiennement à plus de liberté et de démocratie. Un irrédentisme local qui se nourrit désormais de l’identité hongkongaise comme moteur de la critique contre les tentatives répétées – et de moins en moins discrètes – de Pékin d’imposer son contrôle sur la cité méridionale, de l’article contre la subversion en 2003, aux cours d’éducation patriotique, en passant par les pressions répétées imposées à la presse et au monde de l’édition.
Il faut remarquer à ce propos que Joshua Wong (黃之鋒) qui a émergé comme la figure iconique de ces différents mouvements de contestation à partir de 2012 est né en 1996 et n’a donc connu que la dégradation de la situation sociale et politique de Hong Kong depuis la rétrocession. En effet, les nombreuses promesses d’opportunités économiques et professionnelles entretenues des deux côtés de la frontière ne se sont pas concrétisées, bien au contraire. La génération qui aujourd’hui semble prendre la tête d’une nouvelle forme de contestation, moins institutionnelle, est plus radicale. Elle n’a rencontré que l’approfondissement de problèmes économiques et sociaux que ses parents n’ont pas connus. Si Hong Kong est depuis longtemps célèbre pour une polarisation sociale aigüe, l’accentuation de la concentration des richesses dans les mains de l’élite pro-Pékin creuse encore le fossé entre une minorité fortunée et une population qui a de plus en plus de mal à assurer ses besoins fondamentaux : logement, éducation, santé.

Aujourd’hui, près d’un million d’habitants (sur 7 millions) vivent sous le seuil de pauvreté, ainsi qu’une personne âgée sur trois, en l’absence d’un réel système de retraite. 30 % de la population vit dans des logements sociaux. Cette situation, jugée de plus en plus insupportable par la jeune génération dans une des villes les plus riches du monde, commence à être un marqueur de division politique (et générationnelle). La démocratie est dès lors envisagée non plus comme une fin en soi, mais comme un moyen efficace pour résoudre la question des inégalités. Un glissement bien perçu par le chef de l’exécutif C.Y. Leung (梁振英), soutenu par Pékin, qui, dès le début du « mouvement des parapluies », déclaraient qu’une vraie démocratie à Hong Kong verrait les « pauvres » dominer la politique. Ainsi, à un combat pour une démocratie idéalisée et sans doute peu envisageable se mêlent désormais des préoccupations sociales pour une population hongkongaise qui cherche à maintenir en plus de ses valeurs, ses standards de vie et sa dignité.

Les coût social des connivences

Or, cette émergence des questions sociales derrière les revendications politiques a ceci de particulier qu’elle s’adresse en même temps aux dirigeants de Pékin et à ceux de Hong Kong. Pékin est accusé d’empiéter sur les libertés fondamentales, et suite à la signature du CEPA (Accord de rapprochement économique) en 2003, de créer une pression insoutenable sur les logements, les emplois, ou certaines denrées de consommation courante – conséquence notamment du scandale du lait en poudre contaminé en 2008. D’où une présence chinoise à Hong Kong largement vécue comme une nouvelle forme de colonisation.

De l’autre côté, les critiques affirment que le choix politique de favoriser la République populaire fausse l’économie, fait fuir les personnes les plus compétentes et détourne la répartition des richesses. De plus, la concentration de richesses toujours plus hallucinantes aux mains de quelques grandes familles – les « tycoons » –, et leurs connivences tant avec les autorités locales qu’avec les élites pékinoises, rendent chaque jour plus inacceptables la croissance de la pauvreté, les freins à la mobilité sociale et l’absence de perspective pour une jeunesse éduquée qui se sent flouée au quotidien.

Les autorités hongkongaises avaient réussi jusque-là à faire accepter une importante polarisation de la société en donnant forme à un contrat social relativement stable. Mais depuis la rétrocession, elles sont régulièrement sur la sellette et mises face à leur incapacité à améliorer la situation. La réapparition de la corruption aux plus hauts niveaux des personnels politiques et économiques, nourrit le climat de suspicion généralisé contre les élites.

On le voit, dans les récentes séquences de la vie politique hongkongaise se trouve un questionnement de mieux en mieux articulé sur les coûts sociaux des connivences entre pouvoir politique et élites économiques, en même temps qu’une contestation ouverte contre l’autoritarisme. Et l’entrée de jeunes acteurs de la contestation dans les arcanes du pouvoir à Hong Kong, si elle signe un prolongement institutionnel incontestablement positif du mouvement social, ne peut que présager de tensions à venir. Le « rêve chinois » (Zhongguo meng – 中國夢) de dirigeants de Pékin obnubilés par un État toujours plus fort semble avoir trouvé à Hong Kong une sérieuse pierre d’achoppement, qui s’exprime dans des termes bien plus terre à terre et chargés de bon sens : pouvoir se loger, se soigner et éduquer ses enfants dans un environnement libre et ouvert. Pour reprendre le titre d’un article d’Arif Dirlik, quand la souris rugit devant l’éléphant communiste, son rêve ressemble étonnamment à celui de la grande majorité de la population… de Chine populaire !

Pour aller plus loin

« From Handover to Occupy Campaign – Democracy, Identity and the Umbrella Movement of Hong Kong », Contemporary Chinese Political Economy and Strategic Relations: An International Journal, vol. 2, n° 2, août-septembre. 2016.

« Hong Kong prend le large », Critique, n° 807-808, août-septembre 2014.

« Hong Kong depuis 1997 : l’émergence de fractures sociales et institutionnelles », Perspectives chinoises, n° 1, 2014.

Leo Goodstadt, Poverty in the Midst of Affluence – How Hong Kong Mismanaged Its Prosperity, Hong Kong, HKU Press, 2013.

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A propos de l'auteur
Chercheur indépendant, David Bartel vit à Hong Kong depuis dix ans. Obtenue en 2017 à l'EHESS, sa thèse porte sur les Lumières chinoises du XXème siècle et leur reconfiguration contemporaine. Il s'intéresse particulièrement aux liens entre histoire, politique et langage. La cooptation des discours théoriques postmodernes et postcoloniaux - en Chine et ailleurs - par la rhétorique nationaliste, et l’effacement de la culture au nom du culturel sont au cœur de ses recherches.
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